La reine des glaces

27 octobre 2008 à 18:09

Hier, c’était la fête d’anniversaire de ma mère. Quel âge a-t-elle, au juste ? Je m’en fiche. Je crois qu’elle aussi. Elle ne compte plus les années. Son visage les marquait bien avant qu’elle ne les fête, de toutes façons.
Hier, comme ça arrive (bizarrement) plus souvent maintenant que j’ai un travail, que je suis respectable, que je suis fréquentable, j’étais chez mes parents.

Là règle tacite m’a toujours semblé, pour ce genre d’occasions, de faire comme si rien ne s’était jamais passé.
Nous n’avons jamais vécu ces années, oui, ces années, celles-là, on sait bien de quoi il s’agit, mais personne, au grand jamais, n’y fera mention, c’est le principe, c’est tacite.
On parle de travail, d’actu, de politique, des nouvelles du voisinage, des dernières vacances… On fait semblant.

C’est ce que ma famille sait faire de mieux. Semblant.

Anecdote. Ma mère déballe un cadeau offert par ma soeur, lance une blague éculée sur le fait que le paquet est aussi bizarrement emballé que les cadeaux de feue ma grand’mère, tout le monde rit. C’est drôle. C’est drôle de penser que ma grand’mère a légué le don du paquet plein de scotch à ma frangine. C’est si drôle. « Ce que fait Mémé dans ces cas-là »… non, ce que faisait, merci.
Ne faites pas ça. Vous n’avez pas le droit de faire semblant, de faire comme si elle n’était pas morte.

Plus tard dans la conversation, la pique au coeur se renouvelle. Mon père passe vingt minutes à retracer ces années-là. Oui, celles-là, tout justement.
Et à l’écouter raconter ces années-là au petit ami de ma soeur, comme elles semblent belles, ces années-là ! Etonnantes, bizarres, remuantes, drôles… le portrait qu’en brosse mon père donne l’impression que tout a été… une péripétie de plusieurs années, avec une conclusion amusante.
Ha ha ha. Comme c’est drôle. Ha ha ha, ces années-là. Sacrées années, hein. Que c’est original. Ha ha ha. Des années à se croiser sans se voir, à ne pas se connaitre, ha ha ha, la maison à refaire de fond en combles, ha ha ha, les travaux qui ont duré des années et des années, ha ha ha, ces années-là, sacrées années en vérité, je me taperais presque sur les cuisses si c’était mon genre, ha ha ha.

Je suis sur le siège d’à côté. Je suis figée par une peur glaciale. Au fur et à mesure qu’il parlait, la peur s’est glissée dans mes os pour m’emmurer. Et maintenant il finit son café, l’air de rien, il n’a toujours pas compris que ces années-là, c’est ma bête noire, la bête tapie dans l’ombre que j’ai laissée dans son coin, à défaut de mieux, à laquelle je ne donne plus rien à ronger mais que je n’ai pas su mettre à la fourrière ; ni jamais vraiment domestiquée, ni jamais vraiment ressortie de ma vie. Il ne s’est pas rendu compte que chacun de mes os est soudain terrassé par le froid le plus pénétrant, parce que mes souvenirs de ces années-là me donnent envie de pleurer, envie de hurler, envie de me cacher dans un coin d’ombre, envie d’approcher ma bête, là-bas dans son coin, envie de la gratter affectueusement entre ses deux yeux rouges phosophorescents, envie de me frotter le nez à son pelage luisant de gel, envie de redevenir la petite fille qui se cache dans les couvertures mais qui a peur du noir.
Je suis devenue un palais-igloo, un palais de conte de fée où tout est froid, vide, transparent et silencieux, et dans les couloirs de ce palais, la bête se promène comme un gentil toutou de compagnie en manque d’occupation, las, et en quête de quelque chose à ronger, et que pourrait-on bien ronger dans les couloirs transparents de mon corps si ce n’est mon coeur transi par le froid ?
J’ai perdu toute ma belle assurance, toutes mes blagues préparées à l’avance que je répète secrètement pour avoir l’air contente d’être là, mes anecdotes juteuses et mes sujets de conversation, je suis minuscule dans mon tailleurs, j’ai 8 ans, il fait froid, il fait noir, et la voix de mon père tonne de l’autre côté de la porte, ou au-dessus de mon lit, en fait un peu partout dans ma tête.
Je m’agripperais bien à la table, ou à ma chaise, ou à quelque chose, mais mes doigts sont figés dans la glace, ce sont de longs stalagtites translucides posés sur mes genoux givrés.

Et il rit, l’animal. De son rire à lui, jamais vraiment entier, jamais vraiment lâché, son rire retenu qui dit qu’il ne sait plus rire vraiment, qui ressemble à un rictus, un rictus de bête. Une bête qui mange dans la plus belle vaisselle de ma mère, mais une bête quand même. Une bête qui semble avoir décrété que sur toutes ces années-là, bon, en faisant le bilan, on voyait bien que ça n’avait pas été marrant, mais on peut quand même le prendre avec le sourire aujourd’hui, ou plutôt avec le rictus, puisqu’il n’y a plus de vrai sourire en stock depuis bien longtemps.
Soudain, pour la première fois qu’on en parle depuis tout ce qu’il s’est passé, ce sont des années qui semblent être reléguées au rang d’amusantes anecdotes sur nos années laborieuses.
Ne fais pas ça. Tu n’as pas le droit de faire semblant, de faire comme si ça n’avait pas été l’Enfer.

Mes pieds pantelants dans le vide, mon tailleur noir trop large, les chaussons qu’on m’a forcée à mettre, tout semble démesurément gigantesque et pétrifié dans la glace. Une petite fille hurle dans le silence, il y a comme de l’écho -ah non, c’est moi. En fait non, c’est l’écho de ma voix de petite fille, il y a presque 20 ans, mais aussi il y a 15 ans et il y a 10, et parfois même il y a à peine 5.

Et puis je me lève, je vais chercher ma veste dans l’entrée, et je reviens m’asseoir sur ma chaise qui a soudain repris une taille normale le temps de mon trajet, et je dis « excusez-moi, je prends ma veste, j’ai froid tout d’un coup ». Je regarde ma soeur déballer le jeu de société auquel nous allons jouer. Je ris. Je ris !

C’est ce que je sais faire de mieux. Semblant.

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1 commentaire

  1. Jérôme dit :

    Pour le coup, c’est moi qui ai eu froid dans le dos en lisant ce billet…

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