Innocent no more

25 février 2011 à 0:12

Difficile de ne pas regarder Harry’s Law sans éprouver une certaine tendresse complice, teintée d’admiration. On y retrouve un David E. Kelley à la patte reconnaissable entre mille, et pourtant en pleine mutation. Je n’ai pas lu que des compliments sur cette nouvelle série, et après avoir formulé moi aussi mon lot de critiques et de louanges, j’avais envie de revenir sur les 6 premiers épisodes diffusés par NBC, et « réhabiliter » cette série qui est loin d’avoir fait l’unanimité depuis son lancement.

Historiquement, Kelley a toujours semblé vivre une relation d’amour/haine avec les sujets de société : ses séries sont construites autour d’un seul postulat, celui qui permettra d’aborder un maximum de thèmes en les intellectualisant, et en les confinant à l’absurde dans le même temps. Pour cela, il choisit un cadre confortable, protégé, au sein duquel il peut s’ébattre et s’adonner à son petit jeu de joutes d’idées et de répliques cinglantes. Mais ses séries souffrent précisément, sur le long terme, de la façon dont elle sont conçues : à trop chercher à disserter impertinemment sur mille choses, l’exercice devient à la fois ridicule et conventionnel. Il devient difficile de se heurter à la réalité du monde que Kelley cherche à commenter, quand il enferme ses personnages dans des tours d’ivoire clownesques ! Plus que la « Kelleyrisation » de leur cast, c’est ce qui perd systématiquement ces séries : une évolution vers une déconnexion du réel, alors que l’idée de départ était de se confronter à des sujets sensibles et/ou polémiques pour en décortiquer les tenants et les aboutissants.

Chaque fois que Kelley se lance dans une série (et qu’elle survit à la dure loi des annulations prématurées), on retrouve ce même vœu pieu. Et on attend de voir combien de temps les bonnes résolutions vont durer.

Mais cette fois, c’est promis : ce sera différent. Harry’s Law est une tentative de sortir du schéma habituel tout en exploitant ce qui a fait le succès de Kelley. Et surtout, Harry’s Law transpire l’humilité. Une humilité qui ne passe pas par l’auto-flagellation (qui serait pourtant tentante), mais qui s’exprime simplement par un aveu honnête des limites du système Kelley, et des tentatives pour en sortir.

Kelley/Korn : même combat.
Les deux se retrouvent dans une situation dans laquelle, malgré leur expérience et leur assurance, ils manquent de repères. Kelley tente de se frotter à des réalités que jusque là il avait peu voire pas abordées, et des thèmes qu’il avait laissés sans discuter à la concurrence, comme la question des quartiers et les thématiques attenantes de violence, de pauvreté et de gangs. Le monde parfait de Kelley n’envisageait ces choses que de façon lointaine, quand il fallait défendre un dealer ou se débarrasser d’un personnage. Le reste du temps, tout n’était qu’idées : comment empêcher un jeune venu d’un quartier défavorisé de sortir du système scolaire ? Comment juger quelqu’un qui n’a connu que la rue ? Belles idées bien propres en vérité, avec lesquelles il était facile de jouer pour construire des intrigues, sans pour autant réellement se mettre en danger.

Cette fois, en ancrant l’action de Harry’s Law dans un de ces quartiers, en plongeant ses personnages dans des violences quasi-quotidiennes et des problèmes plus difficiles à éviter en détournant les yeux, Kelley s’oblige à aborder des questions jusqu’alors soigneusement désincarnées. Et utilise le personnage d’Harriet avant tout pour dire combien il est désemparé devant des problématiques à distance desquelles il s’était soigneusement tenu jusqu’alors.

Harriet est sans aucun doute une excellente avocate, mais il lui manque vraisemblablement les outils pour comprendre le milieu dans lequel elle s’est plongée. Avec la petite Fée Clochette adorable qui lui sert d’assistante, elle a toujours vécu au Pays Imaginaire, sans rien craindre, drapée dans d’inébranlables certitudes, barricadée derrière de nobles principes, lovée dans de belles idées. Elle incarne au tout début du pilote tout ce dont Kelley parle depuis environ 20 ans : des enclaves préservées d’où on garde une vue imprenable, mais distante, sur les problèmes du monde, et où est convaincu d’être un esprit pragmatique alors qu’on est à l’abri.
Et elle ne comprend RIEN à ce nouvel univers. Son expérience, sa force de caractère, sa ténacité ne valent pas grand’chose.
Harriet Korn découvre ce qui a toujours été mais qu’elle n’a jamais vu, et tombe des nues en se découvrant incapable de changer le monde avec de beaux discours, quelques one-liners fins, et des froncements de sourcils quand le ciel se couvre.

Allez me raconter qu’il n’y a pas de facteur Mary Sue…! Au contraire, on imagine aisément Kelley se prenant la tête lors de l’écriture de ses scénarios pour tenter de ne pas succomber à ses penchants habituels, et garder à l’esprit qu’il a choisi un contexte qui ne les lui permet plus autant. Les maladresses ponctuelles des épisodes prouvent combien il lui est difficile de s’engager sur ce terrain avec les gadgets qui ont fait sa renommée, mais aussi combien il essaye de se discipliner pour ne pas faillir à la mission qu’il s’est fixée cette fois.

Arrivée à mi-parcours, Harry’s Law raconte avant tout le parcours d’une avocate qui n’a plus envie de se consacrer au droit tant elle est dépassée par ce à quoi elle assiste. Et si Kelley laisse si volontiers la plupart des intrigues judiciaires à ses autres personnages (qui de toute façon s’y montrent bien plus brillants), c’est pour que Harriet ait tout le « loisir » de se heurter à la réalité, qu’elle avait jusque là pu traiter comme une abstraction ; sa présence devant une cour n’étant requise que pour mettre en lumière ses doutes sur l’efficacité, voire le bien-fondé, du système judiciaire pour régler des problèmes bien réels.

Pour qui regarde, depuis les années 90, les productions de ce bon vieux David E. Kelley, Harry’s Law est l’incarnation de la crise de la cinquantaine, avec ce qu’il faut d’expérience pour livrer un travail efficace et juste (la partie strictement judiciaire, qu’il maîtrise certainement mieux que personne), et suffisamment de remise en question pour battre les cartes et explorer, clopin-clopant, l’inconnu (c’est-à-dire le quotidien d’un quartier plus que sensible).
Il y a donc des maladresses, tout comme il y a des moments de grâce. Sous ses dehors en apparence conventionnels, hérités de plus de deux décennies de savoir-faire, Harry’s Law est l’une des séries les plus casse-gueule du moment, et certainement l’une des plus courageuses de la part de Kelley (l’autre étant The Practice). Cela ne va pas sans quelques tâtonnements, et ne va pas sans quelques loupés. Mais cela transpire aussi une sincérité qu’on n’avait plus décelée depuis de nombreuses années dans les productions de l’ancien avocat.

Si l’étincelle de génie que nous connaissons bien n’est pas toujours présente dans les épisodes un peu inégaux de ce début de saison, concédons à Harry’s Law qu’elle relève d’une initiative courageuse dans laquelle, pour la première fois depuis bien longtemps, Kelley se met un peu en danger.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Shoone dit :

    J’aime également de plus en plus la série, définitivement plus que Fairly Legal, sur laquelle j’ai déjà 3-4 épisodes de retard il me semble. Je l’apprécie notamment pour ce côté humble que tu évoques. C’est d’ailleurs une belle analyse que tu en fais. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont tu parles de Kelley, de ses objectifs, comme si tu le connaissais, que tu le comprenais. Ce genre de relation intime qui se tisse entre auteur et spectateur, à mesure que celui-ci enchaîne ses séries, c’est assez fascinant.

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