La vie est un long fleuve

31 mai 2012 à 6:41

Ah, approchez ! Vous tombez à point nommé. J’étais sur le point de vous parler de la plus incroyable série australienne de l’année passée. C’est un rendez-vous déjà trop souvent reporté, les tags en témoignent douloureusement, et cette promesse, je la tiens aujourd’hui, c’est décidé.
Alors installez-vous confortablement et laissez-moi essayer de vous donner ne serait-ce qu’un vague aperçu de ce qu’est Cloudstreet.

L’an dernier, le SeriesLive Show avait consacré toute une rubrique à la mini-série dans un podcast malheureusement entré dans les annales pour une toute autre raison. A l’époque, la mini-série venait d’être diffusée, et je m’étais promis que j’en ferais un post de « bilan » de saison (notamment parce qu’Eclair m’avait fait comprendre que je n’en écrivais pas assez ; j’espère qu’en un an et des poussières j’ai fait quelques progrès !), et finalement ça n’est jamais arrivé. J’ai voulu me refaire une intégrale voici quelques mois, histoire de rédiger mon post avec les images et les idées bien en tête, mais ça n’a pas eu lieu non plus.
Finalement, à la faveur de mon dépensier mois de mai, je me suis retrouvée avec ce précieux coffret dans les mains, et à raison d’un épisode par soirée, je me suis refait l’intégrale cette semaine. Enfin, nous allons pouvoir parler de ce qui est probablement le plus grand bijou que la télévision australienne ait porté.
J’espère lui faire honneur tout au long de ce post si souvent reporté devant l’ampleur de la tâche, mais je dois à la vérité d’avouer que je crains que ce ne soit de toute façon impossible.

C’est que Cloudstreet est difficile à définir. La mini-série (adaptée du roman éponyme) s’attache à suivre pendant deux décennies la vie de deux familles, les Pickles et les Lamb, deux familles que rien ne pourrait plus opposer, alors qu’elles cohabitent dans une même maison. Si la série va cependant bien plus loin qu’une simple chronique, pourtant, sur le papier, son pitch s’arrête là, et cette simplicité apparente a de quoi décourager quiconque tente d’expliquer pourquoi il faut regarder Cloudstreet, comme votre serviteur en cet instant précis.
Ce que je peux dire avec certitude, c’est qu’une grande partie de son attrait réside dans ses personnages, complexes, captivants.

Les Pickles sont une famille à la dérive, qui a perdu pied depuis bien longtemps dans l’alcool et le jeu. Lorsque la série commence, Sam Pickles, déployé sur les mers à l’occasion de la Seconde Guerre Mondiale, perd tous les doigts de sa main droite (sa « bonne » main) dans un accident. Cette blessure écourte son effort de guerre mais le conforte dans sa vision du monde basée sur sa passion malsaine pour le jeu : il y a la chance d’un côté, et surtout, la malchance de l’autre, qu’il nomme « shifty shadow ». Lorsqu’il revient au pays, sa femme Dolly, qui allie avec élégance l’ivrognerie à l’adultère, n’est pas exactement d’un grand réconfort. Seule leur fille Rose se montre d’un grand soutien et s’occupe de ses deux frères.
C’est le moment que choisit le frère de Sam pour décéder et leur laisser une maison dont ils ignoraient l’existence, au 1 Cloud Street, à Perth (sous réserve qu’elle ne soit pas vendue pendant 10 ans). La maison est immense et a visiblement connu des jours plus glorieux ; elle est restée inoccupée depuis que de tragiques évènements ont eu lieu entre ses murs. Et tandis que Sam mise tout l’argent de la famille aux courses, Dolly se trouve une occupation de pilier de bar, laissant Rose avec la responsabilité de la maison, des deux garçons… et même de ses parents, puisqu’elle doit plus souvent qu’à son tour soutenir moralement son père, ou physiquement sa mère lorsqu’il s’agit d’aller la récupérer au troquet du coin. Charmante famille que les Pickles, donc.

Comme l’argent leur coule entre les doigts, un pari aux courses et une bouteille de whisky à la fois, les Pickles décident de louer une moitié de leur maison à… quiconque voudra bien payer pour vivre dans cette laborieuse bicoque.
C’est là que les Lamb entrent en scène. Famille catholique fervente, et donc nombreuse, les Lamb sont avant tout des fermiers, une condition qui ne laisse qu’une place extrêmement limitée aux futilités ; en particulier, Oriel est une matriarche au sens pragmatique sans défaut, qui dirige sa petite tribu d’une main de maître, son époux Lester la suivant de bonne grâce dans toutes les décisions qu’il sait avisées.
Alors qu’ils pèchent près de la rivière, un soir, les Lamb vont être confrontés eux aussi à une tragédie qui va les changer : l’un de leurs fils, le jeune Fish, va se retrouver prisonnier d’un filet et se noyer. Littéralement et métaphoriquement ramené au rivage parmi les siens par une Oriel qui a décidé de ne pas laisser la mort entraîner son fils, et invoque le nom du Seigneur pour le sauver, Fish va pourtant revenir… différent. Fish est pendant un moment le miracle des Lamb, jusqu’à ce qu’ils découvrent combien il est diminué mentalement. La famille Lamb perd alors toute foi en Dieu, et quand la sécheresse vient à bout de leurs cultures, ils décident de quitter leur ferme et laisser le hasard décider de la direction à prendre. C’est ainsi qu’ils arrivent à Perth et découvrent cette maison sur Cloud Street où ils peuvent s’installer, et tout reprendre à zéro.

Et quelle maison, en effet. La maison du numéro 1 était peut-être vide à l’arrivée des Pickles puis des Lamb, mais elle était habitée : par elle-même. Cette étrange demeure de bois et de métal, qui sembler craquer, grincer et jouer en permanence, respire. Parfois même, elle pleure. Elle abrite aussi un cruel passé qui la hante toujours, au propre comme au figuré.

Mais une maison, c’est aussi ce qu’on en fait.
Et les Lamb, sous la houlette d’Oriel qui ne laisse jamais perdre une seconde, s’organisent rapidement avec leur moitié de maison. Tandis que les Pickles boivent et parient l’argent du loyer que les Lamb leur versent, ces derniers montent leur propre affaire : une petite épicerie prospère ; au long de la série, Sam Pickles aura ainsi l’occasion de dire que les Lamb ont deux mois d’avance sur le loyer, puis… cinq ans d’avance.
Ainsi remise à flots, la maison progressivement devient un petit univers où les familles se croisent, se supportent, vivent leurs problème à la fois ensemble (comment faire autrement sous un même toit ?) et séparément (chaque famille conserve sa propre cuisine, par exemple ; seul le couloir et l’escalier sont partagés). Il faut parfois subir les bruyants Lamb qui se lèvent aux aurores et commencent à travailler, les accès de folie de Fish Lamb qui est le seul à sentir vivre la maison et à déceler les traces des tragédies passées, ou supporter les frasques alcoolisées de Dolly Pickles, ramassée tard chaque soir par sa fille dans un quelconque bar…

Rien d’extraordinaire n’arrive ni n’arrivera jamais aux Lamb et au Pickles, vous l’aurez compris. Ils ne vont pas devenir incroyablement riches, mettons, et leur maison ne va pas se retourner contre eux comme dans un mauvais thriller fantastique. Cette chronique n’est pas vouée à les porter vers un immense Destin, mais simplement à les accompagner, à tenter de mieux les comprendre, à essayer de mieux les aimer.
Les petites souffrances et les grandes déchirures, les enfants qui quittent la maison pour ne parfois jamais revenir, voilà de quoi sera faite la vie des habitants du 1 Cloud Street.

A ce titre, je mets quiconque au défi de ne pas vouer un véritable culte à Oriel Lamb. Cette femme est une force de la nature. Son esprit pragmatique, qui l’a vraisemblablement gardée en vie si longtemps, s’étend désormais à toute sa famille, et même aux Pickles qu’avec le temps elle considère un peu comme les siens.
La plus incroyable et respectable qualité d’Oriel, qui là comme ça, de prime abord, peut paraître un peu dure, sèche et autoritaire, c’est que son premier réflexe, en toute situation, est de garder la tête froide, de remonter ses manches et de se dire « bon, qu’est-ce que je peux faire pour me rendre utile ? ». Ou plutôt elle ne se le demande pas, elle répond d’elle-même à la question. Elle peut compter sur un mari qui reconnaît en elle ce don, et qui la suit aveuglément dans tout ce qu’elle entreprend ; elle dirige sa maison avec énergie, rabrouant ceux qui ne sont pas aussi durs à la tâche qu’elle, et s’assurant que tout le monde travaille au maximum de ses possibilités. Oriel est une force vive ! Elle est impressionnante en permanence, prenant toujours plus de choses en charge, sans jamais être déconnectée de ses émotions ou ses intuitions.
Plus d’une fois, des jurons d’admiration m’ont échappé devant ses réactions. C’est un personnage un peu rustre, que la vie a façonné comme ça, mais qui déborde d’énergie, d’amour et d’allant. On a tous besoin d’une Oriel sous son toit…

D’autres personnages, évidemment, sont touchants ; pour ne pas dire tous.
Fish Lamb, évidemment, avec son incroyable sensibilité, sa façon de porter un regard neuf sur le monde, et son obsession pour l’eau (depuis qu’Oriel l’en a tiré, il ne souhaite qu’y retourner), est attendrissant au possible. Rose Pickles, qui après avoir trop longtemps supporté le poids de sa famille en perdition, finit par prendre une certaine indépendance, est un personnage extrêmement captivant aussi. Et comment ne pas aimer l’âme d’artiste de Lester Lamb, avec son banjo, son harmonica et même sa marionnette de ventriloque, qui tire sa plus grande fierté de la certitude qu’il aura rendu sa famille heureuse ?
Chacun est touchant, vibrant. Terriblement vivant. Faire ou refaire des expériences de la vie à leur côté est une véritable aventure parce que la série est écrite de telle façon qu’il est impossible de ne pas avoir l’impression de vivre soi-même au 1 Cloud Street.

Mais Cloudstreet, outre sa maison vivante, est aussi une oeuvre gorgée de détails surnaturels, étranges, bizarres, inexplicables. Et qui restent inexpliqués.
Le monde fantastique, mystique, ésotérique de la série est fascinant de par le foisonnement de phénomènes qui s’y déroulent et qui, bien qu’étant repérés par les protagonistes, ne sont jamais décortiqués ou interrogés. Qu’ils viennent du hasard, de la chance, du Destin ou de Dieu, ne fait en réalité pas grande différence. Quelle que soit la façon dont on la nomme, cette main invisible qui vient placer des petits miracles dans la vie des Pickles et des Lamb est aussi une façon de questionner à la fois notre émerveillement et notre foi.
Un cochon qui parle, un perroquet qui chie des pièces de monnaie, un étrange homme doté du don d’ubiquité, ou encore les curieux voyages spacio-temporels de Fish Lamb, tout cela n’a pas d’explication. Ce sont « des miracles dont on n’a pas besoin », comme dirait Oriel Lamb (en haussant les épaules et en se remettant au boulot, probablement).
Mais on les prend quand même. Parce que ce n’est pas à nous de décider.

Cloudstreet est en effet une oeuvre pleine de spiritualité, au sens large. On n’y trouve aucune forme de prosélytisme, mais les personnages interrogent notre capacité à croire : aux signes qui sont supposés prédire la chance ou la malchance, aux oscillations d’un couteau qui choisit la direction à prendre, aux miracles et aux malédictions qui viennent nous prendre ou nous rendre les êtres chers.
Sans même parler des évènements parfois incongrus, ou de la foi perdue des Lamb, j’avais l’impression que cette spiritualité habitait la série de la façon la plus noble qui soit. Je ne crois pas en Dieu mais je me suis dit, sans exagérer, que ressentir l’amour de Dieu ça devait peut-être un peu ressembler au monde de Cloudstreet. C’est peut-être l’emballement et les incroyables émotions que suscite la mini-série qui me font dire une chose pareille, mais il m’a semblé que quelque chose de céleste présidait à de nombreux choix dans l’univers de ces quelques épisodes.

Cette spiritualité se ressent notamment grâce à l’exceptionnelle réalisation de la série, qui mérite un poème, que dis-je, une ode, à elle seule. C’est un véritable trésor, intuitif, émouvant, et surtout, furieusement beau.
Pour en apprécier pleinement chaque minute, il faut accepter de laisser derrière soit tout esprit cartésien, et se débarrasser des mauvaises habitudes qui sont souvent les nôtres, et à cause desquelles nous cherchons une « utilité » à chaque plan. Il faut prendre de la distance et accepter l’élégance artistique de certaines images, de certaines scènes, pour ce qu’elles sont : la construction d’un ensemble de repère sensoriels pour vous immerger dans le monde de Cloudstreet, et nous permettre de nous ouvrir à certaines émotions, pour mieux vivre aux côtés des personnages.
Si vous avez aimé des films tels que The Fall ou Big Fish, dont la poésie n’égalait que la brutalité (ou inversement), alors Cloudstreet va vous transporter. Je ne connais rien de pareil. En l’espace de 6 heures, vous allez avoir l’opportunité de redéfinir l’espace, le temps, vos sensations, vos sentiments, ainsi que tout ce que vous pensiez savoir sur la télévision australienne, poussée ici au sublime comme jamais avant.

On pourrait être tenté de dire que Cloudstreet est une oeuvre d’une telle perfection qu’il faudrait des séries comme ça tout le temps mais, tout-à-fait entre nous, notre coeur n’y survivrait pas. En tous cas, j’ai rarement rencontré une série qui me transmette autant de choses avec autant d’élégance et de puissance.
J’ai aussi rarement rencontré une série dont j’aie tant envie de dire de belles choses mais à laquelle il semble impossible de rendre correctement hommage.

Simplifiez-moi la vie : regardez Cloudstreet par vous-mêmes. C’est encore le meilleur moyen de vous faire comprendre mon adoration et ma timidité envers cette oeuvre incroyable.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Eclair dit :

    Merci pour ce beau bilan !

    Je pensais que la série ressemblait un peu aux chroniques dramatiques façon « beignet de tomates vertes », mais peu à peu j’ai compris en te lisant qu’il s’agit davantage d’une œuvre où la spiritualité entre dans le quotidien. Et ce mélange est justement ce qui m’attire.

    Bon, faut que je dorme moins.

  2. Toeman dit :

    « un perroquet qui chie des pièces de monnaie »

    XD

    Alors, la première fois que ce perroquet apparaît, je pense qu’il aurait fallu me filmer tellement je me suis retrouvé bête. Les yeux écarquillés, partagé entre l’envie de rire et la stupéfaction. C’est l’un des premiers, si ce n’est le premier évènement surnaturel qui apparaît dans la série et on peut dire que ça surprend. C’est là qu’on prend conscience de la complexité du genre de Cloudstreet et on comprend qu’on est en présence de quelque chose d’unique. Et puis, comme tu le soulignes parfaitement, ce perroquet ne soulève pas d’interrogation chez les protagonistes et du coup, chez nous non plus. Du moins, pas chez moi, j’ai juste admis l’existence de cette poule exotique aux oeufs d’or et je me suis laissé porter. De toute façon, on n’a pas le choix, ce serait se gâcher la série que de tenter de tout expliquer, puisqu’ici, c’est carrément inexplicable.

    Bon, j’ai vraiment tenté de pas céder au fanboyisme, mais ce fut un lamentable échec. Mon personnage préféré a bien sûr été Dolly. Essie Davis n’a jamais été aussi magnifique et aussi bonne dans un rôle. Bon, je ne l’ai pas vue dans tant de rôles que ça, mon histoire avec l’Australie étant extrêmement récente, mais déjà qu’elle est excellente dans Miss Fisher et dans The Slap, dans Cloudstreet, elle crève juste l’écran. Cette scène où elle apprend cette nouvelle affreuse m’a renversé l’estomac et retourné le cerveau. J’étais bien content d’avoir regardé la série seul tellement cette scène m’a laissé dans un état misérable. Et puis, quel rôle ! J’imagine qu’en tant qu’actrice, ça a dû être très stimulant d’avoir un personnage aussi torturé à jouer. Bref, je m’égare.

    Je les ai tous profondément aimés. Rose et Fish pour les si justes raisons que tu cites. Même si ce dernier m’a parfois tué les oreilles avec sa manie de marteler comme un fou sur le piano de la maison. Mais ces scènes installent justement une ambiance angoissante inégalable. Oriel et son mari bien sûr qui ont chacun leur façon de s’aimer et d’aimer leurs enfants. Il était super touchant, lui, c’est peut-être le plus touchant même, par son envie et souvent son impuissance à arranger les choses. Je suis entièrement d’accord avec toi sur Oriel, elle nous balance sa volonté et sa rigueur en pleine figure et force notre admiration.

    Bref, j’ai beaucoup pleuré devant Cloundstreet. Durant quelques heures, je faisais un peu partie de cette grande famille recomposée par la force des choses. Je me suis attaché à eux et à leur univers. C’était magnifique.

    Merci infiniment pour la découverte, y a vraiment que toi pour nous débusquer des bijoux pareils.

  3. Mila dit :

    Ah, oui, en effet, c’est que ça m’a l’air drôlement extraordinaire cette affaire !
    J’avoue, mon esprit à la con m’a fait d’abord sourire au  » le jeune Fish, va se retrouver prisonnier d’un filet et se noyer. » (parce qu’avec un nom pareil, aussi!) mais la suite de l’article est drôlement convaincante. Déjà, c’est australien et avec Essie Davies, donc il y a cet attrait-là, puis le portrait que tu fais d’Oriel est très engageant, et j’aime déjà son personnage. Je ne sais pas pourquoi, mais dans le début de l’article je n’avais pas du tout enregistré qu’il s’agissait d’une série fantastique, et ça aussi, c’est un plus pour moi (je veux voir les « miracles dont on a pas besoin » ! et voir de quelle façon exactement la maison est hantée, ofc), et si en plus tu vas citer the Fall et Big Fish, deux films que j’ai adorés, forcément… :))
    J’ai plusieurs séries en cours, mais j’ai laissé libre court à mon enthousiasme et viens de commander le coffret sur amazon (comme la série n’est pas longue, le prix est très raisonnable^^). Du coup, je l’aurai sous la main, et quand je l’aurai vue, je reviendrai te remercier (je n’en doute pas) 😀

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