Vrai de vrai

20 septembre 2012 à 0:49

Cet été, la chaîne sud-africaine SABC a décidé de rediffuser l’une des séries sud-africaines les plus emblématiques de sa génération : Yizo Yizo.

Le problème c’est que vous, moi, et à vue de nez 95% de la planète, n’avons pas la possibilité de regarder un traître épisode de ce qui se passe en Afrique du Sud, alors vous pensez bien qu’en histoire de la fiction sud-africaine, on est complètement à la masse. Du coup, aujourd’hui, si vous êtes curieux (et si je vous ai à la bonne, c’est justement parce que je sais que vous l’êtes), je vous propose qu’on se penche tous ensemble sur l’histoire de Yizo Yizo, une série pour la jeunesse vraiment pas comme les autres. Avec juste un peu de chance, on s’en tirera avec quelques points de QI supplémentaire.

Lancée le 3 février 1999, Yizo Yizo (dont le titre argotique signifie « c’est comme ça » ou « c’est la réalité ») est une série diffusée par la chaîne publique SABC1 avec l’aide d’autorités gouvernementales dont le ministère de l’Education, à des fins pédagogiques, et créée par Teboho Mahlatsi, Peter Esterhuysen, Harriet Perlman, Mtutuzeli Matshoba et Angus Gibson.

Son principe : montrer la vie dans un township de la façon la plus réaliste possible, du point de vue des habitants, et principalement des adolescents. En quête de réalisme alors que les séries les plus regardées du pays sont les premiers soapies (Generations a démarré en 1994, et Isidingo en 1998), grandement inspirés par les soaps américains clinquants, la chaîne espère toucher un public différent, avec des histoires réalistes sur le quotidien des populations les plus défavorisées. Le but : s’adresser directement aux millions de Sud-africains de couleur de moins de 20 ans, auxquels la télévision ne s’intéresse jamais, mais aussi ouvrir la discussion avec leurs parents.
Yizo Yizo a donc pour contexte le lycée d’un quartier pauvre de Johannesburg, où la totalité des habitants sont noirs, et parlent des langues africaines dont le zoulou. Elle apparaît en pleine période post-Apartheid, lequel n’a été officiellement aboli qu’en 1991, après 43 ans d’application ségrégationniste soigneusement appliquée jusque dans les médias sud-africains. Ça n’a donc jamais été fait, et ce sont précisément ces éléments qui vont faire de Yizo Yizo un véritable phénomène de société.

Dans Yizo Yizo, pour la première fois à la télévision sud-africaine, on parle de vrais problèmes. Au programme, la vie dans le lycée fictif de Supatsela High School ; son principal, Mr. Mthembu, est un homme intransigeant, et même violent puisqu’il n’hésite pas à battre les élèves qui lui déplaisent. Les problèmes financiers conduisent à la suppression de postes d’enseignants, ou à l’embauche, à moindre coût, de personnel peu qualifié. On peut aussi y suivre une prof qui vient d’un milieu plus clément et n’arrive pas à se faire à la différence culturelle entre ses élèves et elle… Ces sujets sont inédits dans une fiction télévisée en Afrique du Sud.
Les épisodes montrent un lycée dominé par la violence ; lorsque, suite à un abus, Mr. Mthembu est renvoyé, un autre principal, Ken Mokwena, prend sa place, mais il est faible et corrompu, et laissera les gangs faire la loi dans l’établissement. C’est le début d’une escalade de violence.

La discussion qui nait de la diffusion de Yizo Yizo tourne essentiellement autour d’une problématique : le caractère explicite, en termes de sexe ou de violence, de la série. L’habituel débat sur la violence à la télévision (qui pour l’instant n’a jamais vraiment eu lieu en Afrique du Sud) tourne autour de la crainte que certains jeunes ne soient tentés de reproduire ces comportements montrés en primetime. Cette violence télévisée a-t-elle des effets négatifs sur la jeunesse (l’influence-t-elle ?), ou au contraire positifs (ouvre-t-elle le dialogue ?). Njabulo Ndebele notera au sujet de Yizo Yizo que « si nous partons du principe que la dramatisation de la violence est faite dans le but de provoquer une réaction sociale contre celle-ci, alors on se doit d’accepter que des conséquences négatives puissent en découler »…

Outre les sujets très actuels abordés dans les épisodes, il est aussi question, en filigrane, des conséquences de l’Apartheid.
Par exemple, l’un des personnages, Thulani, y fait plusieurs fois des allusions dans les premiers épisodes (notamment via des dessins représentant un bébé mort ou des enfants armés). Ce n’est qu’après la tournure dramatique de certains évènements au sein du lycée, dont une prise d’otages par l’un des élèves, que Thulani va raconter son histoire, celle d’un jeune garçon enrôlé dans les SDU (« self defense unit » des townships pendant l’Apartheid), et qui, à sa façon, a fait la guerre, exécutant même des « traîtres ». L’un des autres personnages, Gunman, a perdu son frère lorsque celui-ci a été exécuté par la milice des SDU pour avoir été soupçonné de traîtrise.
En refusant toute idée de quota (il n’y a pas de blanc dans Yizo Yizo, de la même façon que dans beaucoup de séries sud-africaines, il n’y avait pendant longtemps pas de noirs), en liant les personnages à l’histoire de l’Apartheid et en insistant sur certains traumatismes, la série s’aventure dans un domaine où la fiction télévisée du pays ne s’était jamais vraiment risquée.

Dans Yizo Yizo, même si on choque, on parle de sujets qui ont besoin d’être abordés. Consommation de drogue, prostitution, crime plus ou moins organisé, SIDA… la série ne craint d’affronter aucun tabou. Si bien qu’au terme de ses 13 premiers épisodes, cette fiction pas comme les autres est déjà devenue incontournable. Chaque semaine, ils sont plus de 2 millions à regarder la série, alors pas question de mettre de l’eau dans son vin ; aucune tentative de censure n’aura lieu, d’ailleurs, autour de la série.

Cependant, Yizo Yizo ne se nourrit pas seulement de polémique. Elle crée aussi de véritables débats ; ainsi, la thèse-même de la série va faire l’objet de grandes discussions dans les médias : en prétendant que la violence seule est responsable des problèmes qui agitent Suptsela High School, les scénaristes ne sont-ils pas en train d’écarter les questions économiques, politiques et sociales ?

En février 2001, une deuxième saison voit le jour, avec cette fois des épisodes d’une heure au lieu d’une demi-heure ; mais The Bomb Shelter, la société qui produit Yizo Yizo pour SABC1 (et qui est le produit de la fusion entre deux petites compagnies jusque là mineures dans le panorama audiovisuel sud-africain), ne s’est pas reposée sur ses lauriers. Au lieu de continuer avec la même recette, la série va être orientée dans une nouvelle direction, qui, vous allez le voir, va directement adresser les questions soulevées à l’occasion de la saison précédente.
Cette décision découle également d’une véritable étude sociologique, commandée par SABC, pendant le second trimestre 1999, afin de déterminer l’impact qu’a eu la première saison sur les débats de société en Afrique du Sud et, notamment, auprès des jeunes des townships. Les conclusions sont édifiantes : oui, les jeunes discutent plus des sujets abordés, mais… entre eux. Il faut donc essayer de favoriser le dialogue avec les autres générations.

A la fin de la saison 1, l’ordre a été rétabli dans le lycée (cela a même occasionné une baisse des audiences…), depuis que le poste de principal a été confié à une femme à poigne, Grace Letsatsi. Mais malheureusement, faire sortir la violence de l’établissement ne suffit pas à permettre à chacun d’étudier sereinement, et c’est tout l’objet de cette deuxième saison, qui compte à nouveau 13 épisodes.
Cette fois, les personnages fréquentant Supatsela High School vont permettre d’aborder la question de l’éducation : il ne s’agit pas seulement de passer des examens, mais bien d’acquérir des connaissances. Or, quand tant de problèmes continuent d’exister en-dehors des portes du lycée, ce n’est pas forcément une évidence. Drogue, violence, mais aussi faim et violences familiales, vont être au coeur de cette nouvelle saison, dans laquelle Mrs. Letsatsi tente de trouver de l’aide, notamment parmi son équipe éducative, pour accompagner les lycéens. Une fois encore, Yizo Yizo parle vrai. Mais différemment.
L’une des grandes forces de Yizo Yizo est d’ailleurs, dés le début, d’avoir mis en place des personnages adolescents qui ne sont pas innocents, naïfs ou influençables, mais capables de prendre des décisions (parfois mauvaises, certes), et donc à même d’en discuter ensuite. Il n’apparait donc pas surprenant que la deuxième saison favorise le dialogue avec les adultes, non pas d’une façon paternaliste, mais d’égal à égal.

La série ne s’est pourtant pas assagie. L’un de ses personnages est une jeune victime de viol qui ne se remet pas de son agression ; ses violeurs sont, quant à eux, en prison, en attendant l’heure de leur procès. C’est ce dernier angle qui va susciter les débats les plus enflammés autour de la saison. Chester, l’un des personnages accusés de viol, va en effet avoir une relation homosexuelle avec un co-détenu, un chef de gang qui à cette seule condition le protégera des violences en prison. Non seulement l’idée-même est d’une grande violence psychologique, mais elle constitue aussi la première scène montrant explicitement des relations homosexuelles à l’écran en Afrique du Sud. La levée de boucliers est énorme, au point que la série fait l’objet d’un débat au Parlement sud-africain.

La deuxième saison de Yizo Yizo, contrairement à ce que laissait présager la baisse d’audience à la fin du season finale de 1999, attire chaque semaine plus de 3 millions de spectateurs devant les écrans. Cela représente la bagatelle de 57% de parts de marché pour SABC1 !

Il se passe un peu plus de temps avant que la troisième saison de Yizo Yizo ne débarque en avril 2004 sur SABC1, avec une nouvelle salve de 13 épisodes. Les personnages lycéens ont fini leur année de terminale, et, cette fois, ils doivent plonger dans le grand bain. Toujours soucieuse d’aborder des problématiques réalistes, la série les suit donc alors qu’ils tentent de trouver leur place dans la vie active ou qu’ils poursuivent leurs études, certains intégrant l’université, d’autres des cursus plus techniques. Quittant le domicile familial, et partant pour le centre-ville, ils vont avoir affaire à des réalités qui ne sont pas plus simples : affirmation de leur identité, vie sexuelle, mais aussi xénophobie, dans des milieux plus mixtes, mais certainement pas plus ouverts.
En acceptant de grandir avec les personnages et d’élargir ses questionnements sans jamais trahir son parti-pris, Yizo Yizo s’attache, une dernière fois, l’affection de son public, et obtient ses lettres de noblesse.

Si la série est, en elle-même, un phénomène social, Yizo Yizo ne vaut pas que par ses qualités intrinsèques. Ce qui est mis en branle autour de la série dépasse simplement les caractéristiques d’une bonne fiction. On peut même dire que Yizo Yizo a été pionnière en matière de communication autour d’une série en Afrique du Sud.

Outre son propos, ou ses scènes sans concession, Yizo Yizo se taille aussi une énorme place dans le panorama sud-africain pour sa capacité à intégrer des éléments de popculture dans ses épisodes. Ainsi, la bande-son de la série est presque exclusivement composée de musique kwaito (vous pouvez écouter ici la toute première chanson à succès de kwaito, datant de 1995), un genre associé en grande partie aux couches populaires et aux gangsters. Ce sera l’une des premières fois, si ce n’est la première, qu’un CD est commercialisé avec le soundtrack d’une série sud-africaine. De par le succès de ce genre musical, jusque là considéré comme underground, dans une série de cette envergure, le soundtrack de la série a d’ailleurs permis au kwaito de connaître un succès commercial grandissant dans les années suivantes.

Yizo Yizo a aussi été l’objet d’une campagne « multi-médias » de la part de SABC1 à un niveau encore jamais égalé. La chaîne distribue ainsi Yizo Yizo Magazine, une publication à destination des adolescents et jeunes adultes. Dans ses pages, les acteurs de la série (dans la première saison, ils sont presque tous de purs inconnus) sont interrogés sur des sujets soulevés dans les épisodes. Ils s’expriment aussi, chaque semaine, dans une émission de radio diffusée dés la fin de l’épisode sur SABC1, sur Metro FM.

Yizo Yizo a aussi permis d’ouvrir la porte au financement de nouveaux programmes locaux pendant cette période. Ainsi, pendant la saison 2, SABC a acheté une pleine page dans les publications économiques du pays, s’adressant aux annonceurs potentiels, et en s’appuyant sur la popularité de la série : si une fiction peut avoir ce succès, et toucher autant de monde (notamment parmi les jeunes de couleur), alors un nouveau marché vient peut-être de s’ouvrir… Jusque là, les industries locales n’avaient encore pas vraiment trouvé de raison de s’adresser à ce public, c’est chose faite. Une opportunité sans pareille pour SABC qui fait partie des chaînes publiques reposant plus sur la vente d’espace publicitaires que sur les subventions publiques.

Aujourd’hui, la rediffusion de Yizo Yizo est doublement symbolique. D’abord parce que c’est l’une des séries marquantes de la télévision sud-africaine, on l’a dit, et qu’une nouvelle génération d’adolescents peut ainsi la découvrir, tous les jeudis soirs à 22h sur SABC1. Et puis aussi, voire surtout, parce que c’est l’occasion pour les observateurs de la fiction sud-africaine de mesurer le chemin accompli depuis la série… et que le bilan n’est pas toujours positif.
Rares sont les séries capables de lancer de tels débats, et d’avoir la qualité des textes de Yizo Yizo ; sa plus digne héritière aujourd’hui est Intersexions, une série anthologique qu’on a déjà évoquée dans ces colonnes, et qui prépare actuellement sa deuxième saison. Mais de par son sujet plus restreint (la question du SIDA dans les relations amoureuses), elle touche un public légèrement plus âgé (et vraisemblablement, le public adolescent qui était autrefois concerné par Yizo Yizo).

Pour finir, la série a été couverte de récompenses ; d’abord, dans son pays, puisqu’elle a régné en maître sur les Avanti Awards en 1999 et 2001. Cette cérémonie de récompenses, organisée par la National TV & Video Association, célébrait le meilleur de la télévision sud-africaine ; au bout de 22 ans, en 2001, elle a disparu, pour être remplacée plus tard par les SAFTAs en 2006, ce qui explique que la troisième saison de Yizo Yizo n’ait pas obtenu de prix national. Mais la série a également été distinguée à l’échelon international, puisqu’elle a reçu un Japan Prize à Tokyo, en 1999, ainsi que le prix de la Meilleure série internationale dans le cadre du Festival Tous Ecrans en 2001.

SABC1 continue la rediffusion de Yizo Yizo, et entame la deuxième saison ce soir. Si on vous le demande, maintenant, vous savez de quoi il s’agit… et vous êtes même incollables sur la série.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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