Le droit d’être jugé par ses pairs

17 février 2013 à 18:11

Récemment, mais je me suis aperçue que de plus en plus souvent, j’hésite à lancer un pilote parce que j’en attends beaucoup. En fait, plus j’ai envie qu’une série soit bonne, plus il m’est difficile de me confronter à son pilote et de prendre le risque, peut-être, d’être déçue par lui. Alors je reporte. Pendant des jours, des semaines, parfois même des mois, le moment où je vais finalement me mettre devant le pilote et le regarder pour ce qu’il est. C’est l’une des raisons, sans doute, qui me poussent à essayer d’arriver à chaque pilote avec le moins d’informations possible. Mais il est des cas où c’est tout simplement impossible…
Pour certains, Joss Whedon est un Dieu. Pour moi, depuis la fin des années 90, c’est David E. Kelley qui est mon héros. Il a ses défauts ils en ont tous mais je suis à ma place dans son univers. Parfois, j’ai l’impression de le comprendre, même (heureusement ça ne dure pas trop longtemps, il ne manquerait plus que ça). Alors comment ne pas avoir d’immenses attentes envers un pilote dans ces conditions ? Après avoir reporté ce visionnage une saine période de temps (c’est la diffusion cette semaine du 2e épisode qui a tiré la sonnette d’alarme), j’ai fini par me mettre devant le pilote de Monday Mornings. Oh, David, pitié, ne me déçois pas…

Et dire. Que j’ai. Douté.
Dire que j’ai craint que Monday Mornings soit décevante ; je ne sais même plus pourquoi pareille idée m’a traversée, alors que la série est en totale cohérence avec tout ce que fait, tout ce qu’est (téléphagiquement) David E. Kelley ! Oh, David, je ne suis pas digne, pardon. Mea culpa, mea maxima culpa.

A première vue, sur le papier, il est vrai que Monday Mornings aurait pu sembler un peu trop commune, trop passe-partout pour que Kelley y fasse démonstration de son talent. Des chirurgiens, un hôpital étincelant, des filtres en bataille, des personnages pleins de bons sentiments, voulant faire le maximum pour leurs patients au détriment de leur vie privée ou même leur propre santé… N’est-ce pas un peu cliché ?
Mais Monday Mornings n’est évidemment pas une série médicale comme les autres. L’enjeu n’y est pas à proprement parler l’acte médical, mais le mécanisme de pensée qui conduit un chirurgien à prendre une décision donnée. Les réunions M&M (mortality & morbidity, déjà évoquées dans de nombreuses séries médicales d’ailleurs) consistent donc, régulièrement, à donner aux médecins concernés l’opportunité de revenir posément sur une décision prise dans le feu de l’action, et ce, dans le cas où elle a abouti à la mort du patient. Toute la question est justement de déterminer si la décision a provoqué la mort, ou si le décès était inévitable ; et donc, de questionner, au-delà de la compétence technique du praticien, sa lucidité.

On comprend vite pourquoi Monday Mornings est un sujet qui ne pouvait que parler à David E. Kelley : rapidement, le pilote va nous prouver que le scénariste se sent directement concerné en tant qu’ancien juriste, et passionné de débats, dans ces réunions M&M. En fait, la fatidique réunion du lundi matin n’est rien d’autre qu’un procès systématiquement à charge, où chaque médecin se représente lui-même, face à un Chief of Staff inquisiteur et implacable, et devant un jury composé de ses pairs. Eh oui, Monday Mornings est une nouvelle série légale qui a simplement passé une blouse blanche, poussant ainsi plus loin encore les idées que Kelley avait pu exploiter par le passé sur le milieu médical, notamment dans Chicago Hope, évidemment. Parce qu’on peut sortir l’homme des tribunaux… mais on ne peut pas sortir les tribunaux de l’homme.
Ce sont toujours, dans le fond, les mêmes sujets qui reviennent que souvent : la mise en balance du talent des professionnels avec leur faillibilité d’humains, les questions de responsabilité de personnes qui pensent pourtant les assumer déjà au maximum, et, finalement, la question fondamentale que pose Kelley dans toutes ses séries, à savoir qu’être éminemment capable et professionnel n’empêche pas les erreurs, et qu’y faire face fait partie du métier. Dans ce contexte, la moindre erreur peut, et doit, être questionnée, car en dépit de toute la dédication des professionnels, quand il est question de la vie d’un tiers, une seule erreur est toujours une erreur de trop. Ployant sous le poids d’une responsabilité sans fin sur la vie des autres, quand eux-mêmes ne sont jamais que des mortels, les héros de Monday Mornings vont donc devoir, semaine après semaine, se confronter à leur charge, dans tous les sens du terme. Je suis prête à mettre ma main au feu qu’à un moment, va se poser la question de la perte des facultés d’un personnage vieillissant et/ou faillissant, qui ne va pas s’en apercevoir tout de suite et qu’il faudra mettre de force face à ses limites, parce qu’aucune série de Kelley n’a jamais résisté à cette question et que là, c’est vraiment une occas’ en or.

Monday Mornings commence donc son parcours avec un premier cas « évident », celui du Dr. Martin, un chirurgien dont tout le monde sait qu’il n’a pas été assez rigoureux, dont tout le monde sent qu’il a franchi la ligne une fois de trop.
Car si chacun, en étant convoqué pour assister à la réunion M&M, a le réflexe anxieux de se demander s’il y a une « chance » pour qu’il soit appelé à la barre, si chacun se repasse rapidement les dernières heures, les derniers jours, pour vérifier s’il a eu affaire à la mort d’un patient, si chacun, enfin, reprend confiance en ses propres qualités afin de marcher sans trembler dans l’amphi où se déroulent les réunions du lundi matin ; en fin de compte, tous sont parfaitement conscients de qui est susceptible d’avoir affaire au jury silencieux du service de chirurgie de l’hôpital. Monday Mornings veut nous plonger, d’abord, dans cette ambiance où chacun remet sa pratique en question une première fois, à l’annonce de la réunion du lundi matin, où le rythme cardiaque atteint un pic puis redescend aussi sec devant la certitude de n’avoir rien à se reprocher. Après avoir fait le point avec leur conscience, les médecins rassurés vont donc assister à l’interrogatoire du Dr. Martin, lequel est, de toute évidence, le maillon faible du service. Et l’exercice a autant pour fonction de nous montrer comment se passent ces réunions, que de nous montrer que l’assurance de bien faire reprend instinctivement le dessus.
Ce premier cas nous permet de nous familiariser avec les réunions M&M, donc, avec la théâtralité choisie par Kelley (ou peut-être qu’à ce stade ce n’est plus un choix, mais un instinct que d’en revenir à une forme à peine déguisée de prétoire), avec les regards atterrés des collègues dans la partie de la salle plongée dans l’ombre pendant que le « mis en cause » doit défendre ses décisions, et non ses gestes, devant un Chief of Staff omniscient et tout-puissant, qui est à la fois juge et bourreau.

Mais ce n’est qu’à titre introductif que nous commençons par là, car Monday Mornings ne veut pas simplement lyncher les incompétents, ce serait trop facile, ce serait trop simpliste.
Après avoir fait en sorte que le Dr. Martin n’exerce plus (…avec un twist, car pour Kelley et bien qu’il ne taise pas ses regrets à ce sujet, la Justice est souvent à courte vue), Monday Mornings s’attaque donc à l’anti-thèse du Dr. Martin : le Dr. Wilson, un professionnel impliqué, attentif, plein de compassion c’est le Chief of Staff lui-même qui le dit qui va, c’est sûr, faire tout son possible pour son nouveau patient. Mais qui va échouer.

Et Monday Mornings met alors le spectateur dans une douloureuse position. Celle de l’enjoindre à prier pour que tout se passe bien, parce que le médecin, vraiment, fait tout ce qu’il peut, et on le croit de bonne foi… mais en même temps, si toutes les opérations réussissent, il n’y a plus de réunion M&M, et c’est quand même le coeur de la série. Et si c’est le coeur de la série, c’est bien qu’il y a des questions à poser et des dysfonctionnements à soulever. Alors, secrètement, et on se déteste pour ça… on espère que le chirurgien va échouer. Mais que c’est par manque de chance, juré !

Quand vient l’heure pour le Dr. Wilson de faire face à l’accusation et au parterre affligé de ses pairs, pourtant, il va bel et bien ressortir qu’il a laissé passer une occasion de mieux faire son travail. Oui, ses collègues le confirmeront : l’état de son patient, juste avant de mourir, sur la table, était sans appel. Mais peut-être aurait-il fallu prendre une autre décision que le faire passer sur le billard, en amont. Eh oui, ce n’est jamais assez. Monday Mornings ne pardonne rien. Monday Mornings rappelle aux chirurgiens que la moindre décision, aussi certaine semble-t-elle, et même quand elle semble dictée par l’urgence, ne doit jamais être traitée comme une évidence. Et rappelle à ses héros que non seulement l’humilité, mais surtout, la remise en question constante de leur pratique, est plus importante qu’aucun geste technique.

Il ne doit, jamais, exister de certitude, et chaque semaine, nous reviendrons donc, avec le service de chirurgie, sur l’inévitable vérité qu’aucun médecin, jamais, ne peut se soustraire au reproche, même quand il croit bien faire, surtout quand il pense bien faire. Il n’y a pas de place pour l’évidence quand on a la responsabilité d’une vie. Et pourtant, il faut bien poursuivre la sienne, et reprendre le risque jour après jour… parce que, quelle est l’alternative ?

…Finalement, c’est bon signe que j’aie douté.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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