On n’a pas compris les Emmys (et vice versa)

26 août 2014 à 19:55

Passées les joies, les peines et les irritations, incontournables, dues aux victoires de la nuit, que reste-t-il des Emmy Awards ?

Qu’ils soient mérités ou pas (on va dire qu’on laisse ça à l’appréciation de chacun, pour la paix des ménages), certains trophées semblent très souvent redondants. L’Académie se traine la réputation depuis longtemps d’avoir tendance à se répéter d’année en année, choisissant un favori dans une catégorie et passant ensuite les années suivantes à récompenser cette série ou cette personne… jusqu’à se trouver un nouveau favori.

Mais cette année, ça semble moins bien passer que d’autres. Parce que les victoires quasi-systématiques de Modern Family commencent à épuiser même ses défenseurs ? Parce que True Detective n’a pas reçu les prix qui pourtant semblaient lui être destinés (90% des blagues de la soirée ont consisté à rappeller à Matthew McConaughey qu’il allait gagner) ?

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Le problème c’est peut-être surtout qu’on nous promet un changement.

Pas un changement dans le déroulement des Emmy Awards… déconnons pas. Mais on nous martèle pendant la cérémonie, surtout pendant le monologue d’ouverture, que « la télé change ». Que désormais « on ne consomme plus la télévision comme avant ». Qu’il faut « compter avec les nouvelles forces en présence ».
Certains de ces commentaires, qui ne font que répéter ce qui se dit à longueur d’année sur l’industrie télévisuelle notamment US, se font avec un côté très alarmiste ; Seth Meyers il y a quelques heures l’a pris sous un angle narquois, mais sans prédire la catastrophe (sous-entendu : pour les networks) comme d’autres ont pu le faire les années précédentes.

On nous dit que la télévision change… or les Emmy Awards continuent de ne surtout pas changer.

Au fil des deux dernières cérémonies, nombreuses ont été les références à des séries de Netflix, notamment. Surtout House of Cards et Orange is the new black, parce que Lilyhammer n’est même pas entièrement américaine… et que Hemlock Grove est une série de genre alors bon, oh, hé. Quant à Arrested Development, dans les esprits elle semble rester une série de network. Mais même si finalement la vision du catalogue de Netflix reste limitée, les plaisanteries et les clins d’œil sont nombreux.
Sauf que… plus les Emmys semblent reconnaître l’existence de ces séries, culturellement, jouant sur leurs codes pour animer la soirée et espérer plaire aux spectateurs qui s’enthousiasment pour ces fictions, moins les récompenses elles-mêmes prennent acte de leur existence.
En ignorant copieusement Orange is the new black, dont la première saison était pourtant nommée à foison cette année, et sachant la vague de sympathie qu’a rencontrée la seconde saison il y a quelques semaines à peine, les votants de l’Académie ont montré qu’ils n’en avaient rien à faire de ces changements dans l’industrie, et qu’ils avaient bien l’intention de les ignorer aussi longtemps que possible. L’an dernier c’était la même : House of Cards avait été complètement délaissé lors des remises de prix. N’empêche que Kevin Spacey avait fait tout un gag pendant le monologue de la soirée jouant uniquement sur son rôle dans la série politique.
Comme refusant d’une main ce qu’ils sont bien contents de récupérer de l’autre, les Emmy Awards s’obstinent à utiliser le succès de Netflix sans vouloir le reconnaître pour ce qu’il apporte et/ou suscite.

Il faut dire aussi qu’il y a un gros malentendu sur les Emmy Awards.
Entre ceux qui les regardent pour que triomphe uniquement la qualité (une cérémonie qui a autant arrosé Tout le monde aime Raymond pendant une décennie ne devrait pourtant pas nous tromper à ce sujet) et ceux qui les regardent pour se plaindre des résultats, les Emmys sont profondément incompris. Ce n’est pas faute de nous rappeler, année après année, généralement dans le monologue en guise d’avertissement, dans une blague gentillement acide, que l’industrie est surtout là pour s’auto-congratuler : on continue de penser que les Emmy Awards représentent quelque chose de plus grand.

On voudrait que les Emmy Awards récompensent exclusivement la qualité. Déjà, ça commence super mal comme souhait, vu la subjectivité du truc ! Mais en plus, on voudrait qu’ils soient en accord avec la vision de la télévision qu’ont les spectateurs. Ce n’est pas le but de la chose. Ça ne l’a jamais été, comme l’ont montré, pendant la décennie précédente, les critiques qualifiant « d’élitistes » les victoires de certaines séries du câble au détriment de séries bien plus populaires.
En fait c’est à peu près le but de… zéro cérémonie de récompenses dans le monde. Il suffit de voir comment seule une poignée de chaînes du câble sont reconnues, là où jamais une ABC Family (pourtant des séries comme Bunheads ou The Fosters ne voleraient ou n’auraient pas volé leur statuette) et une BET n’aura la moindre chance (la chaîne a pourtant cette année tenté le coup en soumettant Being Mary Jane). On a du mal à vivre avec ce concept. C’est pareil pour la musique, les films et même les… clips musicaux (meilleure vidéo de rock pour Lorde, vraiment !?).

Les téléphages qui suivent les Emmys, pour la plupart, ne comprennent pas le concept des Emmys. Moi non plus, je vous rassure, parce qu’année après année je continue de m’énerver et vouer Modern Family aux pires supplices.

Les Emmy Awards sont, ont été, seront encore bien longtemps, une cérémonie de networks.
Les networks payent pour elle. Ils en profitent pour lourdement promouvoir leur rentrée et leurs stars. Ils ont déjà du mal à avaler la pilule du câble, alors internet, vous pensez, ils vont pas se ruer pour en faire l’éloge.

Les Emmy Awards récompensent une vision de la télé en voie d’extinction, parce que c’est une vision de network… comme en témoigne la pathologique incapacité de l’Académie à établir clairement ce que sont une mini-série, un téléfilm, une dramédie ou tout simplement un acteur principal, rendant les bulletins d’inscription complètement confus (ce qui autorise ainsi les votants à n’en faire qu’à leur tête). A chacun de décider si ça en fait une cérémonie moribonde : les cyniques aiment bien prédire l’arrivée du corbillard.
Personnellement je pense que la soirée a d’autres bons côtés, qui restent des composantes d’un bon moment une fois qu’on a conscience de leur aspect conventionnel ; je les évoquais dans l’un de mes premiers articles sur le sujet d’ailleurs. Dans quelques mois j’aurai complètement oublié cette histoire de Modern Family, la résilience étant une chose magnifique, par contre je me repasserais les bons moments dans bien des années encore, comme je le fais pour d’autres cérémonies passées (les personnes qui suivent le compte Facebook du site ont pu le voir hier). J’aime les Emmy Awards parce que j’aime qu’on y célèbre la télévision, quand bien même c’est une certaine télévision seulement. Et en dépit du fait que ce n’est pas simplement un art, mais aussi une industrie avec tout ce que ça compte d’hypocrisie et de vénalité.
La partie de l’industrie qui met la main à la poche, année après année, freine des quatre fers dés lors qu’il s’agit de voir la télévision sous un angle plus vaste. C’est pour ainsi dire dans son ADN, on sait très exactement ce pour quoi on signe.

A quoi ressemblerait une vision totalement artistique des récompenses, débarrassée de tout clientélisme ? On ne le saura jamais. Autant se faire une raison. Ou attendre que Netflix, Hulu et Amazon se lassent et créent la leur.

Voilà, bon, maintenant ça fait une semaine qu’on parle d’Emmy Awards et de séries US, place à un fun fact venu d’un autre endroit de la planète.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Marion dit :

    Belle analyse qui fait un peu redescendre la pression 🙂

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