Le revers de la médaille

24 septembre 2014 à 0:16

Scorpion avait l’air, sur le papier, d’être une tentative détournée de ramener Numb3rs ; c’est vrai en pratique aussi, mais avec un propos supplémentaire particulièrement dérangeant sur le rapport entre l’intelligence et les troubles du développement. Ce qui en fait donc mon premier pilote détestable de la rentrée. Il en faut toujours un.

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Vous prenez des génies, vous leur faites faire toutes sortes de trucs à moitié compréhensibles avec un maximum de technobabble, et paf ! Vous avez des superhéros des temps modernes. La formule n’a rien d’extraordinaire ni d’original, et bien des séries l’ont employée, à divers degrés, depuis environ une décennie. Avant, ces personnages servaient de support à des héros qui se chargeait des scènes d’action impressionnantes, mais avaient besoin de gens intelligents en coulisses. Désormais les surdoués eux-mêmes assurent le front et le back office.
Scorpion n’a rien inventé mais si on devait tenir rancune à toutes les séries de son genre, on exècrerait la télévision d’une haine féroce.

Ce qui me dérange en revanche, c’est la systématique caractérisation des « génies » comme de personnages atteints (sévèrement ou non) de ce qui est souvent décrit comme un véritable handicap, notamment dans le domaine social (mais pas seulement).
C’est un ressort comique pour The Big Bang Theory, par exemple, depuis le départ ; et en dépit de l’orientation de plus en plus romcom de la série, ça reste l’un de ses outils principaux. C’est évidemment le ressort de nombreuses séries procédurales, Monk en tête (et toutes les séries de la planète qui, de près ou de loin, empruntent sa formule de l’excentrique génie incapable d’interagir avec ses semblables), et Scorpion s’inscrit dans sa lignée. Mais c’est surtout une énorme facilité qui ne doit pas grand’chose à la réalité.

Il n’y a pas de corrélation prouvée entre l’intelligence mesurée sous forme de QI, et les troubles du développement. Être intelligent n’est pas la récompense de ceux qui semblent incapables de fonctionner « normalement » en société ; à l’inverse, avoir du mal à communiquer avec ses semblables n’est pas la contrepartie d’une intelligence surdéveloppée. L’autisme ou les TOC (tout comme la mysophobie ou l’addiction au jeu, qui sont utilisés au même niveau comme des character flaws), montrés à l’écran dans le premier épisode de Scorpion à défaut d’être nommés, arrivent aussi à des personnes au QI dans la moyenne ; ce ne sont pas des espèces de punition cosmiques qui rétablissent un peu de justice, sur l’air « déjà qu’il est intelligent, il va pas en plus être fonctionnel socialement ». Eh bah parfois si. Et puis parfois non. Et puis il y a des gens autistes qui mènent une vie tout-à-fait quelconque ; ça vaut la peine de se demander pourquoi certains ne sont jamais diagnostiqués, ou tardivement.
Le lien que fait Scorpion entre ces deux éléments (le degré d’intelligence et le degré de « handicap ») est d’autant plus irritant que l’épisode en fait à la fois son ressort principal pour l’intrigue de l’épisode, mais aussi son seul et unique fil rouge, clairement explicité en fin de pilote : désormais, la serveuse Paige qui, à défaut d’être intelligente, est capable de communiquer et de ressentir de l’empathie, va servir, je cite, de « traductrice » aux génies de la série. En échange, Walter, lui-même incapable de relations interpersonnelles normales, « traduira » son fils pour elle, puisqu’il révèle à Paige que son fils est en effet comme lui.

Eh, arrêtons-nous deux secondes là-dessus, ok ?
Alors disons que d’accord, Paige, avec son salaire de serveuse, n’a jamais eu l’idée d’emmener son fils voir un spécialiste pour confirmer ses soupçons (elle le décrit comme « challenged »), bien que clairement elle soit obligée de le retirer de l’école pendant plusieurs jours parce qu’il a « du mal à s’adapter ». Bon, admettons.
Mais qu’il suffise à Walter, un homme certes intelligent mais avec une spécialisation essentiellement informatique, de quelques minutes pour établir qu’il est aussi intelligent que lui… Or le QI mesure l’intelligence à travers la capacité à comprendre, analyser, synthétiser et utiliser des données ; le QI ne mesure pas les connaissances. Si Walter est un génie lorsqu’il s’agit d’ordinateurs et de programmes, et dans une certaine mesure de hardware, a priori rien ne l’autorise à poser un diagnostic sur un enfant qu’il n’a observé que de loin, alors qu’il faut une batterie de tests à des spécialistes pour d’ordinaire le diagnostiquer. A la place de Paige, je ne prendrais pas plus au sérieux l’analyse de Walter sur ce qui arrive à mon fils que celle sur mon vernis à ongles. Walter lui fait une révélation qui pourrait tout-à-fait être inexacte.

Je sais, je pinaille : Scorpion se sert avant tout de ces éléments comme de prétextes à rapprocher Walter et Paige. Ce sont des fils rouges extrêmement fins dans une série qui s’intéresse avant tout à sa « catastrophe du jour » ; en témoigne la backstory entre Walter et l’agent Gallo, clarifiée et archivée en moins d’une heure. Mais c’est justement ça qui est quasiment criminel.
Scorpion fait des raccourcis ridicules, continue de populariser des stéréotypes (et des réactions à ces stéréotypes) dommageables sur la santé mentale au sens large, et les utilise uniquement pour une histoire de love interest, ainsi que pour aérer une intrigue qui repose sur 90% de charabia déclamé à toute allure, et des mots qui comptent triple au Scrabble.
Ce n’est pas juste une série quelconque, ce qui en soi m’agace en tant que téléphage ; c’est une série qui se joue d’un sujet compliqué et suffisamment mal compris comme ça, et ça m’énerve en tant que personne.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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