Do you see what I see ?

24 juin 2015 à 23:30

Nous interrompons votre programme pour une information de la plus grande importance : Mr. Robot commence ce soir à la télévision américaine !
En réalité, le pilote est visible depuis un mois : USA Network a décidé de le mettre en ligne afin de rassembler un maximum de public derrière ce qui est probablement le projet de série le plus ambitieux de son histoire. Un peu à la façon de Lifetime avec UnREAL (l’autre immense nouveauté américaine de cet été), on sent que les exécutifs font ce qu’ils peuvent pour mobiliser l’attention autour d’un projet atypique, quasiment intrus dans leurs grilles au regard des autres fictions qui s’y trouvent. Des exécutifs qui croient en l’originalité d’une série ? Pas de doute, on n’est pas sur un network.

Mr. Robot ne payait pourtant pas de mine, sur le papier : un hacker face à une conspiration mondiale. Mais le pilote de Mr. Robot, incroyablement réussi et prenant, va bien plus loin, et démontre que derrière même le pitch le plus fatigué possible, il se cache des terres vierges que la fiction télévisée n’a encore jamais explorées.

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Elliot est un informaticien qui travaille à Allsafe Security, une start-up new-yorkaise qui assure la sécurité des données de grande compagnies. Il emploie tout son temps libre à hacker des gens, généralement plus par curiosité qu’autre chose, avec une idée en tête : ils cachent forcément quelque chose de mauvais. Elliot hacke leurs informations personnelles parce qu’il s’attend à trouver les squelettes dans leur placard, qui lui permettent de mépriser ses interlocuteurs ; il apprécie de ne rien trouver (comme dans le cas de son amie d’enfance Amanda, ou de sa thérapeute Dr Gordon), mais devient alors condescendant envers les gens trop naïfs et fragiles pour avoir quelque chose à cacher. Personne ne sort grandi avec Elliot.
Le pilote ne le montre pas comme quelqu’un qui aime hacker pour le plaisir d’ouvrir des portes verrouillées ; la série prend avantage du nombre de données laissées sur les réseaux sociaux notamment (Facebook, eHarmony, etc.) pour montrer comment le personnage principal juge les gens d’après les traces d’eux qu’ils laissent en ligne. Elluit les juge à l’aune de ce qu’ils disent d’eux, simplifiant leur personne, rapportant leur vie et leurs émotions à ce à quoi il peut accéder via son ordinateur. C’est un trait quasi-obsessionnel et une vision des humains biaisée, mais Mr. Robot embrasse totalement cet angle parce qu’Elliot est quelqu’un de profondément asocial, et que son inaptitude à échanger avec d’autres est fondamentale dans la façon dont Elliot traite leurs données.

Ce n’est pas la seule caractéristique d’Elliot. En plus d’être asocial (ce qu’il doit en grande partie à de l’anxiété sociale et d’introversion), Elliot est aussi anti-social. C’est sûrement le discours le plus incroyable de Mr. Robot : son personnage central (qui n’est pas éponyme ; on y revient) en veut moins aux gens qu’il croise, qu’à la société dans son ensemble, qui a créé un monde en préfabriqué. Bien qu’il utilise les réseaux sociaux (…des autres, pour les espionner puis les réduire à des données), Elliot méprise la culture qui s’est construite autour de partage d’informations personnelles sans substance, par exemple. Il déteste une société qu’il considère comme hypocrite, et n’éprouve que du dégoût face au contrôle et l’auto-contrôle que symbolise l’argent dans un monde très matérialiste.
Tout cela se matérialise dans la compagnie « E ». On ne connaît pas la signification du « E », la première lettre du nom d’une des plus grandes multinationales, dont la présence dans la vie des gens est tentaculaire ; Eliott la surnomme Evil Corp, et ça nous en dit suffisamment. Les décisions prises au sein de la société « E » affectent des millions de personnes, modifient nos modes de vie et de pensée, en un mot : nous manipulent… de notre plein gré. C’est la plus insidieuse des conspirations du monde !
Alors forcément, dés que son logo apparaît (c’est-à-dire partout), Elliot n’éprouve que répugnance à son égard. Et le pire, c’est qu’Allsafe travaille justement pour Evil Corp.

Lorsque les serveurs d’Evil Corp précisément sont attaqués par une attaque DDoS, Elliot est chargé d’intervenir pour rétablir le service, mais il découvre que la personne qui a hacké Evil Corp a laissé un message, bien caché, sur un serveur. A l’encontre de tout bon sens, il se sent incapable de l’effacer ; ce message s’avère être un test d’entrée dans un groupe de hacker très secret (la « F Society »), dont Mr. Robot est le chef et le recruteur. Et il veut recruter Elliot.
Que cherche à accomplir Mr. Robot ? Tout simplement détruire Evil Corp, et reformater toutes ses données. Ce faisant, la F Society aura réussi à rebooter notre société toute entière… Ce n’est pas Profit ici, on n’en a pas après les gens, mais après le système.

Le projet de Mr. Robot est terriblement ambitieux. Et au regard de ce pilote, parfaitement écrit et maîtrisé, on n’a aucun doute que cette ambition soit à portée de main. La série dépeint un monde qui repose sur le capitalisme, et Mr. Robot et la F Society précisément détruire le capitalisme. Combien de séries américaines anti-capitalistes connaissez-vous, au juste ?
Mr. Robot ne veut pas simplement nous raconter l’énième lutte d’un justicier (ou d’un groupe de justiciers) décidant de mettre à terre une conspiration dangereuse ; son projet est de détruire notre société telle qu’elle est existe, et de… de quoi au juste ? Que pense proposer Mr. Robot au-delà ? Le pari est fascinant, parce que plus aucune politique moderne du monde occidentale ne propose de vivre sans le capitalisme.
Mr. Robot a des possibilités d’évolution démentielles, et absolument inédites. A part peut-être Person of Interest (dont j’ai de bons retours à mesure qu’elle progresse, si bien que j’ai presqu’envie de lui donner une seconde chance), je ne vois aucune série contemporaine qui joue dans la même catégorie.

Mais cet accomplissement ne sera pas simple à atteindre, car la série s’est choisi un personnage bien particulier, qui démarre le pilote en parlant à des personnes imaginaires (nous décidons de le prendre pour nous et d’avoir la bonté de croire qu’il n’est pas totalement dérangé, mais Elliot, lui, est convaincu de parler dans le vide). Et tout l’épisode va être parsemé de monologues pendant lesquels Elliot va s’interroger sur sa santé mentale et sa capacité à dériver de la réalité. Parce qu’il a des troubles psychologiques, mais également parce qu’il use quotidiennement de drogues, Elliot est un narrateur qui n’est pas fiable, et surtout, il le sait. Il se rend compte que sa vision du monde est exacerbée par ses problèmes et par sa consommation de psychotropes ; il se rend compte qu’il peut parfois lâcher la rampe et perdre la réalité de vue ; il se rend compte que parfois il s’enferme dans une spirale d’illusions. Forcément la question qu’il se pose, c’est : « est-ce que j’ai vraiment vu ce que j’ai vu ? ». Il doute de l’existence de Mr. Robot quelques minutes après l’avoir vu et avoir visité l’antre de la F Society, par exemple. Nous les avons vus, et nous sommes tentés de le rassurer, mais en même temps l’omniprésence de la voix-off et le point de vue strictement limité à la première personne nous rappelle que nous ne faisons qu’appréhender le monde à travers les yeux (dilatés) d’Elliot. Peut-être, qu’Elliot a imaginé tout cela dans son délire anti-social (mais ce serait trop facile, bien-sûr). Il est également possible que ce ne soit ni vrai, ni faux, et qu’il ait simplement surinterprété des évènements. En fait là encore, tout est possible. Qui plus est, il semble avoir tellement besoin de croire en la mission de la F Society, qu’il n’est pas très difficile d’imaginer qu’il puisse être abusé par le très débonnaire Mr. Robot dans un but moins avouable, après tout.
C’est de cette façon, d’ailleurs, que Mr. Robot parvient à déjouer le piège du « héros très intelligent mais qui est socialement inapte » (telle qu’on en parlait à l’occasion de Scorpion) : en jouant totalement sur l’incapacité d’Elliot à déterminer dans quelle mesure il est en train de perdre la raison, et dans quelle mesure la perte de contact avec la réalité (et ses proches) est en train de sonner le glas de sa santé mentale. D’ailleurs en introduisant les drogues dans le quotidien d’Elliot, la série sous-entend qu’une partie au moins de son comportement n’a rien d’inéluctable, et est auto-entretenue.

Mr. Robot pose aussi à travers le personnage d’Elliot une question plus poignante : le héros vit-il en-dehors de la société parce qu’il voit ses travers, ou l’inverse ? L’implication future d’Elliot dans la mise à sac d’Evil Corp va-t-elle l’éloigner toujours plus de sa faible part d’humanité (elle persiste pour le moment ; en fait c’est pour aider Amanda qu’il décide finalement de sauter le pas et suivre les instructions de Mr. Robot), le plongeant dans un comportement toujours plus « dysfonctionnel » ? Faut-il donc être dysfonctionnel pour se sortir de l’emprise d’Evil Corp ? Et dans ce cas, même si Evil Corp est vaincue, la société constituée de personnes considérées comme plus « fonctionnelles », n’est-elle pas beyond saving ? Et cette société, au fait, eh bien… c’est nous.
L’inconfort créé par Mr. Robot (notamment en nous renvoyant à nos propres comportements sociaux et économiques) est réel, mais nous n’en sommes pas la victime principale. USA Network (filiale du groupe NBCUniversal, filiale du groupe Universal Studios, filiale du groupe Comcast) a commandé pour quelques millions de dollars une série qui prend pour cible les conglomérats et leur influence sur notre quotidien. A la grande rigueur on pourrait imaginer une websérie indépendante s’attaquer à ce que fait Mr. Robot, mais là, c’est presque du hacking culturel !

Les défis qui attendent Mr. Robot sont multiples, mais quand on voit à quel point ce premier épisode est déjà fascinant et coupe le souffle de par son personnages ambigu, il n’y a pas trop de quoi se faire de soucis. Le projet apparaît déjà comme plus abouti que 90% des pilotes qui nous parviennent, et ce n’est que le commencement. Et je vous prie de croire que cet été, je vais être devant mon ordinateur pour ne pas en louper une miette, tweetant frénétiquement au sujet de cette série que je pressens comme incroyable, et partageant sur les réseaux sociaux mon enthousiasme. Oui, moi aussi j’ai besoin qu’on me délivre des griffes de « E »…

par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. deadwood dit :

    Pour USA NETWORK viens de commander une saison 2.

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