Never forget

7 novembre 2015 à 18:00

J’aime bien ce qui se passe en Scandinavie en ce moment, et surtout, j’aime bien que ça en sorte. J’aime bien parce que l’évolution me parle : on est passés d’un moment où tout le monde s’engouffrait dans une même brèche (le « Nordic Noir » et ses meurtres à n’en plus finir), à un moment de quasi-plénitude où, le succès aidant, on s’autorise à tenter plein de choses, et donc à exporter plein de choses. Ce n’est pas que la Scandinavie n’ait jamais été QUE meurtres (oh non !), mais c’est que ces séries-là, en particulier, voyageaient mieux, et ce n’est un secret pour personne.
C’est juste que, de flic en flic et d’enquête en enquête, les ressources insoupçonnées du « drama pur » à la scandinave restaient invisibles sur nos écrans. J’avais beau rager dans mon coin que personne ne regardait Koselig Med Peis ou Buzz Aldrin, eh bien ça ne changeait rien au fait qu’il fallait déployer des efforts personnels pour avoir accès à ces séries.
Elles n’étaient pas offertes sur un plateau d’argent, en primetime sur Canal+ Séries, comme ce sera le cas ce soir de Frikjent (sous son titre international d’Acquitted).

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Frikjent est tout ce que j’ai envie de voir dans une série moderne. On y parle au même niveau de choses très concrètes, et d’autres très abstraites. On y voyage entre le proche et le lointain. On caresse le sociétal et l’humain d’un même geste.
Dans Frikjent plane le fantôme de la faillite, du chômage et de l’échec ; dans un même temps, la série s’absorbe dans la contemplation toute aussi déplaisante (mais différemment) du sentiment de culpabilité, du pardon et de la rancœur. Il y est question de la vie d’une entreprise, avec ses finances et ses problèmes (on a pu voir d’ailleurs qu’une autre série scandinave, Bedraget, s’essayait à un exercice d’équilibre similaire), mais on s’autorise aussi un plan plus large sur tout ce que cette compagnie signifie pour la communauté qui en vit. Organiquement, Frikjent crée un monde universel où on se reconnaît malgré les différences, où les angoisses restent sensiblement les mêmes, où les menaces sont familières. Mais dans ce contexte, la série crée en plus un petit microcosme qui en revanche, est bien particulier, répond à un passé singulier, et s’attache à aborder des thèmes uniques.

Dans Frikjent, ce microcosme est celui d’une famille qui, voilà 20 ans, a perdu une fille, Karine. Une fille dont tout le monde pensait qu’elle avait été tuée par son petit-ami, Aksel… jusqu’à ce que celui-ci soit jugé innocent par un tribunal, quand bien même tout le monde le présumait coupable. Après deux décennies, pendant lesquelles il est devenu un homme d’affaires aguerri, et surtout passées au loin, Aksel est appelé à la rescousse pour sauver l’entreprise des parents de Karine… et personne n’a vraiment envie que cela se produise. Et pourtant, pour sauver plusieurs centaines d’emplois, il faudra bien.

Il y a quelques temps, j’avais eu une discussion animée avec quelqu’un qui me soutenait qu’une série dramatique était forcément soapesque. C’est quelque chose contre quoi j’avais eu le réflexe de me débattre sur le moment (entre autres parce que la notion de « soapesque » est profondément péjorative), et c’est aussi quelque chose qui a continué de m’animer au-delà. De nombreux épisodes me sont passés sous les yeux depuis, pendant lesquels je me demandais : « bon mais là, c’est dramatique… mais c’est pas soapesque, si ? ». Ou, au contraire, rassurée : « AHA ! c’est bien la preuve qu’on peut faire du dramatique sans emprunter au soap ».
La nuance est parfois ténue, n’en doutons pas. Mais quand je me retrouve face à des séries du genre de Frikjent, le doute s’estompe rapidement : ici il n’est pas question de retournements de situation, ou de personnage en confrontant d’autres. A mes yeux en tous cas, ce qui se dessine, c’est qu’un « drama pur » a pour vocation d’explorer l’existant : qui sont les personnages, quelles sont leurs blessures, quelles sont leurs relations ? Pas au sens où il s’agit de secrets à découvrir, mais parce qu’à la façon d’un portrait, on y détaille les traits un peu plus à chaque coup de pinceau, pour apporter une nouvelle nuance, et finalement décrire la nature humaine. C’est ce qui, au bout du compte, provoquera une émotion non-distillée, si possible authentique, loin de la manufacturation d’intrigues « soapesques » dont le but est avant tout de garder le spectateur devant l’écran, pas nécessairement dans une émotion. Mais encore une fois, il m’est difficile d’écarter totalement la notion péjorative du terme « soapesque », et je l’admets bien volontiers.

Au stade du pilote en tous cas, Frikjent me semble faire partie de ces séries-là. De ces séries qui partent d’une situation pour détailler ce qui a déjà été dit ; pas pour révéler, ni pour surprendre, et encore moins pour renchérir. Son objet est dans la relation déjà existante entre ces personnages, voire dans leur relation à eux-mêmes. Elle veut déterminer comment ce qui s’est déjà produit doit être porté par chacun désormais, quoiqu’il advienne.

La haine que porte Eva, la mère de Karine, à Aksel, est tenace, mais la situation la force à ravaler sa fierté pour que son entreprise puisse être sauvée. La rancœur pousse Aksel à retourner dans son patelin natal de Lifjord pour y trouver sa revanche, quand bien même il pensait ne pas avoir besoin de la prendre.
On n’aborde pas Frikjent en se disant qu’on va découvrir qui a vraiment tué Karine ; dans le fond on ne s’intéresse même pas vraiment à la question. En revanche on veut voir quel genre d’humain chacun va se révéler dans ce face-à-face où les deux parties en présence veulent avoir le dessus moralement, mais sont animées par les ombres bien trop noires du passé pour réussir à s’en tirer par le haut.
Il n’y a pas à proprement parler de suspense quand on démarre Frikjent, mais il y a une tension émotionnelle forte ; les personnages sont à fleur de peau, ils se mentent un peu à eux-mêmes, ils adoptent une posture, en bref ils existent. La façon dont ils s’arque-boutent sur les blessures du passé a pris trop d’importance avec les années pour pouvoir être ignorée, et peut-être même pour être changée (mais le « drama pur » s’intéresse moins aux changements qu’aux évolutions). Les personnes qui gravitent autour d’Aksel et Eva vont devoir, par la force des choses, elles aussi, adopter une posture ; à charge pour les spectateurs de les accompagner et d’assister à la façon dont chacun va se placer sur cet échiquier sans vainqueur.

Elle est là, la promesse de Frikjent ; elle est là et elle est belle, même si elle n’est pas aussi accessible qu’un meurtre et/ou un secret. Lovée dans la verdure rocheuse de la Norvège, Frikjent s’apprête à nous raconter une histoire de rancune et de pardon, en primetime s’il-vous-plaît. Et si ça, ça ne vous provoque pas d’émotion…

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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