Terrain miné

27 mai 2016 à 22:03

La réunion publique entre les habitants de Letlapeng, leur élu, et un représentant de la multinationale minière Borwa Ressources, ne s’est pas aussi bien déroulée que prévu.

Les riverains et paysans, qui forment l’essentiel des travailleurs de Letlapeng, espéraient trouver des réponses ; M. Makhira, conseiller municipal de la bourgade est assis aux côtés de M. Mazwai et tous deux n’ont que langue de bois à proposer. Pourtant le sujet qui occupe cette salle est d’importance : le cours d’eau qui traverse Letlapeng, qui alimente les champs, qui est au cœur du quotidien domestique, serait empoisonnée par les activités de Borwa, et un nombre grandissant d’habitants tombe malade. Makhira tente clairement de ménager la réputation de son prestigieux invité, même si pour cela il lui faut se mettre à dos la population. Quant à Mazwai, il nie en bloc que les activités de Borwa Ressources ont quoi que ce soit à voir avec les problèmes sanitaires de la communauté, et se réfugie derrière du verbiage complexe. Même l’intervention de Dumisani Magwaza, un activiste du People’s National Party (PNP, une mouvance politique très à gauche) qui vient carte à l’appui exposer la situation de Letlapeng pour exiger des explications, n’obtient rien de plus de deux hommes en costume.
Excédés de n’avoir pas de réponse à leurs angoisses, et avec l’impression nette d’être en train de se faire entuber aussi bien par l’entreprise que par leur propre élu, les habitants s’énervent ; Mazwai décide de partir prestement, mais rattrapé par la foule en colère, il est victime d’un necklacing.

Non, la réunion publique de Letlapeng n’a pas bien tourné. Et maintenant les choses ne peuvent qu’empirer.

Ihawu-650

Avant que je ne poursuive ma review du premier épisode de la série sud-africaine Ihawu, clarifions quelque chose : cette série est à la fois l’exemple-type de fiction qui explique pourquoi regarder des séries venus de pays méconnus est important… et l’exemple-type de fiction qui explique pourquoi cela peut être difficile.
Ihawu soulève des thèmes qui, bien que totalement compréhensibles au premier degré par un spectateur européen (…une spectatrice, dans ce cas précis), comme la pollution d’un cours d’eau par une grosse entreprise, recèlent aussi un nombre assez incroyable de subtilités locales, la pratique du necklacing ayant, vous l’avez vu parce que vous avez suivi le lien (mais si, vous l’avez suivi !), de fortes connotations historiques et politiques en Afrique du Sud. Certaines séries ne présentent pas cette difficulté, mais Ihawu fait partie de celles qui nécessitent un peu de culture générale (ou à défaut, de lecture a posteriori) pour comprendre ce qui se trame.

Car au-delà de ce premier incident, tragique s’il en est, la série va s’orienter vers un propos encore plus politique en adoptant principalement le point de vue de Sihle Dlamini, une doctorante en sciences politiques très investie dans son domaine d’études. En fait elle est tellement investie que lorsque, ce jour-là, son petit-ami la demande en mariage, elle préfère filer à ses cours que lui donner une réponse, même imprécise ; plus tard ce soir-là, absorbée dans un devoir, elle va à nouveau repousser sa réponse (elle lui dira finalement oui, même si les négociations de la lobola ne sont près de commencer de sitôt). Bref Sihle est ce qu’on appelle « engagée ». Et elle est enragée, aussi : par cet acte de necklacing, qu’elle a vu à la télévision ; par l’absence de condamnation ferme de Dumisani devant le micro d’une journaliste, aussi ; et plus généralement par les idées du PNP, qu’elle juge très négativement.
Mais parce qu’elle n’est pas du genre à garder sa colère pour elle, et que pendant un débat en cours avec Dumisani, qui était invité quelques heures à peine après le drame de Letlapeng, elle n’a pas pu s’empêcher d’exploser, son professeur de sciences politiques décide de lui donner un devoir. Sihle doit étudier les propositions politiques, sociales et économiques du PNP, principalement l’indigénisation (que le parti souhaite importer entre autres du Zimbabwe), en accompagnant Dumisani dans son travail à Letlapeng, où il vit également. La perspective ne réjouit pas vraiment Sihle au départ, mais en se familiarisant avec les idées du PNP, la jeune femme va progressivement s’intéresser à la démarche du parti, et même admirer le travail fait par Dumisani à Letlapeng. C’est ainsi qu’elle se familiarise avec les problèmes sanitaires locaux et les accusations qui pèsent sur Borwa Ressources. Or, dans cette grande compagnie, il y a quelques heures à peine, sa meilleure amie vient d’être promue au poste de responsable du service de minéralogie….

Vous le voyez, c’est assez dense, ce que pratique Ihawu dans cet épisode inaugural. Et ça l’est d’autant plus que la série est assez bavarde, même si l’essentiel de ses conversations se déroulent à couteaux tirés (Sihle n’hésite jamais à aller à la confrontation, c’est même son mode par défaut). Personnellement, je n’avais jamais entendu le terme d’indigénisation au sens économique, par exemple, or le sujet est assez complexe ; en outre, il est imbriqué dans l’histoire économique de l’Afrique du Sud de l’Apartheid, rappelant à plusieurs égards certains thèmes soulevés dans The LAB. Il y a donc beaucoup à digérer au terme du visionnage d’un seul épisode, ne nous mentons pas.
Et le pire, c’est que d’après les résumés que j’avais lus, ce n’est là qu’une façon pour la série de poser des éléments de contexte, car l’essentiel de l’intrigue va tourner au thriller autour d’une tentative d’assassinat et de changements d’identité ! J’espère pouvoir mettre la main sur les épisodes suivants pour comprendre un peu comment on passe de ce premier épisode d’exposition aux suivants, parce que, wow, l’entreprise est colossale.

Et pourtant Ihawu tient bien la route, en dépit de ce foisonnement d’idées complexes et de ces débats d’idées économiques. En tous cas sur le fond, qui donne l’occasion à de nombreux personnages de donner clairement leur position sur des idées très abstraites, mais aussi de forcer plusieurs protagonistes dont Sihle à sortir de l’abstraction pour comprendre les conséquences réelles du système actuel (ici sur la communauté paysanne de Letlapeng). Sur la forme, en revanche, il est impératif à certains moments de mettre de côté sa production parfois un peu sommaire afin d’apprécier le contenu (on ne va pas se mentir, j’ai vu des séries sud-africaines avec un budget plus important, hein ; quant aux quelques fondus au noir, ils m’ont rappelé les lourdeurs de la première saison de When We Were Black). L’interprétation énergique de Tumie Ngumla, qui incarne Sihle, et la présence impressionnante du pourtant frêle Mbulelo Grootboom, qui habite Dumisani, font le reste.

Franchement, Ihawu n’est pas toujours facile d’accès, surtout si on veut comprendre les subtilités qui se trament sous la surface de son intrigue, mais elle a l’air d’en valoir la peine. Mais les mêmes raisons qui font d’elle une fiction fascinante, expliquent aussi… pourquoi ses chances de voyager hors du continent africain sont proches de zéro.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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