Les 5 Salopardes

13 octobre 2016 à 18:37

1942. En République de Carélie, les choses sont plutôt calmes, alors qu’ailleurs l’Union soviétique est en guerre contre l’Allemagne nazie depuis deux ans. C’est dans un petit village que s’est positionné le seul poste militaire soviétique de la région ; on y trouve peu à faire, et en-dehors d’un avion ennemi à abattre de temps à autres, il n’y a rien à signaler. Autant de raisons qui conduisent les soldats soviétiques à traiter l’endroit plutôt comme un lieu de permission que comme une affectation à proprement parler.
Un seul d’entre eux, le sergent Fedot Yevgrafovich Vaskov, ne participe pas à l’ambiance R&R. Logé, comme ses camarades, par l’une des femmes du village (dont pour la plupart le mari est au front), il est le seul à n’avoir pas profité de la situation. Après qu’une énième bagarre entre soldats ivres ait éclaté, et que Vaskov soit intervenu énergiquement, la hiérarchie de celui-ci décide d’envoyer ses hommes au front, de le réprimander officiellement, et de lui envoyer un nouvel escadron (il semble que ce ne soit pas la première fois !).

Vaskov supplie son supérieur de lui envoyer des recrues qui ne soient, je cite : « ni des pochetrons, ni des coureurs de jupons ». Son vœu est vite exaucé. Lorsque la relève lui parvient, Vaskov découvre qu’une unité exclusivement féminine lui est désormais affectée.

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A l’origine sortie sous la forme d’un film de 2 heures l’année précédente en Russie (et plusieurs autres pays, même si les choses ont été compliquées en Ukraine… comme souvent ces derniers temps), la mini-série A Zori Zdes Tikhie a été diffusée au printemps dernier sur la télévision publique Perviy Kanal. Elle n’a pas exactement débarqué avec une idée révolutionnaire : son thème, la mini-série A Zori Zdes Tikhie le doit à un film éponyme datant de 1972.
Ce classique du cinéma soviétique est lui-même adapté d’un roman du même nom écrit par Boris Vassiliev et publié en 1969. Vassiliev fait partie des derniers auteurs à avoir appartenu à un courant littéraire surnommé « lieutenant prose« , dont les écrivains étaient des anciens officiers de l’armée soviétique. Tous ont écrit de façon plus ou moins autobiographique sur la Grande Guerre patriotique (les Russes n’appellent pas cette période la « Seconde Guerre mondiale ») des récits où il n’est pas forcément question d’héroïsme… C’est justement la réputation de l’histoire proposée par le roman A Zori Zdes Tikhie, où les actions militaires le disputent à des portraits déchirants de Soviétiques dont la vie a été changée par le sens de l’Histoire.

A commencer par le sergent Vaskov, qui n’est pas un plaisantin. Même s’il prend son assignation en Carélie au sérieux, il porte aussi en lui une part d’amertume, car il préfèrerait être au front, où il a passé en tout et pour tout une demi-journée avant d’être blessé par un tir d’obus et remisé dans ce petit village paisible. Bien-sûr, il en a tiré une médaille, mais c’est une bien piètre consolation.
Dans A Zori Zdes Tikhie, Vaskov trimbale donc sa mauvaise humeur aux quatre coins du village, qui n’en possède même pas tant, où il fusille tout le monde du regard… et en particulier les habitantes locales qui fricotent avec des officiers alors qu’elles sont mariées. Lorsque des femmes lui sont envoyées pour assurer la défense anti-aérienne, il prend les choses avec son habituelle jovialité, s’imaginant visiblement que c’est une preuve de plus que son travail n’est pas pris au sérieux. A sa grande surprise (pas faute d’essayer de les tenir à des standards plus élevés que les soldats masculins), ses nouvelles subalternes s’avèrent très organisées, capables, et dures à la tache, quand bien même leur présence réclame quelques ajustements.

Progressivement, nous allons en apprendre plus sur elles, aussi. Il s’avère qu’à l’instar de Vaskov, les héroïnes dans A Zori Zdes Tikhie ont au moins autant de blessures et de regrets. On n’arrive pas dans l’armée par hasard, surtout quand on est une femme dans les années 40.
Le premier épisode, dont il me faut souligner la photographie impeccable (mais en attend-on moins d’une série historique russe ?), intercale donc, entre les scènes de la vie au village carélien, des séquences éclairant les circonstances dans lesquelles 5 de ces jeunes femmes sont devenues des soldates. Pour certaines séquences, on est dans le flashback classique : le personnage parle et s’insèrent alors des images du passé qu’elle évoque ; mais pour d’autres, c’est un narrateur (Vaskov, soudainement omniscient) qui raconte une partie de la backstory, aidé de panneaux indiquant le lieu et/ou la date, mais où les protagonistes eux-mêmes parlent peu. Un intéressant mélange de souvenirs racontés et d’histoire rapportée mais présentée comme factuelle…
A Zori Zdes Tikhie ne veut, bien-sûr, pas seulement procéder à ces retours en arrière. Au fur et à mesure que progresse l’épisode, on découvre que l’avant-poste n’est pas épargné par les combats. Lorsqu’un avion nazi vient planer au-dessus du village, l’unité de Vaskov va devoir prendre les choses en main, et l’isolement, que tant de soldats avaient jusqu’alors pris comme une chance, va les forcer à gérer les combats seuls…

Sans aller jusqu’à prétendre que ce premier épisode est parfait le démarrage de A Zori Zdes Tikhie s’avère néanmoins réussi. Les parcours commencent d’ores et déjà à décrire des personnages complexes, dont certes, les décisions ont été influencées par les évènements, mais qui révèlent une personnalité propre, une autonomie, une force intérieure, assez fascinantes. Même parmi les personnages féminins secondaires, comme la cheffe d’escouade, on trouve des héroïnes intéressantes.
Dans tout cela, le maillon faible semble être Vaskov, qui en grommelant à longueur de temps ou en trainant sa misère dans le village, n’apporte pas beaucoup de nuances à son personnage, ni de valeur à l’épisode. Il semblerait toutefois que, si la mini-série suit les oeuvres du même nom qui l’ont précédée (or rien n’est moins sûr : son réalisateur a répété qu’il ne s’agissait pas d’un simple remake), notre héros soit voué à se décoincer un peu et même à tisser des liens avec ces soldates qu’au départ il n’accueillait pas avec enthousiasme.

…Mais c’est, en soi, aussi un problème potentiel, d’autant que dans son épisode inaugural, A Zori Zdes Tikhie insiste pour sexualiser plusieurs fois les choses. Par exemple toutes les femmes du village lorgnent constamment sur Vaskov (il y a quelques hommes âgés mais ils sont considérés comme totalement négligeables en termes de virilité), surtout après le départ des autres soldats masculins en début d’épisode. Une voisine lui dit même clairement qu’il est attendu de lui qu’il repeuple le village ! Les commentaires vont également bon train sur la relation (imaginaire) entre le soldat et sa logeuse, la si austère Maria. Bref, tout le monde a les hormones en feu, dans A Zori Zdes Tikhie, et si jamais ce n’était pas le cas des spectateurs, une scène de la plus grande gratuité, présentant les soldates en train de partager des ablutions dans le sauna du village, se chargera de corriger ça.
J’ai regardé mon lot de fictions de guerre (il s’avère que j’adore ça), et je n’avais jamais vu autant de nudité… mais c’est vrai que la plupart des films et séries de guerre ont des hommes pour héros. Apparemment ce n’était pas du tout le cas du film de 1972, donc c’est sûrement ce que le réalisateur voulait dire par « pas un simple remake »… ce dont on se serait très bien passé. Fort heureusement, il n’est pas nécessaire de regarder cette adaptation pour suivre cette histoire à l’écran : outre le film des années 70, il existe également un film indien tourné en tamoul, et une série chinoise (tournée avec des acteurs russes !). D’ailleurs apparemment, en Chine, le roman de Boris Vassiliev fait partie des programmes scolaires. On en apprend tous les jours…

Il faut quand même admettre qu’en-dehors de ces facilités, A Zori Zdes Tikhie s’en sort magnifiquement bien. Malgré les enjeux imposés par le contexte de la guerre, il y a quelque chose de contemplatif, nostalgique et en même temps résigné dans ce premier épisode. La camera aime bien les surprendre alors qu’ils sont plongés dans leurs pensées. Quand elle capture des moments plus légers (essentiellement entre les filles dans leur baraquement de fortune, ou dans le sauna), on ressent alors les rires et les confidences comme des parenthèses dans des vies construites dans la souffrance ; pas de comic relief ici, juste une respiration pour des hommes et des femmes qui portent d’ordinaire tant de poids sur leurs épaules.
Dans A Zori Zdes Tikhie, ce n’est pas (…pour le moment) la guerre qui détruit les gens : ils arrivent déjà amochés par ce qui a précédé leur affectation à un poste militaire. Et pourtant, en racontant ces histoires de personnages blessés par les incidents précédents (l’exil de la famille de Lizavieta en Sibérie, l’exécution des proches de Zhenya à Tallinn…), A Zori Zdes Tikhie raconte aussi, en creux, l’enchaînement de malheurs. La marche de l’Histoire piétine les anonymes bien avant que les conflits armés n’éclatent…

Alors, malgré ses défauts, A Zori Zdes Tikhie envoûte tout de même, donne à penser, émeut, interpelle. C’est une saga historique à laquelle devraient ressembler toutes les sagas historiques, qui ne traite pas ses personnages comme des excuses mais bien comme des sujets, complexes, denses, importants. Qui raconte effectivement un morceau d’Histoire avec leurs histoires, mais qui donne la priorité à leurs parcours individuels et les magnifie. En somme, on est devant une mini-série historique réussie qui témoigne une fois de plus du savoir-faire russe en la matière ; une expérience que tout téléphage devrait faire au moins une fois dans sa vie.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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