Le cœur du problème

21 février 2017 à 13:23

Les séries médicales asiatiques comptent ainsi, très souvent, parmi les séries les plus politiques de la télévision locale ; ce qui, à la réflexion, n’est pas très étonnant quand on sait combien les séries politiques à proprement parler sont, elles, plutôt rares car souvent considérées trop frontales et sujettes à polémique. On y traite plus souvent d’ambition que de lésions, d’arrivisme que d’anévrisme, de complot que de garrot. La chirurgie, en particulier, symbolise toutes sortes d’excès systémiques, de par les notions d’excellence et de pouvoir que ce microcosme implique. A LIFE s’engage à la suite des nombreuses séries médiales asiatiques dont j’ai pu vous parler par le passé, et se promet d’explorer une fois de plus des questions éthiques dans ce type d’univers, mais fait aussi le choix de proposer une intrigue qui ne renie pas un aspect plus soapesque.

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Pour comprendre ce qui se déroule dans A LIFE, il faut comprendre ce qui s’est déroulé voilà une dizaine d’années : trois internes étaient alors très proches à l’hôpital Danjou. Il s’agissait de Kazuaki, un élève d’origine modeste mais bosseur, Mifuyu, fille du directeur de l’établissement Toranosuke Danjou et enjeu amoureux de Kazuaki, et enfin Masao, un étudiant ambitieux. Et puis, un peu du jour au lendemain, Kazuaki a été convoqué par le Pr Danjou, et envoyé à l’étranger pour parfaire ses connaissances médicales ; officiellement, son statut moins important (il avait étudié la médecine dans une fac mineure, n’avait aucun contact dans le métier, etc.) devait ainsi être compensé par cette opportunité professionnelle.
Seulement voilà, dix années ont passé quand commence réellement A LIFE, et il s’avère que la réalité est un peu différente. Masao a épousé Mifuyu avec laquelle il a eu un enfant, et a même pris le nom de famille des Danjou ; Mifuyu est coincée dans un mariage froid ; et surtout, lorsque le Pr Danjou fait un malaise, la seule personne capable de l’opérer s’avère n’être nul autre que Kazuaki, devenu l’un des meilleurs chirurgiens au monde grâce à l’hôpital de Seattle où il a pratiqué des techniques innovantes.

L’arrivée de Kazuaki à l’hôpital Danjou n’est, évidemment, pas sans effet : elle va réveiller toutes sortes d’émotions enfouies depuis une décennie. Elle va aussi créer de nouvelles dynamiques, dans un hôpital quelque peu encroûté dans ses habitudes et où le chirurgien arrive avec des techniques mais aussi des idées un peu révolutionnaire.
A LIFE joue sur l’interconnexion entre ces deux axes (romantique et « médico-politique »), sans jamais reculer devant une bonne dose de pathos lorsque l’occasion s’en présente. Ainsi on découvrira pendant ce premier épisode que c’est Masao lui-même qui a suggéré (avec toute l’humilité feinte dont il était capable) d’expédier Kazuaki aux États-Unis pour soi-disant aider sa carrière ; ce n’est pas encore explicité mais son mariage ultérieur avec Mifuyu ne relève probablement pas, à cet égard, du hasard. Difficile pourtant de déterminer dans quelles proportions il s’est agi d’une manœuvre romanesque pour conquérir la jeune femme, ou d’un calcul professionnel afin d’évoluer dans la hiérarchie de l’hôpital ; la réapparition de Kazuaki, à plus forte raison dans le rôle du sauveur, ne va que souligner ces doubles enjeux.

Mais outre le triangle formé par les trois anciens internes, aujourd’hui professionnels émérites, A LIFE se fait aussi un devoir d’étudier d’autres choses, en particulier l’institution médicale nippone et la façon dont elle forme les professionnels de demain. C’est bien-sûr, en creux, ce qui se dit du parcours de Kazuaki : son diplôme valait moins, il n’avait aucun soutien (pas même celui de son propre père), et finalement il a été éjecté par le système. Que les choses aient tourné à son avantage à force de persévérance et de travail dans son nouvel hôpital ne change rien aux dysfonctionnements de la structure en elle-même.
Un personnage secondaire d’A LIFE est quant à lui entièrement dédié à la démonstration des tiraillements entre la profession de soignant au sens noble, et la progression de carrière dans le système hospitalier, et offre des questionnements éthiques dans la droite lignée du genre médical en Asie. Souta Igawa, c’est son nom, est précisément un interne au moment où Kazuaki fait son apparition à l’hôpital Danjou. Pris en charge par le médecin chevronné le Dr Hamura, il a jusque là eu droit à un tutorat classique, partagé entre une formation chirurgicale à proprement parler (il assiste lors des opérations) et une introduction aux rouages parfois subtils d’un établissement hospitalier. Le Dr Hamura est prompt à l’introduire à des évènements où il est possible de se faire un peu d’argent de côté, où l’on s’attire du prestige sur lequel il sera possible ultérieurement de tabler, où il peut se créer un réseau. Tout ce que Kazuaki n’a pas eu voilà 10 ans, le jeune Souta se le voit servir sur un plateau d’argent, et cela créée déjà, alors qu’il n’a pas encore fini sa formation, un sentiment de supériorité et de suffisance. Souta voit ainsi d’un mauvais œil l’intrusion de Kazuaki et de ses méthodes expérimentales risquées qui, si elles ratent, mettent en péril non seulement le chef de l’hôpital, mais tout l’équilibre de l’établissement, avec sa politique interne, ses luttes d’influence, ses ressorts politiques. Et pourtant il est fasciné par l’ardeur que met ce même Kazuaki à innover, quasiment à inventer de nouvelles procédures ; au cours du premier épisode, Souta commence progressivement à être intrigué par cette façon de soigner qui ne lui a pas été enseignée, et qui n’est certainement pas encouragée par le système japonais…

Ainsi A LIFE, comme tant d’autres séries médicales asiatiques, s’en prend-elle au système. Ce système qui forme des diplomates presque plus que des médecins, qui n’encourage pas l’innovation mais plutôt le calcul. Progresser professionnellement à un niveau individuel, plutôt que faire progresser la science, et donc le soin des patients. Les deux aspects de la série se répondent, quand bien même ils offrent des lectures totalement différentes de la question.
Le fait qu’A LIFE trouve un prétexte mélodramatique un rien grossier, en fin d’épisode, pour prolonger le séjour de Kazuaki, promet encore d’explorer cette question, qui n’est pas sans m’évoquer thématiquement Scrubs (sur la question du ton, évidemment, les deux séries n’ont rien à voir !). Mais c’est aussi ce même prétexte mélodramatique qui garantit à la série de s’adresser à des spectateurs qui autrement n’auraient pas nécessairement eu envie de s’engager dans une exploration éthique du milieu médical. L’aspect romantique (aggravé par la personnalité extrêmement complexe de Masao, peut-être le personnage le plus sophistiqué de la série à ce stade) rend A LIFE plus accessible. Il peut aussi permettre d’en mesurer le coût humain pour les médecins eux-mêmes, qui sait.
C’est le genre de compromis que je suis prête à faire, moi qui abhorre la romance (et plus encore les triangles amoureux) si et seulement si A LIFE mène correctement sa radiographie du système japonais, et de la façon dont ce dernier forme et encourage la carrière de ses meilleurs médecins…

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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