Whole Lotta Shakin’ Goin’ On

6 avril 2017 à 19:00

Le studio Galant est l’un des cours de danse les plus prisés de Berlin, où Madame Caterina Schöllack a instauré une ambiance haut de gamme ; elle se vante en outre d’être une experte en maintien et règles du savoir-vivre, ce qui explique sans aucun doute la rigidité avec laquelle elle a éduqué ses trois filles, Helga, Eva et Monika.
…Avec des résultats mitigés, au moins à ses yeux. Helga, la plus douce des trois, est sur le point d’épouser l’homme de sa vie, un futur magistrat, ce qui est source de fierté pour sa mère. Eva, infirmière dans l’aile psychiatrique d’un hôpital, est pleine de vie mais n’a pas encore trouvé à se marier… pas faute pour sa mère de la pousser dans les bras d’un psychiatre plus âgé. Quant à Monika, elle est sans aucun doute le vilain petit canard de la famille : dans le premier épisode de Ku’damm 56, elle revient à Berlin pour le mariage de Helga, mais doit également annoncer qu’elle a été renvoyé de l’institut des arts ménagers où elle étudiait, et où de toute façon elle n’avait jamais brillé. Gauche, peu soignée, et désespérément incapable de faire quoi que ce soit de prometteur (sauf danser, ce qui paradoxalement n’intéresse pas du tout sa mère), Monika semble vouée à l’échec, et Caterina commence à songer à l’envoyer à la campagne chez un vieil oncle qui devrait l’employer dans sa ferme (ou autre chose ; il est louche, cet oncle, pour être honnête).

Dans Ku’damm 56 (ou Berlin 56, pour ceux qui regarderont la série sur arte ce soir, et je les espère nombreux), le destin des femmes de la famille Schöllack est inextricablement lié aux années 50, et aux mentalités de l’époque. A ce moment-là, les choses semblent aller vers le mieux (tous les personnages ont connu la guerre, mais les Schöllack vivent plutôt bien à présent), les règles du jeu restent particulièrement rigides pour les femmes, et leur avenir se juge à leur degré de mariabilité. En conséquence, leur libre arbitre est invisibilisé, négligé, réprimé en toutes circonstances.

Dés le premier épisode, Monika en est une rude illustration : elle est constamment dénigrée par sa mère, traitée en bonne à rien, méprisée malgré son vif désir d’exister, et pire encore…
…Ah, attendez, il y a ça aussi :

Ku’damm 56, en dépit de ce que sa bande-annonce pourrait laisser penser, ou ses couleurs, ou ses jolies robes, n’aucune intention d’être le joli petit period drama frivole que vous pourriez attendre. Et c’est tant mieux. Ici, pas d’histoire optimiste sur un après-Guerre radieux et plein d’espoir, et vu les trajectoires de ses personnages féminins, l’hymne féministe reste un peu en travers de la gorge. Derrière la reconstitution chatoyante et musicale d’une époque, il y a des choses assez dures voire glaciales qui se trament ; si vous en doutez, écouter comment la mère de Monika réagit en découvrant ledit viol en fin de premier épisode.
Petite précision : Ku’damm 56 est, à l’origine, une mini-série en 3 volets ; pour la diffusion française, ils ont été redécoupés de façon à constituer 6 épisodes, histoire de pouvoir répartir la série sur deux soirées ; pour ma review d’épisode introductif, je me plie donc au format français, mais la semaine prochaine je vous proposerai la review de saison comme si de rien n’était, et on ne parlera plus jamais de ce découpage, vu ?

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Ku’damm 56 ne fait pas grand mystère de ses intentions : la série veut nous montrer comment Monika se révèle à elle-même, devient plus indépendante, développe ses propres talents. Pour preuve : la première scène de la série consiste à, brièvement, nous montrer Monika lors du tout premier championnat de rock’n’roll de Berlin, où elle est très impressionnante… mais cette scène, va-t-on rapidement apprendre, se déroule 4 mois dans le futur, et il faudra (une fois de plus) accepter un retour en arrière pour voir quel genre de chrysalide arrive à la capitale, penaude, auprès de sa mère et ses sœurs à côté desquelles elle fait pâle figure.
Le contraste entre les deux périodes de la vie de Monika, à seulement 4 mois d’écart, est saisissant, mais nous donne aussi, irrémédiablement, envie d’encourager et soutenir la petite « Niki » dans ses tentatives d’exister. Elle ne demande que cela, mais est constamment réprimandée par sa mère, manifestation indirecte d’une société qui dans son ensemble n’a aucune envie de voir une jeune fille maîtresse de son sort, de ses envies, de son corps.

Bien que la frustration concerne essentiellement Monika (qui est attendrissante dans sa maladresse d’adolescente encore mal dégrossie), Ku’damm 56 met un point d’honneur à parler des autres déceptions qui jalonnent les parcours des femmes Schöllack. Helga s’apprête ainsi à épouser un jeune homme qu’elle aime, mais est largement refroidie par sa future belle-mère, qui a la grâce de la prévenir que ce mariage ne sera probablement pas le conte de fée attendu. Pourquoi ce présage ? L’ami Wolfgang est-il trop proche de sa mère, comme semble le laisser penser ce premier épisode, ou s’agit-il d’autre chose ? Eva, quant à elle, fait un métier atroce, s’occupant de femmes souffrant de troubles psychiatriques divers (y compris la fameuse hystérie). Entre celles qui se suicident et celles auxquelles on frit la cervelle, pas facile de garder un semblant de normalité ; Eva semble particulièrement apte à adopter une joie de vivre un peu plaquée, avec une touche d’effronterie certes, mais manquant légèrement de naturel. C’est peut-être ce qui la rend plus apte à accepter de faire des avances subtiles à son supérieur à l’hôpital, quand bien même il ne représente un idéal que du point de vue du statut. Tout, plutôt que de finir à la marge. Même Madame Schöllack cache derrière son air glacial une fragilité, qui s’exprime rapidement lorsqu’un plan s’attarde dans sa chambre, le soir, alors qu’elle est seule. Qu’est-il advenu du Monsieur Schöllack, d’ailleurs ? La série fait mine de tenir son absence pour acquise, jusqu’à ce qu’un visage familier apparaisse fugacement pendant le mariage de Helga…
Derrière les couleurs, les musiques, les belles toilettes et l’opulence retrouvée, les femmes Schöllack ne sont donc pas heureuses. Mais en 1956, personne ne leur pose la question, en fait.

Dans ce paysage, Monika semble être celle qui a le plus de mal précisément parce qu’elle aspire à quelque chose. Ce quelque chose n’est pas précis, elle en est encore au stade où elle se cherche, au stade où tout ce qu’elle peut sentir, c’est justement qu’elle veut exister, vibrer pour quelque chose, choisir ce qui lui convient. Nous savons, parce que les premières minutes de la série nous ont mis dans la confidence, que ce quelque chose sera le rock’n’roll. Toutefois, ce n’est pas simplement l’attrait pour la musique ou la danse qui s’exprime à travers son parcours, mais bien le désir d’être, et surtout, d’être elle-même.
Or plus l’épisode avance, plus il est clair qu’être soi-même, pour une femme, en 1956, est hors de question. Toute tentative de penser puis décider pour soi sera sévèrement punie d’une façon ou d’une autre.

Derrière sa reconstitution enlevée du milieu du siècle, Ku’damm 56 a ainsi bien des choses à raconter sur les drames anonymes des femmes de l’époque, par le biais des Schöllack. Si vous vous prenez d’affection pour ce quatuor d’héroïnes, vous êtes en veine : non seulement arte diffusera la première saison ce soir et jeudi prochain, mais une seconde salve d’épisodes, Ku’damm 59, est d’ores et déjà prévue à la télévision allemande. Quant à nous, on se retrouve dans quelques jours pour le bilan de la première saison…

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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