Éthique en toc

8 février 2019 à 19:33

Tout dans la vie de Jana Liekam était parfait.

Constatez plutôt : Noah, un petit ami avec lequel elle vit une romance passionnée ; Flo, l’adorable fille de celui-ci dont elle s’occupe au quotidien ; un très beau logement moderne ; et pour financer tout cela, un job très bien payé dans la finance. Plus précisément : au sein de la banque d’investissement luxembourgeoise Crédit International Financial Group, où elle travaille sur plusieurs dossiers pour Luc Jacoby, le fils de l’un des plus gros actionnaires de la banque. C’est justement là la raison pour laquelle tout va s’effondrer, lorsqu’elle réussit un beau coup avec un client… devant le fifils à son papa, qui la fait donc virer le lendemain matin. Jana est effondrée, naturellement.

Toutefois, il s’avère qu’en réalité, elle a gagné une alliée sans même s’en apercevoir. Ses excellents résultats ont en effet été remarqués par Christelle Leblanc, une femme d’influence au Crédit International Financial Group. Si celle-ci ne peut sauver l’emploi de Jana dans l’immédiat, en revanche elle peut l’aider à en trouver un autre, et par la même occasion devenir un atout majeur du réseau professionnel de Jana. En quelques heures, Christelle a ainsi décroché pour Jana un entretien, et pas n’importe où : il s’agit de la Deutschen Global Invest, la plus grande banque d’Allemagne, forcément très prestigieuse, qui est actuellement en pleine restructuration. En particulier, le département des investissements vient d’être confié à Gabriel Fenger.
Fenger est un ambitieux, mais pas un imbécile. Il a senti le potentiel de Jana et lui propose, afin de sceller son embauche, un défi pour la mettre à l’essai : si elle parvient à vendre un cat bond similaire à celui que vend Luc Jakoby (et qu’elle avait en fait élaboré pour lui lorsqu’elle travaillait encore au Crédit International Financial Group), Jana décrochera un poste à la Deutschen Global Invest, à Francfort. Grâce à ses améliorations au cat bond de départ, et un coup finement joué en coulisses, Jana décroche le marché, et donc le poste.

Dans la finance, c’est ce qui s’approche le plus d’un conte de fées. Et donc voilà, c’est résolu, tout est bien qui finit bien, pas vrai ?

Allons, ce n’est pas votre première série et vous n’êtes pas si crédule.

Ce que le premier épisode de Bad Banks met en place n’est qu’un prélude à un thriller corporate passionnant (je me suis efforcée d’éviter les spoilers dans la review de saison qui va suivre, mais cela s’avère parfois difficile ; lisez donc à vos risques et périls).

Le monde des banques d’investissement est évidemment peuplé de requins, et Jana se retrouve prise dans une intrigue qui la dépasse. L’aide de Leblanc n’est, bien-sûr, pas désintéressée, et certainement pas gratuite : une fois employée par la Global, Jana est chargée de lui transmettre des informations internes. Toujours plus d’informations internes, en fait. Rapidement il devient clair que les ennuis de Jana n’ont fait que commencer.
Prise entre deux feux, Jana ne peut compter sur personne : ni au CI, où elle n’a gardé aucune attache en-dehors de la très secrète Christelle Leblanc, ni à la Global, où elle arrive comme un chien dans un jeu de quille et suscite la méfiance parmi ses nouveaux collègues qui se sentent menacés par elle, comme c’est toujours le cas dans tout milieu compétitif. Et qu’y a-t-il de plus compétitif que le milieu de la haute finance ?
A partir de ces ingrédients, Bad Banks va raconter des choses classiques (espionnage industriel, messes basses, jeux de pouvoir…) avec un angle et un ton résolument unique, parce que toute la première saison de la série interroge le spectateur non seulement sur les intentions des uns et des autres, mais aussi… sur leur nature.

Le personnage de Jana est à ce titre évidemment emblématique, mais pas un cas isolé. Lorsque commence la série, elle est présentée comme le stéréotype de l’oie blanche. Elle ne semble pas totalement à sa place dans ce milieu, car même si elle est sans nul doute intelligente et capable, en revanche il lui manque le tempérament. La camera insiste en permanence sur ses hésitations, son regard fuyant, et dés le premier épisode, nous montre clairement sa vulnérabilité en passant un long moment sur la crise de panique qu’elle traverse après avoir été virée, assise dans sa voiture, essayant désespérément de se raccrocher au réel par le toucher, cherchant désespérément du regard quelque chose qui lui permette de ne pas sombre dans l’angoisse.
Jana ne devrait pas évoluer dans cet univers sans âme, se dit-on. Ce sont des banquiers, et elle n’a pas la carrure pour. Même dans ses moments d’assurance, elle n’est jamais complètement sûre d’elle. Pas autant qu’eux.

Mais Bad Banks n’a aucune intention de s’en tenir là à son portrait de Jana. Son intelligence et sa compétence font rapidement d’elle une espionne fiable (même si c’est un peu à son corps défendant, puisqu’elle réprouve ce que lui demande Leblanc). Elle est capable de fonctionner à plusieurs niveaux et de mentir, manipuler et voler aussi bien que n’importe qui. Et aussi, voire surtout, elle est capable d’analyser les gens et les événements aussi bien que le plus déviant de ses collègues.

La différence majeure, nous apprend progressivement Bad Banks, c’est que Jana ne veut pas nuire ; elle le peut, mais elle choisira toujours une autre option si celle-ci est disponible. Il y a une excellente réplique pendant laquelle Jana parle d’honnêteté et de malhonnêteté : « A l’école, il y avait de la compétition. ‘Qui est le meilleur tricheur ?’. Je ne voulais pas tricher. C’est aussi stressant et risqué d’écrire une antisèche que d’apprendre pour un contrôle. Alors je rapportais. Le prof nous observait de près et tout le monde était à égalité à nouveau ». C’est précisément ce dont parle la série : comment introduire la notion d’éthique dans un monde qui n’en a pas ?

Puisqu’il est sans espoir d’en appeler au caractère noble de ses acteurs, le système bancaire doit reposer sur une surveillance fine et l’assurance d’une destruction de tout agent essayant de frauder. On ne peut attendre que le monde de la haute finance se maîtrise raisonnablement, car tout le monde veut gagner juste un peu plus et un peu mieux que les autres ; alors il faut que chacun ait quelque chose à perdre.
C’est très net dans Bad Banks parce qu’au-delà de ce petit monologue, Jana l’applique à plusieurs reprises tout au long de cette première saison.
Ainsi, quand Thao, la femme du pod (oui, comme dans House of Lies ! j’ai beaucoup pensé à House of Lies pendant Bad Banks) qui lui a été assignée pour bosser sur les cat bonds et qui devient ensuite sa subalterne, fait montre d’hostilité à son égard, Jana lui explique très simplement qu’en tant que femmes dans ce milieu, elles peuvent soit s’autodétruire (et l’une détruira forcément l’autre en premier à un moment), soit travailler ensemble. Ce pacte de non-agression nucléaire fonctionne, et pousse les deux femmes à mettre de côté toute inimitié pour se concentrer sur leurs résultats ; au bout du compte, Jana s’est « acheté » une alliée avec laquelle elle finit par véritablement se lier. Quelque chose de semblable, bien que plus complexe, se passe avec Adam, le membre de son pod qui est attaché aux ventes ; il deviendra également une force de Jana au lieu d’être un danger permanent.

Explicitées en fin de saisons, ces dynamiques sont intéressantes parce qu’elles tranchent fondamentalement avec ce à quoi le type de fiction de Bad Banks nous a habitués.
Le chacun pour soi a ses limites, et même si elle n’est pas fondée sur des sentiments ou intentions nobles, la coopération apporte bien plus. Cette coopération est même moins fragile que si elle était bâtie sur le meilleur aspect des personnages ; en reposant sur le pire de leur personnalité (instinct de préservation, petits secrets pas très propres), elle est en réalité bien plus stable et prometteuse. La loyauté est un pacte de non-agression artificiel, mais elle génère des partenariats et une forme de confiance malgré tout, et c’est mieux que la compétition et la solitude, qui règnent en maîtres dans ce monde et détruisent tout… y compris les dernières scrupules de ceux qui y baignent.

Dans Bad Banks, il est entendu que personne n’est « bon ». Et d’ailleurs les personnages sont totalement insensibles à la vulnérabilité sous toutes ses formes.

Les protagonistes évoluent dans des immeubles de béton, de métal et de verre, complètement insensibles aux sans-abris qui dorment sous leurs fenêtres. Aucun des personnages ne leur adresse ne serait-ce qu’un regard mais ils sont là, dans chaque épisode, pendant au moins une scène, dans leur pauvreté et leur médiocrité si repoussantes pour tous ces brillants et riches banquiers d’investissement qui brassent des millions à longueur de journée. Bad Banks offre ainsi un commentaire silencieux de deux mondes qui coexistent, l’un dépendant de l’autre, sans jamais se croiser. La camera de Bad Banks s’attarde sur eux, sur l’écran d’une télévision qui décrit une catastrophe météorologique pendant que les banquiers se réjouissent d’un séisme de 5,6 sur l’échelle de Richter. La série ne dit rien, mais son silence en dit long.

Dans le même registre, il y a la très intéressante récurrence de la maladie dans la série. Bad Banks met ainsi en scène différents personnages qui semblent « inférieurs » selon la culture d’entreprise des banques : les crises de panique à répétition de Jana (dont le stress est réel et contagieux, parce qu’il est émotionnel et pas juste un outil narratif ; ces crises peuvent d’ailleurs prendre à la gorge, au point que j’ai hésité à mettre un trigger warning), sa grippe dans le 2e épisode, ou la maladie de Peter Schultheiß, le maire de Leipzig à la tête d’un immense projet immobilier. Il faut aussi mentionner Peter Richard, de l’autorité financière allemande, ou le fils de Christelle et son bégaiement. On pourrait également y ajouter le tempérament de stalker de Thao, le rapport d’Adam à la violence, l’alcoolisme de Luc Jakoby d’ailleurs. Bref, Bad Banks démontre, là encore sans jamais l’expliciter, comment cette vulnérabilité physique se transforme en une vulnérabilité dont d’autres tirent partie, ou qu’ils utilisent pour nuire.
Seule Jana va s’élever au-delà de cette condition, dépasser sa « faiblesse ». Mettre derrière elle ses peurs. Embrasser qui elle est vraiment. Et, en pactisant avec d’autres personnages supposément faillibles, comme elle, trouver une force insoupçonnée. Entre écraser les faibles ou les réunir pour être plus forts ensemble, Jana a choisi.
Tout dans la vie de Jana Liekam était parfait, mais elle ne l’était pas. Et c’est très bien ainsi.

Dans ce contexte, on comprend que les machinations financières des uns et des autres, dans Bad Banks, ne forment qu’une couche superficielle de ce que raconte la série. Qui a fait quoi, quoi a manigancé quoi, qui veut quoi… dans le fond tout cela n’a qu’une importance assez relative. Ce n’est pas pour rien que la semaine dernière, Bad Banks a été consacrée meilleure série dramatique lors du Deutscher Fernsehpreis, et qu’une seconde saison est déjà commandée : la série préfère utiliser ces complots et cachotteries pour parler de la nature de ceux qui font et défont nos sociétés. Lorsqu’ils pensent n’avoir rien à perdre, que se passe-t-il ? Ils ne sont pas moins humains que ceux qu’ils ruinent du jour au lendemain sans même y penser, et la série explore leurs failles, leurs vulnérabilités… pour mieux décrire, j’ai l’impression, comment les contrôler. Comment les empêcher de nuire. De NOUS nuire.

Bad Banks étudie tout ce qui fait des premiers de cordées des dangers, et offre quelques pistes de réflexion sur comment les tenir en laisse. Puisqu’il faut vivre avec le capitalisme, alors utilisons ses propres armes pour le contrôler.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

4 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Oh une série allemande qui m’a l’air bien intéressante ! Je vais aller faire travailler mon allemand, tiens ! 🙂

  2. Mila ♥ dit :

    « Allons, ce n’est pas votre première série et vous n’êtes pas si crédule. »

    What do you mean, I was so sure this was gonna end there and they’ll go into the sunset and all ;A;
    Bon, okay, non.

    Et honnêtement, ce que tu décris dans le reste de ton article semble plus intéressant que ça (même si je dois admettre que le contexte de la série, le monde financier, à la base, ne m’inspire pas du tout)(mais ta description des personnages rend le tout plus attractif)(en plus, ce n’est pas tous les jours que tu nous écris une review de saison, et du coup, rien que ça, c’est encourageant.)(il y a beaucoup trop de parenthèses).

    Je ne sais jamais trop quand je vais regarder une série, parce que je marche beaucoup à l’impulsion sur le moment, mais un article positif de ta part est toujours une motivation pour une de ces impulsions quand elle arrivera (je dis tout ça parce que je suis toujours désolée quand je regarde pas tout de suite…. ça n’a rien à voir avec toi) (aussi je suis désolée, je lis tes articles avec du retard, parce qu’en plus je me suis remise à écrire moi aussi, et écrire et me relire entame le temps « yeux suffisamment fonctionnels pour lire de grands textes à l’écran » que j’ai par jour)(mais je les lis! à mon rythme, mais je les lis, et avec intérêt ♥)(plus de parenthèses \O/)

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