Je dis M

8 mars 2019 à 17:30

Lancée le mois dernier par la plateforme québécoise ICI Tou.tv Extra, Le Monstre est la série dont je voulais absolument vous parler aujourd’hui, même si ce ne sera pas forcément facile. Il s’agit de l’adaptation d’un récit autobiographique éponyme écrit par Ingrid Falaise, une actrice que vous avez peut-être vue dans des séries comme Mémoires Vives, Virginie ou Les Bougon. Elle y relate sa relation avec celui qui, voilà presque deux décennies à présent, était son mari.
Un mari violent. Avertissement de rigueur, du coup :

Trigger warning : violence domestique (physique principalement).

Dans Le Monstre, on ne vous prend de toute façon pas en traitre, la série démarrant précisément sur une scène de violence conjugale, et la voix-off (celle d’Ingrid Falaise elle-même) vous parlant de son monstre, qu’elle va désormais simplement appeler M.

L’histoire de Sophie (c’est le nom de l’héroïne dans la série) est tristement banale, et après une entrée en matière in media res, sur une scène de violence ultime qui provoque la fuite de la jeune femme, le premier épisode de la mini-série revient sur les étapes qui ont conduit Sophie à ce point extrême.
Cela commence donc sur un coup de foudre, dans une boîte de nuit ; se poursuit par une relation idyllique, passionnée, charnelle ; se traduit par des hauts et des bas, mais jamais rien de vraiment inquiétant ; se finit par une invitation à passer les fêtes de fin d’année en famille. L’histoire de Sophie et M n’a rien de surprenant, et c’est la vérité d’une grande partie de la façon dont commencent ces histoires.

Mais parce que Le Monstre a démarré son épisode inaugural par cette scène de violence insoutenable, lorsque l’intrigue va procéder à des flashbacks, nous allons voir des indices là où Sophie les ignore (et pour cause). Une sorte de mise en garde qui lui échappe. Un saut d’humeur révélateur mais pas sur le moment. Un aveuglement amoureux qui nous saute aux yeux.
C’est la première maladresse de ce Monstre : tout y est évident. En voulant nous raconter cette histoire si importante, la série va vite, trop vite, s’aventure trop franchement dans certaines démonstrations et pas assez dans d’autres. M se retrouve à porter le rôle du méchant avant même que nous n’ayons vu son visage, rendant tous les flashbacks absurdes. Évaporée, la montée en puissance de l’emprise de M ! D’ailleurs quelle emprise ? Sophie semble à la limite un peu ridicule de tomber dans le panneau quand nous, spectateurs, possédons tous les éléments pour la dissuader de retourner à lui, avant même que quoi que ce soit n’ait pu se produire. Elle a encore le temps de se sauver ! Et en même temps il est trop tard.
Peut-être que si Le Monstre avait admis une narration plus chronologique, on ne serait pas partagés de la sorte. Découvrir en même temps que Sophie, graduellement, ce qui commence à clocher ; assister à ce qui devrait lui mettre la puce à l’oreille, sans vraiment savoir précisément ce qui l’attend ; l’accompagner dans ses hésitations, ses rationalisations, sa volonté d’espérer en un grand amour… Ces étapes sont nécessaires mais nous sont simplifiées à l’extrême parce que, eh bien, on vous l’a dit, voyons, elle va être brutalisée, c’est comme si c’était déjà fait, aussi est-il vraiment utile de vous décrire son cheminement ou celui de M ? C’est plié de toute façon. Du coup il est un peu difficile de la prendre au sérieux lorsqu’elle dit avoir rencontré l’homme de sa vie, alors que quelques minutes plus tôt nous l’avons vue, de nos yeux vue, avoir le nez en sang dans le futur, voyez-vous ? Le plus fou c’est qu’on apprend que les scènes entre M et Sophie ont bel et bien été tournées dans l’ordre chronologique, elles…

Cette maladresse a une conséquence désastreuse, non seulement parce que le spectateur y perd en émotion (ça c’est la conséquence à court terme), mais aussi parce que, à cause de ce choix, Le Monstre simplifie largement les choses et passe donc à côté de son sujet (ce qui me semble beaucoup plus grave).
Au juste je ne suis pas certaine de qui cette série est supposée aider. Qui est capable de se reconnaître dans ces violences qui semblent si évidentes, si inévitables, si tracées à l’avance. Si j’étais encore une femme dans une situation de violence domestique, je ne me reconnaitrais pas dans Le Monstre. Aucun des mécanismes à l’œuvre dans un phénomène d’emprise n’apparait au cours de cet épisode, par exemple. En montrant l’amour de Sophie pour M, ou la souffrance qu’elle ressent après cette dernière scène de violence qu’elle a subie dans ses mains, et rien entre les deux, Le Monstre ne décrit absolument pas comment l’un à conduit à l’autre. Quel a été le cheminement de pensée lorsque Sophie a entendu M lui dire qu’il n’était pas quelqu’un de bien, le jour de sa première colère ? Pourquoi s’est-elle dit que ce n’était pas grave s’il ne l’avait pas contactée pendant trois mois et qu’il lui avait donné une excuse à son retour ? A quel moment a-t-elle accepté certaines choses et pourquoi ? Le Monstre n’en parle pas, au moins pas dans ce premier épisode qui se contente de la montrer, couverte de traces, tremblante, agitée par des cauchemars, alors que des flashbacks la montrent heureuse et amoureuse. Si j’étais encore une femme dans une situation de violence domestique, je me dirais que ce n’est pas moi, ça ; moi c’est différent, moi ça n’irait jamais aussi loin, ou si ça l’a été, c’est parce que moi je sais que mon partenaire est différent, qu’il s’est excusé, qu’il souffre, qu’il a des raisons pour être comme il est, mais qu’il va changer son comportement avant que je ne ressemble à Sophie. Et puis moi au moins je sais qu’on a une relation différente. Je ne serai jamais Sophie.
Spoiler alert : j’ai été Sophie.

La violence domestique, forcément, une fois qu’elle s’est produite, c’est facile de dire qu’on aurait dû la voir venir. C’est d’ailleurs toujours ce qu’on dit aux victimes : « mais pourquoi n’es-tu pas partie ? », bah oui n’importe quel imbécile est capable de refaire le match. N’empêche que la montée de l’emprise, personne ne l’a sentie, c’était des mois auparavant et on ne vous entendait pas autant qu’une fois que les bleus sont apparus. Ce qui la singularise, cette violence domestique, c’est précisément la façon dont elle a avancé, invisible, ou sous couvert de bonnes choses par ailleurs. Le monstre ne s’est jamais présent directement comme un monstre, mais sous les traits de M, un étudiant nord-Africain séduisant, drôle, sexy. Il emprunte d’ailleurs son visage (et ses fesses, pardon) à Mehdi Meskar, déjà vu dans Les Engagés.  Il n’y avait aucune raison de se méfier. Aucune raison de prédire qu’il vous arracherait le nez.

Ah, oui, attendez. Il y a ça aussi. Il va falloir qu’on parle de ce point. De l’autre maladresse du Monstre.
On ne connaîtra résolument pas le nom complet de M pendant ce premier épisode (et, je suppose, pas non plus pendant les suivants). Alors pour comprendre qui il est, il va falloir se raccrocher à quelques autres maigres éléments, et pour l’essentiel, on va juste nous dévoiler qu’il vient d’Afrique (on ne sait pas quel pays mais c’est sans doute le Maghreb), qu’il a une ex maghrébine, qu’il est en colocation avec un maghrébin, que sa famille vit dans un bled où il n’y a pas le téléphone, et, à la fin de l’épisode, que ses parents sont musulmans mais qu’il n’est pas pratiquant (« cool ! », s’exclamera en entendant ça son interlocuteur).
C’est là encore un détail autobiographique authentique pour Ingrid Falaise, qui a également expliqué que son ex-mari était Africain (Wikipedia a une façon très particulière de tourner les choses). Les faits sont les faits, me direz-vous. Et que ‘héroïne s’avère être aussi blonde que son bourreau ne l’est pas est, eh bien, rien d’autre que la vérité. Certes.
On peut cependant noter que dans ce premier épisode au moins (je ne saurais présumer de ce qu’on voit dans les suivants), toute la famille de Sophie est blanche, sa meilleure amie est blanche, le détective qui aide sa famille est blanc, le compagnon de sa sœur est blanc même… et tout ce qui est négatif ne l’est pas (et/ou ce qui est traité comme accessoire, l’entourage de M n’apparaissant que brièvement et sans jouer aucun rôle d’importance dans l’intrigue, vient difficilement contrebalancer cette impression). The optics aren’t good, si vous me permettez un anglicisme.

Cette maladresse, basée sur ce qui est sans nul doute une reconstitution authentique du cercle familial de la victime, s’ajoute aux simplifications de notre Monstre quant à ce que la violence domestique tend à être réellement. Alors vous me direz : Le Monstre est une histoire, une seule, celle d’Ingrid Falaise. Elle est à voir sous ce prisme et aucun autre. Ce qui lui est arrivé est son cas particulier et n’a aucune vocation à être généralisé.
Et c’est en partie vrai mais c’est aussi particulièrement naïf.

On sera d’accord avec moi ou pas, mais il me semble que le travail autobiographique est largement différent entre un livre et une série. Dans un livre, on couche des mots sur une expérience qui n’appartient qu’à nous, dans un échange qui se limite à des paroles allant directement de l’autrice à la lectrice. A moins d’une représentation détaillée de l’apparence de chacun, c’est l’imaginaire de ladite lectrice qui comblera les trous, assignera (souvent par défaut, mais c’est un autre débat) des caractéristiques ethniques ou non. Dans une série, ces apparences et ces caractéristiques sont imposées par le casting de tel ou tel acteur ; on fige dans des images, dans des dialogues (« cool ! »), dans un faisceau de signaux plus ou moins explicites, toutes sortes de choses, si bien qu’on sort du récit strictement autobiographique. Et d’ailleurs dans le fond, tout cela est bien conscient, parce que l’héroïne du Monstre est Sophie, pas Ingrid.
Si à cela on ajoute le fait qu’il y a une différence majeure entre dire « voici mon histoire, j’y ai survécu pour vous la raconter » et « voici l’histoire de ce personnage de femme battue, voilà comment au début elle était amoureuse alors qu’elle a fini battue », il y a une différence, induite là encore par le média et ses conventions formelles, mais aussi par les choix narratifs.
Les maladresses apparues dans Le Monstre par souhait de coller au récit autobiographique prennent donc une ampleur différente une fois à l’écran. Au lieu de raconter une histoire individuelle, la série semble enfiler les clichés, aussi paradoxal cela semble-t-il.

Sans parler d’un autre problème, similaire à celui que j’ai pu évoquer au moment de parler du premier épisode de Patrick Melrose au début de l’année : des séries comme Le Monstre, sur la violence domestique, il n’y en a pas sept cent douze. Ce n’est pas comme une série policière : de celles-là, il y en a qui sortent chaque année, et si l’une d’entre elles manque de finesse, d’attention pour son sujet, d’intelligence dans ses représentations, pour sortir des clichés et représenter dramatiquement des choses complexes, eh bien c’est pas grave, il y en aura des dizaines d’autres pour compenser. Ou au moins, à défaut, pour dessiner un patchwork ; si ce n’est une série qui donne une vision fouillée d’un problème, alors en voir plusieurs peut permettre de le faire.
Peut-être qu’à cause de son insistance à coller de si près à un récit très précis, Le Monstre n’était pas le bon drama pour parler de la complexité des violences domestiques. Mais quel est-il, le bon drama pour cela, au juste ? Combien d’autres en connaissez-vous ? Si j’ai pu en évoquer une poignée par le passé (Last Friends, Jessica JonesNaomi to Kanako…), elles ne sont pas légion, surtout lorsqu’il s’agit d’en faire un sujet central de l’intrigue.

Au juste je ne veux pas reprocher, surtout pas, à la mini-série Le Monstre ni son existence, ni ce qu’elle raconte. Son histoire est personnelle et je ne saurais juger celle-ci de quelque façon que ce soit. Mais il y a encore fort à faire en matière de représentation des violences domestiques dans la fiction télévisée, et je ne suis pas certaine que Le Monstre accomplisse ce qu’elle espère. Rien que de parler d’un « monstre », franchement…
Les maladresses de ce Monstre se matérialisent parfois par une forme de voyeurisme. Ca me désole la première, mais quand on passe tout un épisode à superposer « elle était heureuse / regardez maintenant elle est couverte de bleus », clairement on n’a pas fait honneur à son sujet. J’espère que la suite de l’intrigue fait un peu mieux (pour l’instant Sophie a refusé de voir un médecin, la police, etc., et M a « juste » laissé une enveloppe avec des photos dans le jardin de ses parents, on verra bien comment ces éléments vont ou non évoluer). Je n’ai pas totalement perdu l’espoir que la série s’attache à décrire le parcours de Sophie pour se sortir de l’emprise de son bourreau, et pas simplement de son appartement.
En tous cas, à mes yeux, ce premier épisode fait difficilement mieux qu’un bête téléfilm de Lifetime, qui fait peur, donne l’impression d’avoir parlé de quelque chose de poignant, mais ne raconte rien d’intime sur la violence domestique, et ne décrit rien de fin sur ses mécanismes.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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