It’s the big things

22 mars 2019 à 22:26

Il sort 712 nouveautés par an… et il se trouve quand même des séries pour vous faire réaliser que jamais vous n’aviez vu quelque chose à la télévision auparavant.
C’est une idée qui m’agace dans le discours autour de « too much TV » : cette faculté incroyable à oublier que bien des expériences n’ont jamais encore été racontées, et que lentement, alors que tant de diffuseurs investissent massivement dans la fiction, ces histoires apparaissent enfin sur nos écrans (entre autres parce que les personnes qui peuvent les raconter en connaissance de cause ont enfin droit à leur bout de budget). C’est-à-dire qu’en vérité, il n’y a pas trop de séries ; par contre il commence à y avoir suffisamment de niches pour qu’un plus grand nombre de spectateurs se retrouve dans les histoires qu’ils consomment.

L’identification a toujours été quelque chose de compliqué pour moi, en matière de téléphagie. J’ai déjà écrit plusieurs fois à ce sujet au fil des années, même si j’ai pu évoluer sur certains détails ; ce qui m’a attirée dans les séries, c’était justement le nouveau, l’ailleurs et l’autre ; faire l’expérience, par le truchement de la fiction, de ce qui ne serait jamais moi (paradoxalement parce que cela m’ouvrait des possibilités).
Et si ponctuellement, bien-sûr, il m’est arrivé de regarder une série et de me dire « hey ! je connais ce sujet intimement », la plupart du temps je préfère quand une série m’introduit à un sujet que je ne maîtrise voire ne connais pas. Il n’y a pas de grand secret derrière ce qui motive ma consommation téléphagique, qu’il s’agisse de mon appétit pour les pilotes ou pour les séries de tous les pays, on en revient toujours à la même chose : je veux qu’on m’emmène là où je ne suis pas encore allée.
Mais il se pourrait que lentement je sois en train de comprendre à quoi cette histoire d’identification tient. Un peu. En regardant Shrill, le weekend dernier (6 malheureux épisodes que j’ai déjà dévorés 3 fois depuis…), je me suis dit que peut-être, j’avais besoin qu’on me parle de moi et que personne ne s’y était attelé. Ou pas sous un angle qui me touche intimement. Ou pas avec le ton juste. Ou un peu de tout cela à la fois. Comme vous le voyez c’est encore flou, mais une chose est sûre : Shrill m’a émue et m’a interrogée pendant chaque minute de sa courte saison, à de multiples égards. Non seulement dans mon rapport à la fiction, mais aussi dans mon rapport à mon corps.

Sans aucun doute, Shrill a cet effet parce que Shrill essaye d’obtenir cet effet. Inspirée par le livre éponyme de Lindy West (Shrill: Notes from a Loud Woman, que je me jure depuis bien trop longtemps de lire un jour), la série ne cherche pas juste à mettre en scène un personnage qui est interprété par une actrice grosse, ni à mettre en lumière un personnage gros. Non : la série est dans une démarche visible de représentation d’une expérience de femme grosse, et de sa teneur profondément sociale comme politique.

Annie est une jeune femme qui vit à Portland, en colocation avec sa meilleure amie Fran et leur chien Bonkers. Sa vie est tout-à-fait quelconque et en même temps, amputée, parce qu’Annie est une femme grosse et qu’elle a toute sa vie eu une conscience aigüe de la place occupée par son corps dans ses interactions. Elle travaille comme rédactrice pour The Weekly Thorn, un site web tenu par le rédacteur en chef le plus imbu de sa personne de la planète, où elle est chargée de tâches secondaires (comme le calendrier) alors qu’elle ne rêve que d’écrire sur ce qui la passionne. Une grande partie de Shrill m’a d’ailleurs rappelé des dynamiques à l’œuvre dans Downward Dog, et il n’y a jamais de mauvais moment pour se remémorer Downward Dog.
Lorsque commence Shrill, Annie voit depuis 6 mois un type du nom de Ryan, mais la relation n’est pas exactement idyllique. Il ne s’agit que de sexe, et de sexe plutôt honteux puisque Ryan refuse que ses colocataires la voient. Lorsqu’Annie tombe enceinte par accident (elle ignorait que le dosage de la pilule du lendemain ne prenait pas en compte les corps gros, et personne n’a pris la peine, pas même à la pharmacie, de l’en avertir), elle commence à réaliser que nombre des choix, et souvent non-choix, qu’elle a faits, ont entièrement dépendu du rapport qu’elle tenait à son gras. Si Annie avait plus confiance en elle, serait-elle plus épanouie ? Comment en arriver là ?

La raison pour laquelle il est tellement évident que Shrill est profondément politique, c’est que la saison passe une partie non-négligeable de sa durée à présenter des modèles à ses spectatrices (et Shrill est très clairement une série qui ne s’intéresse pas vraiment à ses spectateurs, d’ailleurs), en les présentant à sa protagoniste. Là où la plupart des séries avec une héroïne grosse, et je vous dis ça comme s’il y en avait sept cent douze, présentent leur protagoniste comme seule dans un monde de minces, au contraire Shrill est très attentive à évoquer les autres grosses qui croisent, brièvement ou non, la vie d’Annie. Et surtout, chaque fois qu’Annie les voit, ces corps de femmes grosses renvoient Annie à son rapport à elle-même : une incitation explicite à ce que les spectatrices en fassent autant. Il y a une diversité, au moins visuelle, en termes de corps gros dans Shrill qui est totalement inédite, et qui participe du discours politique de la série d’ailleurs, même si c’est plus implicite que je ne l’aurais parfois souhaité ; mon rapport à mon corps m’appartient, mais il existe dans un continuum. Des femmes grosses de toutes les tailles, de toutes les formes, et de bien des couleurs, se présentent à l’écran, et réaffirment (volontairement ou accidentellement) à Annie la nécessité de penser son gras au-delà de la petite lorgnette de ses insécurités, ses peurs, ou ses humiliations personnelles. Personnellement, si je n’avais pas eu d’expériences similaires en côtoyant d’autres femmes grosses, il y a plein de déclics qui ne me seraient jamais venus, parce qu’on est toujours la grosse libérée d’une autre femme grosse… et vice-versa. On n’accepte pas aussi aisément pour d’autres les discours qu’on se tient à soi-même, aussi. Et la construction d’idées abstraites autour d’un corps ressenti comme trop concret ne se produit pas dans le néant non plus.
Si jamais, en tant que femme grosse, vous n’avez jamais croisé ou parlé à une autre femme d’une stature similaire et pensé que vous étiez passée par la même chose qu’elle, mais qu’elle avait atteint un léger cran supplémentaire dans l’acceptation et l’émancipation de son gras… eh bien, coup de chance : c’est exactement ce que Shrill ambitionne de vous apporter. Épisode après épisode.

Cela ne veut pas dire que Shrill tient forcément le discours que je voulais entendre, ou pas entièrement.
Par certains aspects, Shrill ne va justement pas assez loin, parce qu’Annie commence à peine à s’extirper de la mind prison où elle s’est enfermée avec les années. La série en est même plutôt consciente (et Lindy West sa créatrice plus encore, d’autant que son livre, pour autant que je sache et vu ce que je connais de son autrice, est bien plus cinglant), accusant à plusieurs reprises Annie d’être dans une phase égoïste, de vivre une petite révélation personnelle pendant laquelle elle ignore son entourage, de faire l’expérience d’un éveil qui est encore très limité. Annie n’est pas vraiment consciente de tout ça, ou bien elle s’en fout, mais la série est en revanche très lucide quant aux limites de cette renaissance.
Si Shrill obtient une deuxième saison, ce ne sera pas grave ; si Hulu ne renouvelle pas la série, celle-ci sera à jamais insuffisante. C’est cruel, en un sens, qu’une série soit obligée de faire autant et aussi peu. Il est d’ailleurs très injuste, le système de renouvellement des séries américaines, surtout lorsqu’une seule série représente notre expérience… on l’a vu encore récemment avec l’annulation de One Day at a Time. Une saison, c’est peu et beaucoup à la fois, surtout dans le format d’une demi-heure. Il peut se dire des tonnes de choses et ne pas s’en dire assez. Il peut se dire des tonnes de choses et créer le besoin que ces choses continuent d’être dites.
Au fil du visionnage (…et des revisionnages), Shrill m’a semblé très consciente des limites imposées par sa longueur et sa durée. Un épisode peut avoir une intrigue et une intrigue secondaire, et soudain tout arrêter pour se lancer dans un monologue nécessaire mais un peu plaqué, un peu artificiel, un peu trop écrit aussi. Il y a tant à dire et seulement 3 heures de télévision pour le dire ! Et une partie de ce que Shrill a à dire n’a jamais été seulement balbutié dans une série auparavant… Alors tout d’un coup, Annie commence à se lancer dans une tirade à la mise en scène maladroite voire malaisante, pour dire ce que Shrill voulait absolument faire passer mais n’avait absolument pas le temps de mettre en place dans une intrigue à part entière, ni le temps de faire passer par le langage non-verbal, ni le temps d’amener ses spectatrices à comprendre par elles-mêmes. Dans ces moments-là, la série est, paradoxalement, plus vraie que jamais, plus politique, mais aussi moins appréciable parce qu’on est clairement en train de vivre un instant de précipitation, pendant lequel la nécessité du propos l’a emporté sur sa mise en forme. C’est dans ces cas-là que je ne suis pas convaincue que « too much TV« , parce que « too little time« .

Cela signifie que, plus ou moins par nécessité, Shrill met aussi de côté une quantité astronomique de choses qu’il lui aurait fallu aborder. La plus flagrante se résume au traitement de Fran, la meilleure amie d’Annie.
Fran est une femme grosse, elle aussi. On ne s’en aperçoit pas vraiment jusqu’à ce qu’arrive l’épisode de la piscine, mais Annie et Fran ont en réalité des corps de forme très similaire. Pourtant, la série ignore complètement à la fois ce fait et ses implications. Parce que tout le parcours par lequel passe Annie pour s’accepter ou comprendre les implications plus larges de son gras, Fran est clairement passée par là aussi ; son rapport à son corps, s’il n’est pas approfondi dans le détail, est de toute évidence plus libéré. Elle a plus de bienveillance vis-à-vis d’elle-même, et c’est mis en évidence dés le premier épisode dans la façon dont elle répond aux souffrances de sa colocataire.
Mais tout n’est pas que fruit de la contrainte. C’est une chose que Shrill ait choisi de suivre l’évolution d’Annie plutôt que de Fran, et comme je le disais nous avons toutes, au moins une fois, fait l’expérience d’une rencontre et/ou amitié avec une autre femme grosse qui nous ouvre des portes mentales. Mais que Shrill taise entièrement comment Fran est devenue Fran, parce que cela ne sert pas assez l’évolution d’Annie ? Plus gênant.
Et d’autant plus gênant qu’il est difficile d’ignorer qu’Annie est une femme hétéro blanche, et Fran une femme noire lesbienne… On peut difficilement mettre de côté l’audace dont Fran fait preuve de façon répétée au cours de la série, y compris dans ses relations amoureuses, quand on voit à quel point la série refuse d’adresser une question importante : cette confiance n’est pas apparue du jour au lendemain. Ne serait-ce pas enrichissant de se demander comment une femme qui a encore plus d’obstacles à son épanouissement en est arrivée à une telle aisance ? Ne serait-il pas nécessaire de se demander si, malgré tout, Fran n’a pas encore quelques barreaux restants de sa mind prison ? Le problème est que Shrill ne cantonne pas cet aveuglement à Fran : les personnes auxquelles Annie se confie à la maison ou au travail sont systématiquement des personnes racisées (et des personnes racisées qui ont la faculté magique de se mettre émotionnellement en retrait dés lors qu’Annie a besoin d’occuper métaphoriquement toute la place). Il y a un certain nombre de personnages racisés (et/ou LGBT) qui n’ont pas de nom du tout alors qu’ils confient à Annie une clé nécessaire dans sa progression. Un nombre embarrassant, à vrai dire. Quelqu’un est-il capable de me donner le nom de ce personnage, sans tricher sur IMDb ? Bon allez je suis gentille, c’est dans le nom de l’image.
Regarder Shrill en pleurant à chaudes larmes presque sans discontinuer, parce que la série me parle, ne doit pas faire oublier qu’elle ne parle pas de tout le monde. Pour moi il est facile, en un sens, d’être émue par ce qu’accomplit Shrill. Pas sûre qu’il existe une série, à l’heure actuelle (oui, vous savez, alors qu’il y a « too much TV« …), qui s’adresse à celles qui partagent plus avec Fran qu’avec Annie.

Pourtant on en est là. Il n’y a pas eu un seul épisode de Shrill qui ne me touche en plein cœur. Qui ne dise à voix haute ce que j’ai si souvent pensé tout bas. Qui ne m’enjoigne non seulement à prendre conscience de ce discours toxique envers moi-même, mais aussi de ce qui l’a alimenté au fil des années. Qui ne m’invite à me défaire de l’étrange culpabilité que j’ai développée en me détestant de ne pas m’accepter.
En un sens c’est particulièrement douloureux de se retrouver face à une série qui parvient à accomplir tout cela en à peine trois heures. Mais cette douleur est libératrice. Je n’ai pas regardé cette série plusieurs fois dans son intégralité au cours de la semaine écoulée par hasard (et je ne parle même pas des extraits que j’ai découpés pour les regarder à la demande ; les 7 minutes de la piscine ont d’ailleurs tourné en boucle pendant la réaction de cette review).
Je ne sais pas si vous vous rendez compte. TROIS. HEURES ! Peut-être que les discours plaqués ont du bon, après tout. Ils accomplissent leur œuvre même quand ils ne satisfont pas mes attentes d’esthète.

Au cours de la semaine écoulée, j’ai retourné cette review dans tous les sens. Il y a plein d’éléments que j’ai formulés cent fois dans ma tête… avant de réaliser qu’ils n’allaient pas se trouver dans mon article final. Ils ne le servent pas.
Est-ce qu’il y a une seule personne qui va lire cette review et trouver pertinent que j’aie découvert les épisodes en incluant mon propre corps dans mon champs de vision et que ça m’a profondément bouleversée ? Est-ce que cela revêt une importance pour quiconque que je vous dise que je n’ai pas compris comment Annie pouvait à la fois porter des robes et avoir autant de difficultés avec la perception de son corps par les autres ? Est-ce que ça intéresse quelqu’un que je raconte à quel point, vu l’état de mes relations amoureuses, je me suis plusieurs fois la réflexion qu’Annie avait plus de confiance en elle que je n’en ai eu depuis des années ? Est-ce que vous avez envie d’entendre comment je n’étais pas grosse quand j’étais enfant, mais je le suis devenue précisément parce que ma mère m’a mise au régime exactement comme celle d’Annie pendant des années ? Est-ce qu’il y a une seule personne au monde qui veut entendre à quel point je suis effondrée par le simple geste, deux fois répété, de la femme en maillot de bain fuchsia ? Et est-ce que vous avez vraiment besoin que je vous dise combien j’ai pleuré juste parce que j’ai vu Annie faire le poirier dans la piscine, la toute première fois, parce que j’ai réalisé qu’elle avait appris cette figure insouciante et enfantine, alors même qu’elle refusait, enfant, d’aller à la piscine avec sa propre famille ?
Dans le fond chacune de ces brèves émotions (certaines ayant disparu avec les visionnages suivants, d’ailleurs, ou ayant pris au contraire une signification nouvelle) n’a pas d’intérêt si ce n’est pour moi. Détailler tout cela ne changera pas dramatiquement l’appréciation que vous aurez, ou non, de Shrill. L’émotion que vous allez ressentir devant Shrill ne concerne que vous… tout simplement parce qu’elle fait appel à votre propre vécu. Les détails qui vous submergent ne sont pas ceux qui me submergent.
Et si aucun détail ne vous submerge, tout ce que nous pouvons espérer, c’est qu’il y ait « even more TV » pour un jour vous visser à votre siège et vous faire sentir visible.

par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Mila ♥ dit :

    Hey 🙂

    Tu sais, justement, je voulais absolument lire cet article aussitôt que tu le sortirais, à cause de la façon dont il se « lie » à toi (pardon si je m’exprime mal dans ce commentaire, je suis dans un état de fatigue avancé). Je suis désolée si ça parait un peu déplacé, mais je viens surtout te lire toi parce que c’est ta voix et ton point de vue que j’apprécie, et même si j’aime beaucoup que tu nous apprennes des choses, c’est vrai que plus tu nous parles de toi dans tes articles, plus je les apprécie. Donc je suis cette personne qui trouve pertinent tout ce que tu énumères à la fin de l’article. Pas que tu sois obligée d’en parler, pas que je veuille te « forcer » à en parler, pas que ton article ne serait pas intéressant sans, mais plus tu nous parles de toi, plus j’aime et m’intéresse à ce que tu écris, donc… voilà.

    Je suis contente que tu aies trouvé une série comme celle-là (même avec ces quelques défauts), et puis j’espère que les personnes s’identifiant plus à Fran auront droit à une série qui les représente aussi. Et qu’il y aura une saison 2, du coup !

    En effet, je ne pense pas qu’il y ait trop de télé. Des fois je le dis en plaisantant, mais c’est juste parce qu’il y a plus de séries que j’ai envie de voir que de temps pour les voir. Sinon…. c’est très bien qu’il y ait du choix. Et de plus en plus de choix. Avec, un peu de chance, du choix pour tout le monde.

    C’est toujours intéressant pour moi, aussi, de te lire, sur la question de l’identification. Parce que nous fonctionnons très différemment. J’ai l’impression d’être un peu une machine à identification… ? Je me pose rarement la question, en fait, à part quand je te lis (et c’est pour ça que j’aime bien). Je retrouve simplement naturellement un peu de moi dans beaucoup de personnages (généralement ceux qui sont paumés dans la vie et se sentent médiocres/bloqués… et il y en a beaucoup, alors o.o) même s’ils sont très différents de moi, et c’est vrai que c’est souvent une porte d’entrée pour moi, même si je n’en ai pas *besoin* pour apprécier une série. La compréhension, et l’empathie, me sont plus nécessaires… L’identification -partielle, souvent-, que ce soit vis-à-vis d’un personnage ou parfois juste d’un thème, est plus … un bonus ?

    Arf.
    Je n’arrive pas à écrire quelque chose de bien, là.
    Mais en clair, j’ai aimé cet article, merci 🙂

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