A dessin

23 juin 2019 à 12:04

Aujourd’hui on va parler streaming indien et série d’horreur. Mais si.
Derrière son titre en apparence anodin (c’est comme ça que je me suis fait avoir !), Cartoon n’a en effet rien d’inoffensif. La série raconte comment Aritra et Jinia, un jeune couple, emménage faute de moyens dans une maison particulièrement ancienne et sordide. On devrait tous savoir, à ce stade, qu’il vaut mieux rester chez ses parents quelques mois de plus que d’emménager dans une maison délabrée et glauque, mais enfin, bon, on en est là. Le jour de la crémaillère, pourtant, le dessinateur Aritra doit respecter la deadline imposée par son rédacteur en chef, et laisse donc Jinia gérer seule la fête…

…Sauf que pour vraiment parler de Cartoon, il faut parler de la plateforme hoichoi, qui propose la série, même si le premier épisode est aussi mis à disposition gratuitement sur Youtube (pour ce que j’en dis). Je vous avais prévenus : on va d’abord parler de l’industrie indienne.

Depuis un peu moins de deux ans, hoichoi a été lancée en Inde, et techniquement dans le reste du monde aussi, afin de satisfaire une demande bien précise : la fiction en bengali. Il s’agit en effet de l’une des langues parlées en Inde, mais aussi comme son nom l’indique au Bangladesh, et par une partie non-négligeable de la diaspora de ces pays. hoichoi est disponible à la fois sous forme d’application pour portables mais aussi via Amazon TV ou Roku, histoire de couvrir toutes les bases.
Avec son contenu qu’on pourrait qualifier de spécialiste (le bengali n’est pas la langue la plus parlée d’Inde, loin derrière le hindi et l’anglais, et le Bangladesh n’est pas ce qu’on pourrait appeler le marché le plus juteux de la VOD), hoichoi semble donc être une offre de niche. C’est oublier un peu vite que depuis près d’une décennie, la niche, c’est précisément porteur et plein d’avenir pour les diverses sociétés de divertissement d’Inde ! Ca fait des années que les diffuseurs, mais aussi les producteurs, soit se diversifient pour ouvrir des succursales régionales, soient font leur business en s’adressant exclusivement à un groupe culturel et/ou linguistique en particulier… tout en rendant le contenu ainsi produit accessible mondialement, et donc à un public le plus large possible. Ca parait contradictoire, mais pour plus d’explications, bah, j’avais tout raconté quand ça a commencé . …A l’époque de SeriesLive). Ouh pinaise, j’avais même fait une carte.
Comme nombre de plateformes de VOD du monde, hoichoi investit massivement dans les contenus originaux, en plus de distribuer des films et séries existants (en bengali, donc). Cartoon en est une parmi… une multitude d’autres : en 2018, la plateforme comptait 22 séries originales, et une trentaine d’autres sont progressivement en train d’apparaître d’ici la fin de l’année 2019.
Là encore pas d’étonnement pour ceux qui suivent ! Puisque les séries originales en Inde, tout le monde en produit, des géants comme Amazon aux plateformes installées dans moins de pays, comme Viu ou Zee2. L’appétit vorace des spectateurs semble inépuisable et les plateformes comptent bien dessus ; et en même temps vous admettrez que lorsqu’on a trouvé une niche confortable dans laquelle se loger, dans un pays de près d’1,3 millard d’habitants sans compter les pays voisins et la diaspora, on a de quoi faire ! Les séries lancées sur la VOD en Inde se chiffrent en dizaine ; hoichoi a bien droit à sa petite part, non ?
Enfin petite, on se comprend : le bengali, c’est quand même environ 200 millions de locuteurs dans le monde, alors on s’arrange.

L’appétit pour la VOD en Inde est en réalité une extension d’une autre tendance dont je vous ai causé il y a quelques années : le boom des webséries. Pour résumer, disons que la télévision indienne est encore assez rigide sur la teneur de ses fictions, mais que les choses évoluent beaucoup plus vite sur le net, et qu’un public jeune, et a fortiori masculin, s’est trouvé courtisé d’un coup. Pendant des décennies, l’essentiel de la production indienne, c’était des dizaines d’heures de soaps par semaine. Un genre qui par essence, cible particulièrement le public féminin, évidemment. Ce n’est que récemment que la fiction hebdomadaire a fait l’objet d’un engouement et donc d’un investissement conséquents (je réalise que je parle beaucoup plus de l’industrie indienne que je ne le croyais : tout est là). Dans le sillon de cette vague de séries hebdomadaires, les spectateurs indiens se sont pris de passion pour les thrillers, quasiment absents de la télévision jusque là, mais aussi plus globalement, pour une diversité de genres que les standards du soap ne permettent que rarement.
La websérie est arrivée dans ce panorama, avec plein de jeunes sociétés de production (et très vite, des compagnies importantes se lançant sur ce marché prometteur) avec des idées impossibles à réaliser à la télévision, en particulier en matière de nudité, de sexualité, d’alcool ou encore de drogue. Aucun diffuseur indien n’aurait commandé All About Section 377, par exemple, la laborieuse histoire des représentations LGBT+ à la télévision indienne le prouve.
De son côté, hoichoi a choisi sa branche (une sorte de niche dans la niche !), en optant en priorité pour des séries originales s’adressant au public traditionnellement masculin. Il s’agit de combiner des éléments de suspense, de comédie, et de semi-nudité. A un degré que j’avoue avoir rarement vu l’équivalent dans une série indienne, même sur le web ou en VOD (très franchement le pré-générique de Cartoon est quasiment du softcore).

Bref, c’est une fois qu’on connaît tout ce contexte que l’existence de Cartoon prend du sens. Sa raison d’être, mais aussi son ton, et son contenu. On parle quand même d’une série dans le premier épisode de laquelle un couple emménage ensemble sans être marié, puis organise une pendaison de crémaillère où l’alcool coule à flots et où on se passe le bédo tranquillement. Cartoon, c’est surtout une série d’horreur pour un diffuseur traditionnel qui ne peut absolument pas mettre ça en primetime en Inde. Et je le prouve avec l’image ci-contre qui, oui, est l’une des images promotionnelles de la série.
En fait, si je voulais être mauvaise langue, j’avancerais que s’inscrire dans ces courants, c’est la seule et unique mission de Cartoon à ce stade. Le premier épisode est uniquement là pour couvrir ses bases : c’est en bengali, il y a des jeunes (notamment des jeunes hommes), on y boit, on y fume, on y sous-entend du sekse prémarital. Et bien-sûr on se paie des sueurs froides à cause de cette satanée maison. Tous les ingrédients que je viens de citer sont présents, c’est impeccable, sans faute. Le cahier des charges est rempli. Sans se ruiner dans une production onéreuse, d’ailleurs, ce qui fait fort plaisir parce qu’en 2018 rappelons que hoichoi a financé pas moins de 22 séries, et qu’en conséquence les cordons de la bourse sont serrés !

Suis-je de mauvaise foi ? Un tantinet, car Cartoon n’est pas non plus une série totalement vaine.
Oui, il faut avouer que dans ce premier épisode, on croule sous l’exposition et que ce n’est pas très captivant. Mais je dois à la vérité de dire que Cartoon essaie aussi d’installer une ambiance de panique, et, eh bien, y parvient relativement bien. A mon corps défendant, j’ai regardé plusieurs fois par-dessus mon épaule pendant que Cartoon insistait sur la maison lugubre (en plus Aritra et Jinia emménagent au 4e étage, mais ne semblent pas avoir de voisins, donc c’est sinistre à souhait). On sent très bien, parce que la finesse ne fait pas partie de sa conception, que la série veut attirer notre attention sur des choses précises ; même moi qui n’ai pas vu, et n’ai pas spécialement envie de voir, des fictions d’horreur, j’ai vu arriver le cliffhanger à des kilomètres.

Cela dit, quand un pilote parvient à être à la fois prévisible et efficace, au point que je garde un œil sur ce qui se passe dans mon dos, j’ai tendance à essayer de lui laisser le bénéfice du doute. Cartoon n’a rien inventé, mais elle représente plutôt bien (à dessein !) ce qui se passe sur le web et la VOD indienne.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Mila ♥ dit :

    C’est rare que tu nous parles de séries d’horreur, donc forcément, tu penses, j’étais intéressée ! Et puis finalement, je crois que c’est la backstory qui m’a intéressée le plus, ha 😀 (enfin la série aussi, hein) J’aime que tu saisisses toutes les occasions de nous cultiver ♥

  2. Tiadeets dit :

    Petite coquille, c’est plus 1,3 milliard d’habitants qu’1,3 million. 😀
    Très intéressant. Une très bonne analyse comme d’habitude, on en apprend toujours. 🙂

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