Vérité utile

14 juillet 2019 à 15:56

A la fin des années 90 est sorti un ouvrage qui a, plus que probablement aucun autre, été formateur pour ma téléphagie. Un ouvrage à la fois encyclopédique et critique, le Guide Totem des Séries Télé de Martin Winckler et Christophe Petit est devenu, tout simplement, ma Bible. Bien-sûr, tout dictionnaire comme celui-ci est voué à une certaine obsolescence programmée : chaque année qui passe implique que des séries méritant d’y figurer viennent à manquer ; tant de choses se sont passées entre 1999 et aujourd’hui (deux décennies c’est énorme en télévision !) qu’il s’agit à présent plus d’une photographie que d’un livre exhaustif. Il me faut aussi mentionner, ce qui à l’époque n’était pas autant évident pour moi, que son focus est clairement étasunien.
Si j’en recommande encore la lecture, c’est aujourd’hui parce que cette photographie est d’autant plus importante que notre mémoire de la télévision n’est pas entretenue. La culture de l’immédiateté (encouragée encore plus par les plateformes de streaming que jadis par les diffuseurs) est en particulier en cause, mais aussi le fait que désormais, une rediffusion n’est pas un épisode sur lequel on tombe par hasard et qui nous happe par surprise ou curiosité : c’est un acte volontaire qui tient à une démarche d’information et de recherche. Regarder une série des années 90 est de moins en moins facile pour toutes ces raisons.

L’été, je repense souvent à ce Guide Totem. C’est une saison pendant laquelle je suis particulièrement nostalgique, pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas m’attarder sinon on va y passer la journée, or j’ai une série à reviewer.
Toujours est-il que je me suis surprise à y repenser, alors que je cherchais quelque chose à regarder dans mes archives. Cela m’a conduite à vous parler du premier épisode de Murder One.

Si Murder One est l’une des séries qui symbolise parfaitement l’esprit du Guide Totem, c’est parce qu’elle se trouve à la croisée de ce que ses auteurs (et notamment Winckler) aiment le mieux et de ce qu’ils trouvent le plus révolutionnaire (à raison si vous me demandez mon avis). La série est un legal drama intelligent et nuancé, mais aussi fort en rebondissements, qui a l’extrême originalité pour son époque d’être profondément feuilletonnant, en particulier pour sa première saison.
On y suit l’avocat Ted Hoffman, qui travaille à Los Angeles où il a pour clients quelques uns des hommes les plus fortunés de la ville ; bien qu’impliquant un nombre conséquent de personnages (avec une distribution aux petits oignons par-dessus le marché), la série adopte essentiellement son point de vue, retranscrivant ainsi aussi bien la stratégie du héros que ses angles morts.

L’épisode inaugural s’ouvre sur une affaire en apparence anodine : Hoffman y défend l’un de ses clients les plus célèbres, Neil Avedon, qui a attaqué un cygne appartenant à l’hôtel où il séjournait. Ce n’est pas le pire crime au monde mais ce n’est pas non plus la première fois qu’Avedon, dont l’arrogance n’est égale qu’à son ego, se met dans le pétrin. Après avoir avec brio défendu le jeune homme, qu’il méprise profondément, Hoffman lui annonce qu’il ne travaillera plus pour lui. Ce n’est toutefois pas cette intrigue qui est au centre de Murder One, je vous rassure ; c’est même potentiellement un peu déstabilisant étant donné qu’Avedon ne fera plus d’apparition dans cet épisode d’introduction. Lorsqu’arrive le générique, il n’est pas forcément très clair que Murder One a une ambition bien supérieure à ce cas un peu ridicule.
Pourtant, alors que se déroule ce générique (aaah, le générique de Murder One !!! vous m’autorisez à une digression d’une petite dizaine de paragraphes sur ce générique ? non ? bon ok je ferai un article à part), il apparait aussi que cette introduction est une brillante séquence d’exposition. On y a appris beaucoup de choses, l’air de rien : sur la personnalité de Ted Hoffman, d’abord, mais aussi sur l’éthique de sa pratique et par extension le ton de la série. L’une des choses que nous avons apprises, c’est notamment comment Hoffman peut-il vivre avec lui-même lorsqu’il représente les connards les plus friqués de Los Angeles. Murder One donne le ton en mélangeant un certain pragmatisme, éventuellement cynique, et en rappelant aussi que c’est la base du système judiciaire. L’argent permet d’acheter les services des meilleurs avocats (et nous avons aussi appris qu’Hoffman est brillant), mais pas leur approbation ou leur moralité. Murder One va, et veut, parler de cela au fil de son intrigue, ce qui se confirmera au cours de plusieurs scènes, notamment l’une dans un bar, de la suite de cet épisode.

Brièvement mentionnée avant le générique, l’affaire centrale de la saison va progressivement s’imposer à la fois dans la narration et dans la vie de Hoffman. L’un de ses autres clients, le riche homme d’affaires Richard Cross, fait appel à lui dans le cadre de la découverte sordide du corps d’une jeune fille de 15 ans, Jessica Costello, dans un immeuble qu’il possède. Au début Hoffman n’est sollicité que pour assister Cross, qui est interrogé par la police de façon routinière… sauf que la police, personnifiée par l’antipathique enquêteur Arthur Polson, a sans cesse plus de questions pour Cross. Ce qui au départ ne devait pas être une affaire devient progressivement LE dossier sur lequel Hoffman et son cabinet de jeunes avocats va commencer à plancher.
Cross est-il impliqué dans la mort de Jessica Costello ? Pourquoi semble-t-il s’évertuer à cacher des choses à son propre avocat ? Et, du coup, comment celui-ci doit-il le protéger s’il n’a pas les outils ?

Murder One s’intéresse ainsi très peu à la résolution du crime lui-même, à plus forte raison pendant ce premier épisode. La vérité n’est pas exactement son objectif, mais plutôt la « vérité utile ». C’est-à-dire qui permet à Hoffman de faire son travail sans pour autant porter de jugement ni incriminer son client. Hoffman est d’ailleurs très clair auprès de Cross à ce sujet : il n’a pas besoin de tout connaître, mais il a besoin de pouvoir utiliser les faits comme des armes. Sans quoi ceux-ci peuvent se retourner contre son client…
Ce n’est toutefois pas le seul outil de travail de Hoffman : il est aussi extrêmement à l’aise avec les cameras, très au fait du pouvoir des images, et conscient que l’opinion publique a son importance dans les dossiers médiatiques qui sont souvent les siens.

De fait, cet épisode introductif de Murder One bâtit avec brio son discours.
Pour cette première heure, la série ne veut pas tant insister sur l’affaire, d’autant qu’elle n’a au début qu’une importance limitée. Elle veut au contraire discuter des implications morales et sociales de ce qui commence à peine à être surnommé le « Goldilocks murder ». Murder One est sombre, mais pas glauque ; comme beaucoup de séries qui lui sont contemporaines, elle jongle entre les impératifs de la télévision de network et le désir d’en repousser les limites.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

4 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Un article très intéressant sur une série que je connaissais pas du tout.

  2. Scarlatiine dit :

    Aaaaah, le Guide Totem des Séries Télé <3 Je l'ai multi-emprunté à la médiathèque pas loin de chez moi il y a 15 ans, je ne compte pas le nombre de séries (manifestement de qualité) que ce livre m'a donné envie de voir : Murder One, donc, mais aussi Chicago Hope, Moonlighting, Roots, Cop Rock… Un jour, peut-être…

    • ladyteruki dit :

      Cop Rock… j’avais adoré quand Série Club (?) l’avait diffusée… tout ça pour découvrir quelques années plus tard avec internet qu’en fait la série était conspuée. J’ose pas y retourner maintenant (pis d’façon personne la proposerait avec une réputation pareille).

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