Death by a thousand cuts

21 juillet 2019 à 12:57

Workin’ Moms, The Letdown, Motherland, Odd Mom Out, et même Big Little Lies… il n’est pas rare que devant des séries parlant de mères, je découvre avec stupeur être plutôt voire totalement indifférente. C’est particulièrement vrai des comédies (mais cela arrive aussi avec des séries dramatiques), dont l’intérêt, je peux aujourd’hui l’avouer, continue régulièrement de m’échapper. Je comprends objectivement que les spectatrices concernées soient bien contentes de rire de leurs déboires. Ces portraits sont même relativement récents dans l’histoire de la télévision, qui bien qu’ayant fait une grande place aux mères d’un point de vue statistique, les a longtemps stéréotypées et/ou cantonnées à des rôles de support. Mais d’un point de vue strictement téléphagique… ces séries me désintéressent totalement, a fortiori parce qu’elles semblent toutes plus ou moins conçues autour des mêmes ressorts.
Cela me pousse fréquemment à m’interroger : le fait que je ne veuille pas d’enfant me donne-t-il moins d’empathie vis-à-vis de ces personnages ? Leurs histoires m’importent-elles moins parce que je sais qu’il ne s’agira jamais de la mienne ? Suis-je totalement incapable de m’absorber dans le discours de ces séries, alors que je peux le faire pour tant d’autres qui ne me concernent pas plus ?

Une fois de temps en temps apparaît une fiction sur la maternité qui me touche, qui m’intéresse, qui me captive même. La série du jour, dont je m’apprête à vous faire une review intégrale, nous vient du Japon. Elle s’appelle Saka no Tochu no Ie et elle a été diffusée au printemps sur la chaîne câblée WOWOW.
Et elle commence comme un legal drama.

Risako Yamazaki est une mère au foyer parmi tant d’autres, à la vie complètement banale : elle partage son temps entre la tenue de son foyer et l’éducation de sa petite fille de 3 ans, Ayaka, qui n’est pas encore entrée en maternelle.
Un jour, elle est convoquée pour une participation à un jury populaire au tribunal ; elle est tirée au sort comme suppléante des 6 jurés principaux, mais ses obligations d’assister au procès sont strictement les mêmes. Sa vie va être complètement chamboulée par cette nouvelle attribution, ne serait-ce qu’au quotidien puisqu’elle ne peut plus passer ses journées avec Ayaka, ou préparer le repas du soir pour son mari lorsqu’il rentre du boulot. C’est, en soi, suffisamment exceptionnel pour cette femme… mais l’objet lui-même du procès va aussi être bouleversant.
En effet, Risako rejoint un jury qui doit statuer sur un procès particulièrement médiatique : une femme, Mizuho Andou, a tué sa fille de 8 mois en la lâchant dans l’eau d’un bain bouillant. Le crime est horrible, et naturellement impossible à aborder sans s’émouvoir. Un sacré défi pour Saka no Tochu no Ie.

Trigger warning : violences intrafamiliales, mort d’un nourrisson.

La série est, presque exclusivement, construite autour du point de vue de Risako. En fait, dés ses premières images, Saka no Tochu no Ie s’attache avec ferveur à ne surtout pas laisser de place à la perspective de Mizuho Andou. Ou à son visage. Et à sa parole à peine plus. Ni pendant le procès, ni en-dehors ou le moins possible. On entend, en réalité, absolument tout le monde sauf elle. Pendant les premières auditions, de nombreuses personnes auront l’opportunité de s’exprimer (avocats, mari, belle-mère, mère…), et la série va aussi bien-sûr suivre comment Risako va vivre le procès, aussi bien à l’intérieur du tribunal qu’au-dehors. Mais Mizuho ? Quand on voit son visage (et comme je l’ai dit, c’est rare ; bon sang que cette camera est attentive à l’éviter), il semble complètement impossible à déchiffrer. Il est perpétuellement impassible. Ses yeux sont toujours baissés, et son ton monocorde.
Est-elle un monstre ? Bien-sûr la nature du crime semble l’indiquer mais il ne nous est pas permis de déterminer sa culpabilité, sa honte ou sa méchanceté sur son visage. Cela nous laisse donc avec… tout le reste.
Déjà rien que pour le déroulement du procès, il s’agit d’un choix admirable. Car en un sens Saka no Tochu no Ie nous introduit ce personnage uniquement par le biais de la parole de tiers, qui la décrivent, racontent ses agissements, rapportent ses paroles. Mais ces déclarations peuvent-elles réellement nous dire qui est Mizuho ? Pas vraiment, non. A se demander si l’enquête morale qui résulte de ces témoignages dit grand’chose du décès de ce bébé, d’ailleurs. En tout cas, ces aperçus extérieurs ne peuvent rien nous dire de comment cette jeune mère en est arrivée là, parce que personne n’a la possibilité de connaître son cheminement de pensée.
C’est pourtant vraiment l’objet du procès, in fine, ni les faits ni les circonstances ne laissant le moindre doute : déterminer qui est Mizuho permet de juger son degré de responsabilité. Son degré de moralité. Et donc de la gravité de son acte.

Il ne sera, toutefois, pas seulement question de ce procès : l’aspect de legal drama est en réalité un outil pour que Saka no Tochu no Ie raconte la maternité, et ses nuances complexes.
La fille de Risako est un peu plus âgée que le bébé de Mizuho au moment des faits. Mais qui pourrait prétendre que leurs vies sont différentes ? Au début, Risako le croit, en tous cas. Elle pense avoir de la chance, elle pense que tout se passe bien. Elle pense être une meilleure mère. La série sème très rapidement le doute à ce sujet dans l’esprit du spectateur, et notre héroïne n’est pas loin derrière. Qu’y a-t-il de si parfait dans son existence ?
En revanche, l’exigence d’être une mère parfaite est bel et bien présente. Elle est renforcée, implicitement et involontairement, par tout le monde dans son entourage.
A mesure qu’avance le procès, Risako se trouve dans la situation inconfortable, qu’elle imaginait initialement impossible, de se demander si elle aussi est une mauvaise mère. Pire, si elle est une mère dangereuse ? La perfection attendue d’elle est impossible à atteindre, et pire encore, chaque fois qu’elle semble se montrer imparfaite, elle est traitée comme une incapable. Ou un monstre. Dans le premier épisode, son mari va même l’accuser de maltraitance !

Alors qu’est-ce qui distingue les deux femmes ? Qu’est-ce qui fait sauter le pas ? Pourquoi Mizuho a-t-elle tué sa fille et qu’est-ce qui la différencie de Risako ? En l’absence d’une parole par la première, la seconde ne peut que s’interroger. Et s’inquiéter.

Saka no Tochu no Ie ne m’a pas simplement émue, elle m’a fascinée. Sa capacité à utiliser le ressenti d’un personnage pour interroger le procès d’un autre personnage est, pour commencer, un angle d’approche très finement employé. Cette mise en abîme du procédé d’identification attendu des spectateurs eux-mêmes (et en priorité les spectatrices…) n’est en soi pas nouveau, mais chaque épisode en fait usage avec un doigté infini. A plus forte raison parce que la série elle-même interroge cette identification : Risako surinvestit peut-être, émotionnellement, un procès qui n’a dans le fond rien à voir avec sa propre vie. Le doute n’est plus simplement permis, il est permanent. Il vire à la paranoïa. Plus le procès avance, plus Risako a du mal à voir la différence entre elle et l’accusée.

Ce mécanisme de mise en parallèle sert les questionnements sur la maternité, qui occupent une place essentielle dans les débats du procès, et par ricochets, dans les préoccupations de Risako. Elle qui pensait initialement avoir de la chance, est-elle tellement mieux considérée que Mizuho au sujet de laquelle tout le monde (…après coup) a quelque chose de négatif à dire ? Saka no Tochu no Ie interroge le regard de l’entourage des deux mères, et donc la société au sens large : qui attend le plus de ces femmes ? Qui interprète systématiquement leurs questions comme des accusations ? Qui les dénigre, les méprise, les néglige, les isole ?
Il y a des pères qui n’ont pas dû se sentir super à l’aise pendant ce visionnage, je vous le dis ! Ou en tous cas il est à espérer qu’au moins quelques uns se soient sentis visés. Et franchement si des belles-mères se sont payé des sueurs froides pendant un épisode ou deux, c’est pas plus mal non plus.

Saka no Tochu no Ie n’est en effet pas qu’une série sur les mères pour les mères : c’est une série où tout le monde a un rôle à jouer autour des mères… et le joue mal. Au lieu de veiller au bien-être de la mère et de l’enfant, tout le monde dans leur entourage a une forme de pression à ajouter ! Présumées dangereuses, elles sont constamment sous surveillance, le moindre de leur geste étant directement corrélé à l’éducation de leur enfant. Pire, si elles confient leurs doutes à qui que ce soit, les mères sont immédiatement jugées inaptes ou mal intentionnées. Et c’est presque difficile de savoir ce qui est pire. Dans tous les cas, elles sont deshumanisées.
La série dépeint avec une exactitude d’horloger combien ces interventions n’améliorent le sort de personne, et surtout pas des enfants, en dépit des intentions prétendues de chacun. La perfection obtenue n’est alors que cosmétique, une preuve d’adaptation à la norme, une marque extérieure de moralité, mais absolument pas un gage de qualité d’éducation, ni de qualité de vie, pour personne. Paradoxalement, si elles tentent de préserver les apparences, les mères sont accusées de superficialité, voire de duplicité ! Et finalement toutes ces injonctions permanentes permettent surtout de reporter sur les mères toutes les fautes possibles et imaginables.
Sous couvert d’aimer les enfants, maltraiter et harceler les mères.

Au fur et à mesure de la série, d’autres portraits vont s’ajouter au tandem que forment involontairement Risako et Mizuho. Il y a la jurée qui n’a pas d’enfants. Il y a la juge qui a un enfant en bas âge. Il y a même la belle-mère de Risako. Il y a aussi tous ces témoignages, essentiellement des femmes, qui parlent de cette mère que l’on a toujours soupçonnée de mal faire, mais sans jamais prendre la mesure du danger. Et qui aurait pu deviner ce qui se tramait vraiment… Au travers des questions en apparence anodines (qui a cessé de travailler ? qui fait à dîner ? qui a de l’autorité ? qui prend un congé parental ?), chaque couple négocie, peu ou prou, les choses de la même façon. Saka no Tochu no Ie est très claire : il ne s’agit pas de comportements individuels, et il ne suffirait pas de changer de partenaire.

Pour autant, Saka no Tochu no Ie excuse-t-elle l’infanticide ? Evidemment pas, mais c’est fascinant de la voir tenter de l’expliquer. Et d’adresser un message limpide à son public : il suffirait, au lieu de multiplier les interventions auprès des mères… de les écouter. De les autoriser à partager leur expérience, même négative. De les prendre au sérieux au lieu de les considérer comme incapables ou irresponsables par défaut.

Bon, je sais que je vous ai déjà pondu un pavé, mais j’ai encore besoin de préciser quelque chose. Mon admiration pour Saka no Tochu no Ie est également due à un autre facteur : le suspense est quasiment absent de son intrigue. Vous m’avez bien lue : en dépit du fait que l’on suive le procès chronologiquement, malgré les interrogations croissantes de Risako, et bien que la culpabilité de Mizuho soit débattue pendant les 6 épisodes de la série, cette dernière ne repose absolument pas sur ses inconnues. Cela ne signifie pas que la série ne réserve aucune surprise. Mais cela veut dire que Saka no Tochu no Ie ne se repose pas dessus.
Saka no Tochu no Ie est un human drama (ce n’est pas sale). La série embrasse pleinement son exploration des questions sociales, son questionnement de la subjectivité des personnages, ses portraits complexes de femmes (et au sens large, de couples). La trame judiciaire sert de fil rouge, mais jamais de prétexte. Alors oui, ça peut parfois paraître « lent », et encore heureux. C’est le genre de travail qui demande de s’attacher aux détails, d’écouter les non-dits, de prendre le pouls des personnages. C’est une affaire de minutie et de finesse qui se joue dans ce type de série, parce que c’est là le rythme des émotions humaines.
Et vous savez quoi ? C’était exactement ce dont j’avais besoin en ce moment, alors que je m’arrache en parallèle les cheveux sur une review de série américaine qui fait tout le contraire et qui au final ne parle plus de rien à force d’essayer de semer le spectateur artificiellement. Review qui va d’ailleurs finir à la poubelle à ce rythme, parce que zut.

Au lieu de ça, je me suis retrouvée happée par des personnages vivant des préoccupations que je n’ai pas, que je n’ai jamais eues, et que je n’aurai jamais. C’est ça, le pouvoir d’une excellente série.
Mais j’ai aussi appris, aux côtés de Risako, une autre leçon importante : on ne me reprendra plus jamais à sous-estimer le pouvoir de toutes les autres séries parlant de la maternité.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    Oh une série qui semble très intéressante, d’autant plus dans le contexte du Japon. Merci de cet article. 🙂

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