Calvaire

18 août 2019 à 18:34

On ne vient pas nécessairement me voir pour se taper une barre de rire, mais alors, aujourd’hui il ne va vraiment pas être question de se marrer. J’ai décidé de vous parler de la première saison de Leila, une série originale que Netflix n’a certainement pas promue des masses sous nos latitudes. Netflix et moi on a vraiment une relation compliquée… et si de temps en temps cette bon Dieu de plateforme pouvait parler de ses séries internationales les plus réussies, les choses seraient peut-être différentes. Mais en attendant, comme apparemment Netflix se tamponne le coquillard de votre curiosité, eh bien je prends les choses en main. Faut vraiment tout faire soi-même dans cette baraque.
Honnêtement je sais pas par où commencer avec cette série. Je sais même pas dans quel ordre vous mettre les trigger warnings. Je suis presque sûre d’en oublier, c’est vous dire l’ambiance.

Trigger warning : violence reproductive (reproduction forcée, avortement forcé…), culture du viol.

Il faudra me pardonner si j’ai l’air un peu à cran. Leila n’est pas exactement le genre de série que vous avez l’option de regarder le cœur léger. En fait, regarder son premier épisode m’a carrément mis les nerfs à vif. Aussi étrange que ça puisse paraître, c’est un compliment.

Série d’anticipation se déroulant en 2047 (une rareté en matière de fiction indienne), Leila porte le nom d’une petite fille mais suit en réalité sa mère Shalini, après qu’elles aient été séparées. Et pour vous expliquer le comment du pourquoi, il faut que je vous raconte un peu l’avenir que dépeint la série.

Leila se déroule dans une nation appelée Aryavarta, dirigée par le révéré Dr Joshi. Comme lui, la nation est révérée à un degré religieux, seul tronc commun spirituel des différentes communautés ; celles-ci vivent en paix, libres de leur foi, mais séparées par d’immenses murs. Derrière cette apparente liberté de religion, en réalité un système extrêmement strict est en place, qui régit la vie des communautés, d’autant que les ressources sont devenues rares et chères. L’eau, notamment, est une denrée vitale mais difficile d’accès. L’air pur est également inaccessible à certaines communautés. En particulier, aux abords des murs, en marge des communautés, les bidonvilles jonchées de détritus ne voient pour ainsi dire pas le ciel, couvert par la fumée des usines. La population est divisée en « catégories » (des castes qui ne disent par leur nom), et ceux qui vivent au plus bas de l’échelle n’ont même pas droit au minimum pour survivre.

Paradoxalement, les choses n’iraient pas si mal si les problèmes se limitaient à cela. Mais Leila nous rappelle que les problèmes de ressources deviennent rapidement des problèmes sociaux bien plus graves.
En Aryavarta, la pureté ethnique a été élevée au rang de priorité : on veut que les meilleures « catégories » se reproduisent, mais pas les autres ; et le traitement réservé aux mariages mixtes est pire encore. Par conséquent (je dis « par conséquent » comme si c’était la plus grande des logiques, mais on se comprend), les femmes mariées hors de leur « catégorie » sont kidnappées pour être enrôlées dans des camps de pureté (ou Shram Kendra). Là, le lavage de cerveau (aidé par une isolation totale, un asservissement permanent, et des médicaments pour les assommer par-dessus le marché) maintient les femmes dans un seul état d’esprit : celui qui les autorisera à passer un test de pureté, qui leur permettre d’avoir à nouveau des enfants… purs. De toute façon c’est soit ça, soit être envoyée en camp de travail… au mieux.

Après avoir été enlevée, Shalini passe 2 ans dans l’un de ces camps de pureté. Vue de l’extérieur, elle se comporte bien : elle fait tout ce qu’on lui dit, et essaie d’être sélectionnée pour le test de pureté (seul espoir de sortir de cet Enfer). Elle semble à peine remarquer la propagande qui tourne en boucle à toute heure du jour et de la nuit pour rappeler l’importance de la reproduction pure.
Derrière ce masque docile, pourtant, elle craque mentalement. Lorsqu’une nouvelle arrivante lui donne l’idée d’arrêter de prendre les pilules distribuées, Shalini sort de sa torpeur médicamenteuse, et commence à se rebeller. Le souvenir de sa fille Leila, dont elle pense qu’elle est avec ses grands-parents et son oncle, commence à devenir flou et obsessionnel à la fois. Les hallucinations qu’elle a de son mari Riz (un musulman ; en réalité tué lors du kidnapping) ne lui permettent plus de garder espoir. Quand elle apprend que la politique d’Aryavarta quant aux enfants mixtes est en train de se durcir, et que Leila a sûrement été retirée à sa famille, elle tente par tous les moyens d’accélérer sa sortie du Shram Kendra. Après avoir échoué au test, elle est envoyée en camps de travail, et réussit par un concours de circonstances à s’échapper du bus qui l’y conduit…

On ne va pas se mentir, parce qu’à ce stade c’est assez évident : Leila n’est pas sans évoquer The Handmaid’s Tale. Toutes les deux sont des adaptations littéraires de dystopies dans lesquelles les femmes sont dépossédées, si jamais elle l’ont jamais eue, de toute autonomie, de toute liberté reproductive, de toute humanité.
Mais Leila, bien entendu, n’est pas qu’une simple copie. Par les thèmes semi-religieux qu’elle aborde (j’aime bien dire qu’on apprend beaucoup d’une culture en regardant les avertissements qui précèdent une série…), par son questionnement sur les castes (même si le mot n’est évidemment jamais prononcé), par son intérêt évident pour les conséquences des changements climatiques pour des pays en voie de développement, la série a des choses uniques à raconter. En revanche, vous comprenez aisément pourquoi on ne se marre pas trop devant son visionnage…

Si vous cherchez la review de The Handmaid’s Tale dans ces colonnes, je vais vous faire gagner du temps : il n’y en a pas. J’avais juste pas le courage après le premier épisode, et je n’en ai jamais regardé de second. Pourtant à ce stade, j’ai l’habitude des séries dépeignant la violence envers les femmes sous toutes ses formes et sur tous les tons (le contraire serait étonnant vu la gueule de la production mondiale), mais là vraiment, j’avais pas la force. Je suis sûre que c’est une série très bien, hein. Le premier épisode était réussi. Aucune critique à formuler qui en soi ne justifie l’arrêt du visionnage. Sauf que c’était trop me demander.
A un moment, les dystopies féministes, moi je veux bien hein, mais franchement, donnez-nous une utopie féministe juste une fois, qu’on ait un refuge, un regain d’espoir, une perspective d’avenir.

Du coup, quand je me suis retrouvée devant le premier épisode de Leila, que j’ai senti ma mâchoire se contracter au point de faire péter l’émail de mes dents, et que mes doigts se sont tellement crispés qu’ils ont pénétré le bois de mon bureau, je me suis quand même un peu posé la question. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de s’infliger ça ? Et je pense qu’on commence toutes plus ou moins à se la poser, cette question. Je suis la première à dire que c’est important que les séries parlent de sujets, eh bien, euh… importants. Je regarde mes épisodes de Sweet/Vicious une fois par an, en bonne petite téléphage. Si personne n’a fait de review sur Naomi to Kanako, je me dévoue. Au compte-goutte, je finis dans la souffrance The Judgement. Mais à un moment, pitié quoi, drapeau blanc. N’en jetez plus, la coupe menstruelle est pleine.
Peut-être que vous vous posez la question aussi. Peut-être que c’est ce qui va vous freiner pour commencer Leila. Peut-être que vous êtes épuisée d’avance. Peut-être que personne ne lit ce paragraphe parce que quand j’ai prononcé les mots « violence reproductive », tout le monde a poussé un soupir et décidé d’aller descendre tout une bouteille d’alcool à 90 degrés. C’est votre droit le plus strict.
Pas certain que j’ai la réponse.

Je suis devant cette review à me masser les tempes en me demandant ce que je fous là. Je veux vous parler d’une série dont vous ignorez probablement l’existence ; qui est exceptionnelle de par son genre et ses problématiques, surtout vu son origine ; qui est à l’intersection de plein de problématiques différentes, toutes très lourdes… et je me dis : je sais pas pourquoi j’essaie de vous convaincre. Je sais absolument pas pourquoi, au nom de son immense qualité (et histoire qu’on soit bien clairs là-dessus, Leila est incroyablement bonne à absolument tous les niveaux, une série devrait vous rendre morose pour un moment. Je ne m’explique pas totalement pourquoi je voudrais que vous vous infligiez ça. Je suis pas super en forme après l’avoir fait moi-même, et j’hésite exactement pour ces raisons à me lancer dans les 5 épisodes restants (ce qui est court, vous en conviendrez). Si vous l’avez ratée bah vous savez quoi, tant mieux pour vous, à la rigueur. J’ai tout simplement pas l’énergie d’ajouter à votre quotidien un truc qui va vous mettre en rage ou vous déprimer.

Et en même temps l’expérience télévisuelle qu’est Leila est précieuse exactement pour cette raison. Parce qu’une série qui vous parle d’autant de choses, et qui finit par vous mettre en rage ou vous déprimer, eh bien c’est une série intelligente et réussie. Et qui n’aime pas les séries intelligentes et réussies ? A part les chaînes françaises ? Ok c’était bas et gratuit.
La vérité c’est que pour tout autre sujet, je chanterais les louanges de Leila depuis mon balcon jusqu’à ce que tout mon voisinage regarde les épisodes et soumette un compte-rendu écrit en 712 pages recto-verso pour prouver sa bonne foi. Dans le cas des thèmes de Leila, pourtant, je me sens trop épuisée pour écrire une « vraie » review. Nan mais je pourrais causer de la réalisation, du jeu d’acteurs, ou des effets spéciaux, en vrai ; c’est juste que j’arrive même pas à légitimer de le faire. En théorie j’écris pour que vous me lisiez, et qu’après lecture vous alliez faire vos propres expériences téléphagiques. Dans la pratique, j’ai juste envie de vous dire : courez. Courez aussi loin que possible. Courez sans vous retourner et si vous voulez ne jamais regarder Leila, jamais je ne vous blâmerai. Je ne jugerai même pas. Pas beaucoup.
Je sais pas. Je sais plus. J’en peux plus. Je veux une série utopique une fois dans ma vie, bordel de merde.

Faites attention à vous.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Matoo dit :

    Concernant « Handmaid’s tale », j’avais été déjà bouleversé par le bouquin et l’adaptation des années 90, et je me suis interdit de voir l’adaptation actuelle dont la violence est apparemment encore plus importante que celle dépeinte dans le roman. Et donc je ne regarderai pas cette série non plus, MAIS MAIS je suis super content d’avoir lu ton opinion à ce sujet. :DDD

  2. Tiadeets dit :

    C’était bas et gratuit, mais pas faux.
    J’ai envie d’aller découvrir cette série, mais je suis déjà en colère h24 et je n’ai pas la force d’en ajouter encore plus. L’une des choses que je reproche à la société actuelle, c’est d’être très bonne à nous présenter tout ce qui ne va pas. Mais personne (à part des fascistes et autres gens sympathiques de la droite extrême) ne propose une vraie vision du futur. Donnez-moi vos utopies, donnez-moi quelque chose pour me battre. Pas me battre contre, mais me battre pour.
    Merci pour ton article, c’est toujours très intéressant de te lire et de découvrir des séries qui ne nous arrivent pas aux oreilles autrement.

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