Personal branding

6 septembre 2019 à 12:28

Lucy passe une mauvaise journée. Elle s’est réveillée pour découvrir que son ex, avec lequel elle a vécu une relation de 5 longues années, s’est fiancé avec une jeune femme qu’il ne connaît que depuis quelques semaines. En outre elle a perdu son job alimentaire dont elle n’a de toute façon rien à carrer (c’est presque pire !), et n’a pas été retenue pour une audition dont elle espérait beaucoup. Même quand elle propose à ses mutuals de faire une virée en bord de mer, elle se prend un vent monstrueux… Rien ne semble aller dans aucun domaine. Elle prend alors sa voiture et décide de lancer un Facebook Live pour se sentir moins seule…
…et se retrouve à faire un tonneau en direct devant le monde entier.

Content est une super idée, et je ne peux pas insister assez là-dessus. En apparence le concept de départ est assez simple : il s’agit de suivre Lucy pendant toute cette journée mouvementée, et de disséquer son rapport aux réseaux sociaux, y compris lorsqu’elle devient internet famous suite à son accident en direct.
A travers ce personnage, c’est bien-sûr notre consommation d’internet au sens large qui est questionnée. Rien que dans le premier épisode (la série est proposée hebdomadairement), intitulé #FLIPGIRL, on aura le temps d’évoquer de nombreuses pratiques, certaines en passant et d’autres, comme la viralité, en profondeur parce que c’est le sujet-clé de la série. C’est un cran au-dessus de beaucoup de séries sur la célébrité, en somme, parce qu’il s’agit autant de parler d’usages que de leurs conséquences.

Bon. Là où j’ai un bug, en fait, c’est dans la façon dont la presse australienne présente la série. Le Guardian raconte par exemple qu’on a jamais entendu parler d’une série faite pour être regardée sur un portable, et ce mondialement, ce qui doit rendre les concepteurs des défuntes plateformes Blackpills, Studio+ ou go90 un peu hilares (mais doit aussi expliquer bien des choses). Dans certains pays, notamment en Asie, la fiction conçue spécialement pour les mobiles… eh bien euh, ça se fait depuis 15 ans, comme dans le cas de BeeTV (je vous avais raconté cette palpitante épopée ici) ! Ne me lancez pas sur Quibi qui a 712 fictions en projet avec tout Hollywood depuis plusieurs mois, quand bien même on ne commencera effectivement à les découvrir que l’an prochain.
Et ce ne sont là que les séries pour mobiles accessibles par des applications spécialisées. Il faudrait y ajouter un grand nombre de webséries (par exemple publiées sur Youtube, quoique pas toutes bien-sûr) conçues pour être regardées vite fait sur les chiottes ou entre deux arrêts de bus. On pourrait même y ajouter les plateformes de streaming misant, sur certains territoires, pour tout ou partie dans la consommation mobile (je pense à plusieurs pays d’Afrique par exemple), quand bien même la programmation n’est pas nécessairement conçue initialement pour cela. D’autant que Content est avant tout disponible sur des plateformes web (comme Youtube et la plateforme d’ABC, iView), c’est-à-dire certainement pas conçue pour n’être visionnable que sur mobile. Même si effectivement son format vertical s’y prête très bien.
Je sais pas moi, ouvrez google en plus du communiqué de presse d’ABC, quelque chose. Ça me désespère.

Parce qu’on ne rend PAS service à Content en prétendant qu’elle est ce qu’elle n’est pas. En clamant que c’est son existence qui la rend unique, au lieu de son parti-pris artistique, on passe totalement à côté de ce qui fait sa finesse d’analyse.

En effet, Content a une particularité dont je n’ai pas encore parlé, mais qui rend le travail effectué sur son sujet d’autant plus louable : la série est uniquement filmée du point de vue du portable de Lucy. Cela explique et justifie d’ailleurs totalement le format vertical, ce qui n’est pas toujours vrai de toutes les séries pour mobile.
Ce que l’on voit à l’écran est uniquement une capture d’écran ! Lucy qui lit Facebook en écoutant Spotify et découvre la photo de fiançailles de son ex (…et par inadvertance like une photo plus ancienne), Lucy qui face une facecam avec sa meilleure amie Daisy alors que celle-ci est au travail, Lucy qui écoute son GPS en voiture, Lucy qui suit le hashtag #flipgirl sur Twitter pour constater les réactions à sa video… Tout dans Content s’appuie sur l’utilisation que Lucy fait de son téléphone.

La distorsion induite par cette vision partielle que nous avons de sa journée est une nuance extrêmement importante, parce qu’on est dans un cas de figure unique de narration non-fiable. A aucun moment nous n’entendons ce que Lucy pense, ou fait, ou même peut dire à voix haute, si ce n’est pas écrit, photographié ou filmé. Il y a certes des moments qui n’appartiennent qu’à elle et nous (quand on la voit commencer à répondre à quelqu’un avant d’effacer sa réponse), mais même là nous ne faisons que déduire son cheminement de pensée, pas en être les témoins.
Content réussit grâce à ce détail précis : parce que grâce à lui le commentaire ne porte pas que sur Lucy. En introduisant notre propre interprétation des actes de Lucy sur son portable, la série nous renvoie directement à nos usages. Il s’agit de la perception que nous avons d’elle à travers ses interactions, et plus généralement, de la façon dont elle se met en scène pour autrui. La fin de l’épisode, après l’accident, va d’ailleurs mettre cela en exergue lorsque, sous le coup de la morphine et alitée aux urgences, notre héroïne se lance dans un monologue amer sur la déception qu’elle ressent vis-à-vis de son existence, et dont nous n’avions pas perçu le degré. Oui, nous avions vu les SMS de son patron qui lui disait de ne plus venir bosser, ou le mail de rejet de l’agence de casting pour l’émission télé qu’elle voulait présenter… mais avions-nous saisi la gravité de ces éléments pour elle ? Non. Par contre, nous n’avons eu aucun mal à percevoir les nuances d’un like annulé aussitôt, ou à relever le nombre de notifications sur son téléphone, sans que cela ait besoin d’être commenté. Parce que nous utilisons (plus ou moins) les mêmes plateformes que Lucy, dont nous reconnaissons ces signes, nos usages sont formatés par les sites ainsi utilisés. En revanche, son ressenti, lui, est plus complexe, et Content insiste sur notre accès très imparfait à ces nuances.

En quelque sorte, la superficialité apparente de ce premier épisode, qui décrit l’attrait d’une la célébrité internationale facile mais brève, témoigne aussi de la douloureuse réalité d’internet. Il est facile d’utiliser ces outils pour interagir, mais il est encore plus aisé d’oublier que chaque personne avec laquelle nous interagissons ainsi a une intimité. Que cette intimité nous soit, en grande partie, accessible, ne doit pas faire oublier que notre vision en est partielle… Et Content fait finalement un travail intéressant, dont j’ai hâte de découvrir les développements, pour réintroduire de la complexité dans les espaces très codifiés d’internet.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    Oh ça m’a l’air très intéressant comme websérie ! Je vais mettre ça sur ma liste à regarder. Surtout que si c’est sur Youtube, ça va être facile à regarder.
    Si j’avais lu les mêmes articles, ça m’aurait faire rire jaune aussi, surtout vu ma consommation de fictions sur internet… La culture internet (sans parler du côté international de la chose) passe complètement par dessus la tête de nombres de commentateurs occidentaux et c’est très décevant. (Et puis si on ne l’a pas fait ici, personne dans des pays en dehors de l’occident n’a pu le faire, bien entendu….)

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