Scared you good

11 janvier 2020 à 7:03

Comme j’étais de bien méchante humeur cette semaine, j’avais un peu envie de voir le monde brûler (et il s’avère qu’on n’a pas besoin de le lui demander deux fois). C’était donc le moment idéal pour un visionnage de Parallel Tokyo, une mini-série catastrophe diffusée en décembre dernier par la télévision publique NHK. Ah ça, j’allais être servie…

D’autant plus qu’elles sont rares, les séries catastrophe, en Asie. Peut-être une question de budget ; tout le monde n’a pas les moyens de financer des effets spéciaux à la 9-1-1. Il y a également une part de culture télévisuelle là-dedans, tous les genres ne parlant pas forcément aux spectateurs ni aux créateurs locaux (de la même façon que vous n’avez probablement jamais vu une série d’appétit américaine ; eh bah voilà, même chose).
Et pourtant bien-sûr, une série catastrophe se déroulant au Japon fait appel à des réalités et des peurs bien particulières. Parallel Tokyo commence alors qu’en plein milieu de l’après-midi, un séisme de magnitude 7,3 a fait trembler Tokyo mais aussi les villes voisines de Saitama, Chiba et Kanagawa (c’est environ la même magnitude qu’à Fukushima, mais dans la plus grande métropole japonaise cette fois). Bien que le risque d’un tsunami soit rapidement écarté, les dommages n’en sont pas moins immenses : de nombreux immeubles se sont effondrés, sans parler des départs d’incendie, et autres conséquences dramatiques pour la population. La ville est plongée dans le chaos.

L’originalité fondamentale de Parallel Tokyo est qu’elle ne s’intéresse absolument pas aux services de secours dans ce contexte. Au contraire, elle se déroule au sein de la rédaction de la chaîne d’information (fictive) NNJ, elle-même basée à Tokyo et donc touchée par le séisme.

C’est un choix particulièrement audacieux, d’ailleurs : l’intégralité de la mini-série se joue dans les locaux de la chaîne, et pour l’essentiel, les personnages ne sortent pas de l’espace confiné que représente la rédaction du journal télévisé (plateau inclus, certes).
Rien que dans ce petit espace pourtant, toutes sortes d’employés de la chaîne conduisent diverses missions. Il y a bien entendu le rédacteur en chef, qui supervise les opérations depuis le coin dédié à la régie ; les journalistes qui travaillent à récolter et vérifier les informations ; le pôle réseaux sociaux, qui procède à une veille permanente. Plus quelques autres, dont par exemple le maquilleur. Dans les bureaux supérieurs, apparemment, une partie des équipes de direction est encore aux commandes. Tout ce petit monde était présent à NNJ au moment du tremblement de terre, et s’est mis au travail dans les minutes suivantes. On imagine aisément dans quel état de choc beaucoup se trouvent alors qu’il leur faut couvrir la situation dans l’urgence, pour informer le public lui-même victime de la catastrophe.
Parallel Tokyo a pour héroïne Mika Kuraishi, une présentatrice de second ordre qui jusque là s’occupait uniquement du volet sportif de l’émission-phare de la chaîne d’information, Ikegami Youko NIGHT NEWS, laquelle doit son nom à sa présentatrice principale, Youko Ikegami. Hélas dans les heures qui suivent le tremblement de terre, personne à NNJ ne parvient à contacter Ikegami, qui était en déplacement avec une équipe de tournage. Aussi, lorsque vient le moment de lancer l’émission dans la soirée, Kuraishi en devient la présentatrice (elle est pour cela aidée par Haruhiko Yamada, qui lui sert en quelque sorte de prompteur humain, et fait le lien entre elle et la rédaction pendant qu’elle est à l’antenne). La série va, pour l’essentiel, nous faire vivre à travers elle ce qui se produit à NNJ, et plus largement dans tout Tokyo.

Alors vous allez me dire : ah ouais, pas mal, jolie esquive que de tout filmer dans la rédaction d’une émission d’information. Mais c’est oublier le volume impressionnant de B-roll que Parallel Tokyo présente à l’écran pour montrer aux spectateurs comme aux protagonistes l’ampleur des dégâts. Chaque fois que nous allons découvrir une conséquence du séisme, ce sera à travers la voix de Kuraishi et/ou des images issues des équipes sur le terrain (dont un hélicoptère). Des images qui sont fictives… mais dont les effets spéciaux sont très réussis parce qu’ils ont quelque chose de bien plus réaliste : nous avons tous vu, dans la presse ou ailleurs, des images de diverses catastrophes. Elles constituent notre référence quant à ce qui est grave ou non, faute d’avoir été (en tout cas je vous le souhaite, ami lecteur) soi-même la victime d’un événement similaire par le passé. En les imitant, les images de Parallel Tokyo semblent terriblement vraies, qu’il s’agisse d’incendies, d’immeubles effondrés, de bousculades ou que sais-je… Cette B-roll glace le sang bien plus que si l’on avait suivi un secouriste dans des décombres ou un pompier éteindre le cœur d’un incendie, parce que nous avons quelque chose avec quoi la comparer.

Dans la série, il y a également matière à parler du trajet et du traitement de l’information en situation de crise. Parallel Tokyo se saisit de l’opportunité pour interroger aussi bien ceux qui font que ceux qui consomment l’information sur leurs pratiques. Ce pourrait sembler être un sujet secondaire vu l’ampleur de la catastrophe humaine, matérielle et même financière, mais c’est au contraire d’une importance suprême.
L’une des questions récurrentes qui se pose à l’équipe de NNJ, c’est : « quelles informations traiter ou non à l’antenne ? », et il y a autant de réponses que d’employés. L’équipe qui effectue la veille des réseaux sociaux, postée devant un flux constant, semble par exemple la plus à même de repérer une photo ou un message. A plusieurs reprises, notamment alors que l’équipe est de plus en plus confinée à l’intérieur des locaux (…l’un des reporters meurt dans le premier épisode) pour ses données, cette veille semble fournir des informations inaccessibles par ailleurs. Le problème c’est que les autorités sont débordées, et ne sont parfois capables ni d’infirmer ni de confirmer certaines de ces informations. Que faire, du coup ? La question se pose avec d’autant plus de gravité qu’une bousculade a lieu peu de temps après le séisme, faisant plusieurs morts, à cause d’un hoax s’étant propagé par les réseaux sociaux. Avoir la possibilité de confirmer des informations semble donc vital… et la précipitation à répercuter des dires invérifiés est parfois mauvaise conseillère. Mais à l’inverse, il se peut aussi qu’à l’occasion, adresser un avertissement voir un message d’évacuation avant que les autorités n’aient pu ne serait-ce qu’accéder à une zone puisse aussi sauver des vies…
Le dilemme se pose bien entendu aux protagonistes, parce que le traitement de l’information est leur boulot (et leur besoin immédiat en tant que victimes essayant de faire sens de ce qui se produit). Mais clairement Parallel Tokyo veut inviter ses spectateurs à la fois à faire preuve de prudence (« ne croyez pas tout ce que vous lisez sur les réseaux sociaux »), et… eh bien, parfois, s’en remettre à leur jugement même quand il n’existe pas de recommandation ou position officielle (« n’attendez pas un message officiel pour sauver votre vie »). Le moins qu’on puisse dire c’est que Parallel Tokyo ne veut pas gommer la complexité de ses problématiques…

Cette volonté d’accepter les zones grises, et même d’admettre évoquer les choses les plus traumatisantes, elle se ressent dans le bilan comptable des morts, qui s’égrène au fil de la série. Il y a aussi des personnages qui meurent, parfois à l’écran… Et puis, il y a ces disparus et inconnus en danger pour lesquels la série n’offrira pas de conclusion, non plus (c’est vrai pour cette pauvre Youko Ikegami, mais aussi la sœur de notre héroïne). Sans même parler, même si je dois vous en avertir, de ces images terrifiantes d’une bousculade dont on nous montre le résultat : des corps piétinés…
« Eh bah oui mes ptits pères », semble dire Parallel Tokyo, « c’est ça qui va se passer, et la prochaine fois, elles seront vraies, ces images ». Tough love.

C’était l’éclate sur le plateau de la NHK le mois dernier, dites-donc.

Car rien de tout cela, bien-sûr, n’est un hasard. Parallel Tokyo était diffusée quotidiennement pendant une partie de ce que NHK a baptisé la « Taikan Shuto Chokka Jishin Week », soit huit jours pendant lesquels toute sa grille était consacrée à parler du risque sismique et des recommandations de sécurité en cas de catastrophe naturelle.

La programmation de cette semaine spéciale avait été construite autour d’une théorie actuellement jugée crédible, selon laquelle il y a 70% de chances qu’un séisme de grande ampleur (le « Big One » japonais) touche la capitale nippone pendant les 30 prochaines années.
D’après les estimations scientifiques tenues pour probables par le gouvernement de l’Archipel, si un tremblement de terre de M7,3 se produisait à Tokyo (précisément ce qui se passe dans la série, donc), il causerait la destruction d’au moins 610 000 habitations, plus de 7 millions d’évacuations, pas loin de 800 départs d’incendie, près de 95 trillions de yen en dommages matériaux… et environ 23 000 morts. Or, les inquiétudes récurrentes des autorités sont que la population n’est pas assez bien formée à cette éventualité, et que, pire encore, les réflexes des habitants se perdent ou se relâchent, faute de vivre dans la crainte que cet événement puisse réellement se produire de leur vivant. A force de passer les dernières décennies à entendre parler de normes sismiques, d’exercices de routine et autres gestes essentiels, les Japonais vivraient la menace du Big One comme un business as usual.

Dans ce contexte, il ne s’agissait pas pour la télévision publique de simplement réinjecter de la peur, mais bien de conduire une mission d’information du grand public sur les risques réels d’un tel événement ; la nuance peut sembler subtile, mais elle est d’importance. Parallel Tokyo avait donc été commandée spécialement pour couvrir de façon « divertissante » divers sujets sur ce thème, en complément de débats, d’interviews d’experts, de documentaires ou encore d’exercices diffusés en direct. Données factuelles, avis d’experts, recommandations sur les conduites à tenir, gestes qui sauvent… NHK voulait sa semaine spéciale aussi pédagogique que possible. La chaîne privée n’utilise pas ce mot dans ses communications, mais on est en plein dans l’edutainment.
D’ordinaire pour ce genre d’initiative d’utilité publique, NHK se cantonne à des émissions non-scriptées, mais cette fois-ci, la chaîne a produit la mini-série Parallel Tokyo en complément de ses programmes ordinaires, selon le principe qu’une information reçue avec émotion peut parfois marquer mieux les spectateurs qu’une litanie de faits. Notez bien que ça n’a pas empêché Parallel Tokyo d’être suivie après sa diffusion d’une émission plus factuelle de « débriefing« , mais enfin, c’était l’idée. Les effets spéciaux de la série (qui concernent majoritairement les images d’un Tokyo ravagé par les flammes, jonché d’immeubles affaissés et autres joyeusetés ; la fameuse B-roll donc) ont d’ailleurs été conçus à partir de prises de vue réelles de la capitale, sur lesquelles ont été ajoutées des projections, de façon à simuler le plus réalistement possible les données officielles. Ah ça c’est sûr, c’est pas San Andreas.

En fait, Parallel Tokyo pousse le concept encore plus loin, et cela, un spectateur qui regarderait la série depuis l’étranger ne le sentirait pas forcément : la série était diffusée « en temps réel ».
A son lancement au soir du 2 décembre, avec l’épisode « DAY 1 », elle se comportait comme si l’incident venait vraiment d’avoir lieu quelques heures plus tôt. Chaque épisode se déroulait 24h après le suivant, à chaque nouveau bulletin d’information présenté par Kuraishi, et donc, au terme de ses 4 épisodes quotidiens, 96 heures s’étaient écoulées à la fois depuis le début de la série, et depuis le début de son intrigue. Vous me suivez ? L’immersion est pleinement voulue, afin de faire comprendre aux spectateurs de la série à quelle vitesse les conséquences d’un tremblement de terre se présenteraient au moment du Big One : répliques, incendies, mais aussi… nombre de morts, blessés et disparus.

En somme, Parallel Tokyo n’est pas exactement là pour vous donner des frissons, mais vraiment pour faire prendre la mesure, de la façon la plus saisissante possible, de tout ce qui peut arriver, de tout ce qui VA probablement arriver, et donc de tout ce à quoi vous devez être aussi prêt que possible si vous vous trouvez à Tokyo à ce moment-là. D’où, aussi, la discussion sur les fake news et l’examen de conscience intimé aux chaînes d’information… même si, pour autant que je puisse en juger, c’est la partie qui a suscité le plus de critiques au Japon.
En tout cas, le moins qu’on puisse dire c’est que cela fait son petit effet. On ressent grâce à ce procédé non seulement le choc initial des événements, mais aussi la façon dont le désespoir peut s’emparer progressivement des Tokyoïtes à mesure que les choses semblent empirer. Les 96h suivant un tremblement de terre ne laissent que très peu de place à l’espoir…

Apparemment, ça a marché. NHK a fait de très bonnes audiences (…pour NHK) pendant la diffusion de Parallel Tokyo, et a même observé une augmentation constante du nombre de spectateurs devant la série, passant de 6% de parts de marché pour « DAY 1 » à carrément 9,9% pour « DAY 4 ». D’ailleurs pour la fin de la « Taikan Shuto Chokka Jishin Week », les audiences sont retombées de moitié dans la case horaire précédemment occupée par Parallel Tokyo… Espérons que tous ces spectateurs (ou disons, le plus grand nombre possible) aient compris le message final de la série, qui explicitement demande à son public de prendre la menace au sérieux. Et, surtout, de prendre ses disposition pour gérer un probable tremblement de terre dans la capitale japonaise le mieux possible.
La saison 2 ne sera pas de la fiction.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    Merci pour le contexte de la série. L’idée de cette fiction semble très bonne et c’est toujours intéressant d’entendre parler d’initiatives comme celle-là dont on n’a vraiment pas idée depuis l’étranger si on ne s’intéresse pas à la culture du pays de si près. En tout cas, ça laisse de bonnes pistes de réflexion pour ici aussi.

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