Terreurs diurnes

2 février 2020 à 17:08

Il y a plusieurs années, j’étais tombée sur des informations relatives à la série italienne Il Tredicesimo Apostolo ; j’avais fait mes recherches habituelles, écrit un peu à son sujet… et constaté que personne ne semblait vouloir exporter cette série au-delà de ses frontières (sauf apparemment en Roumanie, mais mon roumain est un peu rouillé, m’voyez). J’aimais bien cette idée d’un X-Files moderne ancré dans les questions religieuses, personnifié par la coopération d’un Jésuite spécialisé dans les affaires paranormales et d’une psychologue venue du monde laïc. Comme pour beaucoup de séries sur lesquelles j’écris (et plus encore de séries sur lesquelles je fais tout simplement le choix de ne pas écrire, en coulisses), j’ai dû faire mon deuil. Parfois il me faut accepter l’inacceptable : il n’est pas possible de voir tout ce qui pique ma curiosité. Et donc pas possible d’aller plus loin dans ma compréhension des enjeux, des thèmes, des qualités de nombreuses séries.

Alors quand Robert et Michelle King ont vu leur projet pour Evil commandé par CBS, l’an dernier, laissez-moi vous dire que mes oreilles se sont dressées. La seule évocation du synopsis de la série m’a rendue curieuse, sans même parler de ceux qui l’avaient créée. Problème : les premiers retours à la rentrée semblaient indiquer qu’Evil était plutôt effrayante. Je me suis promis d’y jeter un œil une fois la saison finie, sans trop y croire étant donné mon tempérament couard. Si vous saviez combien de séries d’horreur sont en attente sur ma liste « un jour peut-être quand j’aurai une colonne vertébrale »…
Finalement, en grande partie à cause de mon rendez-vous raté avec Il Tredicesimo Apostolo, j’ai pris mon courage à deux mains, et regardé la première saison d’Evil. Voici pourquoi je ne dors plus depuis.

Attention : cette review contient un spoiler relatif au pilote de la série.

Evil commence, effectivement, de façon assez similaire au synopsis d’Il Tredicesimo Apostolo : Kristen Bouchard, une psychologue spécialisée dans les diagnostics médico-légaux, est approchée par un futur prêtre. Bien qu’il soit encore au séminaire, David Acosta est en effet à la tête d’une petite équipe d’experts qui sont chargés par l’Eglise catholique de déterminer si certains événements étranges relèvent du religieux… ou non. Kristen n’est pas croyante (ou plutôt : elle ne l’est plus), mais David est précisément intéressé par son scepticisme. D’ailleurs le troisième membre de l’équipe, Ben Shakir, est un ingénieur issue d’une famille musulmane, preuve que la foi catholique n’est vraiment pas un pré-requis pour travailler sur ces cas.
Les enquêtes portent sur des affaires où il est suspecté qu’ait eu lieu aussi bien un miracle… qu’une possession démoniaque. Kristen ne croît pas vraiment à l’un ou à l’autre, mais elle croit en revanche que la santé mentale des personnes concernées puisse parfois expliquer certains phénomènes. Très tôt dans la série, elle entretient avec David des discussions philosophiques qui leur permettent de tomber d’accord : l’aspect démoniaque n’est pas forcément à prendre au sens littéral, il peut s’agir d’un comportement de psychopathe relevant d’une volonté de nuire. En fait, David ne cherche pas à tout crin à prouver que les phénomènes sur lesquels ils travaillent relèvent du spirituel (et ses supérieurs non plus). C’est ce qui permet à l’équipe de CSI: Hellmouth de bien collaborer sur la plupart des dossiers, en dépit d’opinions et de parcours très variés.

D’une façon générale, Evil aime bien entretenir une forme de doute, et ça correspond bien à son héritage de The X-Files. On y pratique ce que je surnomme la technique du bruissement de rideau : on propose une explication rationnelle à un certain nombre de questions, qui satisfait à peu près tout le monde (« oh, c’était la faute des produits hypnotiques dans la sangria, bien-sûr ! »)… et puis, sur la fin de l’épisode, on laisse la porte entrebâillée. On rappelle que toutes les questions n’ont pas trouvé réponse. Que toutes les questions ne sont pas vouées à trouver réponse, d’ailleurs, parce que le monde est complexe et notre compréhension limitée. Il y a un détail, quelque chose qu’on pourrait balayer d’un revers de la main si on le voulait, mais que la série ne nous laisse pas oublier, qui, eh bien, nous chagrine encore. Cette ambiguïté permet de laisser chacun tirer ce qu’il veut des conclusions logiques et/ou médicales qui ont été apportées.
J’aimais ça il y a un quart de siècle, et je l’apprécie toujours aujourd’hui.

Même si elle essaie de s’abriter derrière une certaine dose de logique et de rigueur, Evil sait cependant très bien que ce n’est pas avec un esprit cartésien qu’on effraie son public. D’où son recours à des techniques d’association d’idées faisant appel à notre imaginaire de la peur. Piochant allègrement dans la culture horrifique, la série fait des références directes à des films du genre (comme The Exorcist, ci-dessous), à des légendes urbaines (le fantôme d’une défunte est-il apparu pendant la réanimation d’une autre patiente ?), à des pratiques culturelles autour de la peur (les reality shows à base de surnaturel), ainsi qu’à des angoisses plus modernes (quelqu’un de malfaisant pourrait se connecter à votre assistant personnel intelligent pour vous nuire).
Ce qui se déroule pendant une enquête n’est ainsi pas effrayant, et peut être parfaitement expliqué de façon logique, mais en toile de fond, des ingrédients relatifs à la peur ont été semés, qui permettent de pérenniser l’impression de doute. Le fameux bruissement de rideau. Quatre personnages sont régulièrement utilisés à cette fin : les filles de Kristen Bouchard, qui aiment se faire peur en se racontant des histoires de fantômes, ou en jouant à des jeux d’horreur, par exemple. Exactement comme les spectateurs d’Evil, les petites filles se lancent toujours dans ces expériences avec l’impression qu’elles savent distinguer le vrai du faux, qu’elles ne seront pas susceptibles à la peur, et qu’elles vont s’amuser. Sauf que bien entendu, les choses vont régulièrement plus loin que ça ; à plusieurs reprises, les filles Bouchard émettront des cris stridents et seront prises de panique par ce qu’elles ont vu et/ou ressenti.

C’est, après tout, le propre de la consommation de la peur à des fins de divertissement : on y reste sensible, malgré tout. Si ce n’était pas le cas, on passerait simplement à autre chose. Tant que ça marche, on y revient, et c’est précisément le genre de mécanisme que met en place Evil pour se jouer de nous.

A cela faut-il encore ajouter un puissant fil rouge de cette saison, personnifié par le psychologue Leland Townsend. Vers la fin de son premier épisode, pendant lequel Evil a laissé planner le doute quant à la personnalité d’un tueur en série (est-il possédé ? ou « juste » un psychopathe ?), le pilote révèle en effet que la vraie menace de la série ne vient pas de l’accusé, mais de Townsend, un expert médico-légal exactement comme Kristen, et qui semble en savoir long sur le passé de David. C’est en fait lui que la série traite comme la racine du Mal, et les épisodes suivants vont faire la part belle à des passes d’armes entre Leland d’un côté, qui est clairement montré comme mal intentionné ET manipulateur, et Kristen/David de l’autre, qui sont de plus en plus poussés dans leurs retranchements par leurs interactions directes comme indirectes avec Leland.
Chaque apparition de ce personnage (et évidemment Michael Emerson brille dans ce type de rôles) met immédiatement les spectateurs sur leurs gardes, à dessein : il est clairement en train de nuire aux personnages centraux. Il est le « méchant », pour caricaturer, et sa capacité incroyable à s’immiscer dans leur vie personnelle voire intime n’en est que plus inquiétante. L’évocation de divers phénomènes psychologiques, la répétition de symboles variés, ou encore l’accumulation de scènes montrant Leland mettant en place divers stratagèmes pour nuire (se prenant par exemple de passion pour un incel en herbe), renforce le sentiment oppressant d’avoir affaire ici à quelqu’un de fondamentalement mauvais, quelle qu’en soit l’explication.
Tous les chemins mènent à Leland Townsend ; Evil pratique régulièrement des piqûres de rappel pour que nous soyons à cran chaque fois qu’il figure à l’écran. Ce, même quand par ailleurs l’investigation en cours trouve une explication parfaitement rationnelle. Bruissements de rideau.

C’est pourtant à un autre niveau que les choses vraiment effrayantes commencent. La série ne propose pas simplement un débat entre le rationnel et le spirituel, ni même une réflexion strictement limitée aux caractéristiques du Bien et du Mal (est-ce la nature humaine, ou l’intervention de forces supérieures, qui détermine nos actions ?). Si ce n’était que ça, encore.
Evil explore avec pas mal d’intelligence la question de la foi, et injecte une solide dose de doute dans ses interrogations aussi bien sur les cas rencontrés, que sur le parcours de David, venu tardivement à l’Eglise après une vie très remplie. Sauf qu’à l’inverse, son traitement de la question psychologique est en fait très simpliste : les gens sont ou ne sont pas psychopathes, ou schizophrènes, ou ci ou ça ; et si on ne peut pas prouver ces diagnostics, alors les personnages d’Evil ont tendance à considérer que c’est bon, c’est du ressort du religieux. Quand Kristen n’a pas établi de diagnostic précis, la série interroge son rapport mouvant à la religion… pas son rapport à sa discipline médicale.

Lorsque, après quelques épisodes, la série a commencé à mettre les histoires d’exorcisme sur le tapis, je me suis trouvée très mal à l’aise. On se trouve devant des personnes diagnostiquées en un temps record (quand bien même c’est le job de Kristen de faire des estimations après quelques heures d’entretien), qui se retrouvent soumises à des traitements très violents, aussi bien physiquement que mentalement. Il y a un épisode dans lequel l’équipe tente de prouver qu’un exorcisme a même fait subir moins de traumatismes qu’un traitement psychiatrique expérimental à une patiente ?! Euh, du coup, tout va bien, on peut continuer de ligoter des gens et/ou les faire saigner jusqu’à ce qu’ils disent ce que des religieux ont envie d’entendre… je sais pas, on peut pas essayer d’imaginer un entre-deux ?
C’est un cauchemar d’assister aux tentatives d’Evil de faire, eh bien, franchement, ce que l’Eglise catholique et une bonne partie du monde judéo-chrétien dans son ensemble font depuis des siècles. C’est-à-dire considérer qu’on peut traiter comme on veut toutes sortes de personnes vulnérables, tant qu’on a la conviction à la fois qu’elles ne sont pas sont réellement très malades (avec une appréciation de la maladie mentale qui tourne vite au tout ou rien), et que la médecine moderne ne pourrait pas faire mieux (du coup, la barre est placée plutôt bas). C’est supposé nous rassurer ?! J’étais terrifiée.
Au passage, j’étais convaincue d’avoir lu dans une vie précédente que l’Eglise réprouvait la pratique de l’exorcisme et en faisant un peu de lecture… or je me suis aperçue que c’est tout le contraire ! Non seulement des consignes officielles continuent d’être données par l’Eglise catholique pour pratiquer des exorcismes (il y a un exorciste par diocèse), ainsi que des formations régulières, mais le nombre de ces interventions est en augmentation ! Des trucs comme ça, ça me donne des cauchemars :

Ce qu’Evil ne cherche pas franchement à adresser, c’est qu’en réalité ni l’explication religieuse ni l’explication psychologique ne sont totalement prouvables à 100%. C’est précisément ce qui laisse la place à tant de bruissements de rideaux ! Or en préférant systématiquement opter pour l’un si l’autre n’est pas parfaitement démontré, la série simplifie amplement son discours. C’est ça, plus que quoi que ce soit d’autre, qui me file les jetons.

Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de dire qu’Evil est dangereuse. Eh, après tout, j’ai, moi aussi, regardé toute sa première saison, ce qui démontre combien j’ai aimé me faire peur, à mon niveau. Evil reste un divertissement et ma thèse n’est pas de dire qu’il s’agit d’un outil de propagande catholique pro-exorcisme ou un truc du genre ; certes une grande partie de la culture horrifique puise ses origines dans le christianisme, mais c’est vrai de tonnes d’autres genres à ce compte-là.
C’est juste qu’Evil a vraiment activé les parties de mon cerveau qui crient « DANGER » parce que… eh bien parce que c’est ce que font les fictions d’horreur, bon sang ! Elles agissent sur des mécanismes psychologiques, grâce à l’efficacité de leurs ressorts narratifs, et finissent par appuyer (ou non) sur le bon bouton. Vu le nombre de lignes que lance Evil, ce n’est pas étonnant que j’ai fini par mordre à l’hameçon. Pour moi ça a marché parce que je suis terrifiée par ce à quoi ma santé mentale (ou absence de) pourrait conduire, à la vulnérabilité qu’elle constitue, à la façon dont des personnes ayant de l’ascendant sur moi pourraient me soumettre à des mauvais traitements qui leur sembleraient justifiés. Pour vous ce sera probablement autre chose : si ce n’est pas là votre plus grande peur (veinards), alors Evil a plein d’autres trucs dans sa manche. Bon, peut-être pas si vous avez peur des crocodiles, mais quasiment tout le reste apparaît à un moment ou à un autre de la série, avec des explications qui elles-mêmes peuvent d’ailleurs être parfaitement terrifiantes en elle-même (il y a des gens qui préfèrent qu’on leur dise qu’un démon les possède, plutôt qu’un diagnostic psychiatrique, après tout).

Il y a à boire, à manger et à vomir sur le prêtre pour tout le monde, dans Evil. Ça inclut plein de choses dont je n’ai pas parlé, d’ailleurs. Alors si ce n’est pas encore fait, vous aussi, lancez-vous dans un visionnage de la série, et rejoignez le club de ceux qui dorment la lumière allumée. C’est pas reposant, certes, mais qui a besoin d’être parfaitement reposé pour apprécier pleinement une petite crise d’angoisse ? Pas moi, ça c’est sûr.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

4 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Encore une série que je ne regarderai pas. Cela dit, les réflexions qu’elle pose et que tu poses toi aussi sont bien intéressantes. Je vais dans une église anglicane en ce moment donc le problème se pose moins, mais lorsque j’étais en Angleterre dans ma paroisse catholique, on a reçu un prêtre remplaçant un jour qui a fait tout son sermon sur le Diable et sa menace permanente (« Aliens! » de la BO de Good Omens s’est mis à jouer en même temps que j’écris, j’ai ri). Ça nous a fait tout bizarre.

    • ladyteruki dit :

      Ah oui c’est d’ailleurs totalement un truc que je n’ai pas abordé, mais je me suis demandé comment des personnes réagiraient à la série, selon leur confession. Du coup c’est intéressant ce que tu dis sur le rapport au diable. Surtout que les Catholiques sont minoritaires aux USA.

  2. Mila ♥ dit :

    OK pour la première fois, je n’ai lu que ta conclusion pour le moment, parce que je sais que je veux vraiment voir cette série, mais du coup, ouf, je suis contente de savoir que « il y a à boire, à manger et à vomir sur le prêtre pour tout le monde, dans Evil », parce que sinon, tu penses bien que j’aurais été cruellement déçue. Imo, c’est ce qui manque clairement dans mes dramas, et c’est sans doute pour ça que j’ai pas encore fini Descendants of the Sun #wewantbarfingonthepriestdamnit (tu m’excuseras, j’ai très peu dormi la nuit dernière …) . Et puis de toute façon, je dors déjà la lumière allumée, donc 😀

  3. manon dit :

    même si j’ai été déçue par cette première saison, je reconnais que certains éléments fonctionnaient bien (notamment le jeu VR des filles). Par contre je te rejoints sur le traitement parfois très léger des victimes, et les diagnostiques éclairs. ça m’a mise mal à l’aise.
    Au final, je suis pas sure de pouvoir nommer précisément ce qui m’a déplu. Etant fan de The Exorcist, j’ai peut être projeté une suite dans Evil et donc j’attendais plus de surnaturel. Les fameux bruissements de rideau ne me déplaisent pas forcément. Si je me souviens bien, ça ne m’agaçait pas trop dans X Files, mais peut être étaient ils mieux réalisé?

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