Récidive

8 février 2020 à 22:52

Delphine Spijkers est une mère de famille parmi tant d’autres, à la vie complètement banale : elle partage son temps entre son job de développeuse web, la tenue de son foyer et l’éducation de ses 3 enfants. Un jour, elle est convoquée pour une participation à un jury populaire au tribunal ; elle est tirée au sort comme suppléante des 12 jurés principaux, mais ses obligations d’assister au procès sont strictement les mêmes. Sa vie va être complètement chamboulée par cette nouvelle attribution, ne serait-ce qu’au quotidien puisqu’elle ne peut plus passer autant de temps avec ses enfants, ou préparer le repas du soir pour son mari lorsqu’il rentre du boulot. C’est, en soi, suffisamment exceptionnel pour cette femme… mais l’objet lui-même du procès va aussi être bouleversant. En effet, Delphine rejoint un jury qui doit statuer sur un procès particulièrement médiatique : une femme, Frie Palmers, a tué sa fille de 3 ans en la poignardant. Le crime est horrible, et naturellement impossible à aborder sans s’émouv-… ATTENDEZ, QUOI ?!
Est-ce que je n’ai pas écrit ce même résumé il y a quelques mois, à quelques noms propres près ? Qu’est-ce que le fuck ?

Le pitch de la série belge De Twaalf présente, allez on va dire : de curieuses similarités avec celui de la série japonaise Saka no Tochu no Ie. Diffusée sur la chaîne satellite nippone WOWOW au printemps dernier (c’est-à-dire au moment où, en avant-première, De Twaalf se distinguait à Canneseries), Saka no Tochu no Ie est l’adaptation d’un roman éponyme de l’autrice Mitsuyo Kakuta, d’abord sérialisé entre 2011 et 2013, puis publié en 2016. J’ai donc tendance à penser que l’idée est partie de là, mais comme je ne trouve trace nulle part d’une mention d’une quelconque parenté, je suis un peu sur mon séant.
En tout cas, Polar+ diffuse De Twaalf en France, et ça me donne l’opportunité d’aller vérifier par moi-même si les ressemblances entre les deux séries sont plus que superficielles. C’est ce dont on va donc causer aujourd’hui.

Bien-sûr, ce n’est pas si simple. Pour commencer, De Twaalf revient sur non pas un, mais deux meurtres. Il y a donc celui de la petite Roos le 26 décembre 2016, égorgée avec un éclat de verre dans la soirée, et décédée plusieurs jours plus tard des suites de ses blessures. Très vite, les soupçons se portent sur sa mère Frie Palmers, qui n’en a plus la garde suite à un divorce houleux. Cela a été l’occasion pour la police de déterrer une affaire plus ancienne, dont on accuse également Frie Palmers : sa meilleure amie Brechtje Vindevogel est en effet morte le 1er janvier 2000, et l’enquête avait piétiné pendant une décennie et demie.
L’affaire est donc complexe. Frie Palmers doit se défendre dans deux affaires, jugées conjointement alors que plus de 15 années les séparent. 15 années pendant lesquelles la police travaillait en fait avec une toute autre théorie, Brechtje Vindevogel étant la fille de Marc Vindevogel, célèbre militant contre la souffrance animale, régulièrement cible d’éleveurs. Une video existe d’ailleurs de Brechtje, filmée quelques jours avant la découverte de son cadavre, laissant penser qu’il s’agissait plutôt d’un enlèvement à cause d’un règlement de comptes. Ce qui a tout bouleversé, c’est que l’ex-mari de Frie Palmers, un dénommé Stefaan De Munck, est allé rapporter à la police que Frie lui avait jadis avoué le meurtre de Brechtje. Cette confession a eu lieu avant que le meurtre de Roos n’ait lieu, et alors que les ex-époux se déchiraient autour de la garde de la petite. De Munck n’est d’ailleurs pas n’importe qui : en 2000, il était le petit ami de Brechtje Vindevogel, ce qui ne fait qu’ajouter de la complexité au dossier.
Vous le voyez, une dimension supplémentaire vient se greffer à ce procès pour infanticide, et elle va de toute évidence compliquer les débats pendant le procès.

Mais évidemment il y a une autre différence majeure entre la série belge et la série japonaise : De Twaalf, comme son nom le suggère, s’intéresse à la totalité du jury, et même ambitionne d’aller au-delà. Il s’agit d’un ensemble drama qui va, certes, suivre la perspective de Frie ainsi que celle de Delphine, mais aussi proposer une multitude d’intrigues sur la vie des jurés (à l’instar de la première jurée Holly Ceusters), des familles impliquées (Marc Vindevogel qui entretient une liaison avec son avocate, Stefaan De Munck qui suit le procès avec sa nouvelle épouse, etc.), et même des policiers à l’occasion (comme Donald Vantomme, l’enquêteur chargé du dossier Brechtje Vindevogel pendant les premières années d’instruction).
Je vous ensevelis sous tous ces noms à dessein, afin d’essayer de vous donner une idée de ce qui se joue : il faut vraiment suivre devant De Twaalf, sans quoi il est vite fait de se retrouver un peu paumé, surtout pendant les deux premiers épisodes qui sont un gigantesque data dump.

En même temps, c’est naturel : dans De Twaalf, l’intention est précisément de donner l’illusion d’une reconstitution de procès. Bien qu’un point de vue omniscient soit donné aux spectateurs quant à la vie intime des protagonistes pendant l’instruction, tout est fait pour les laisser dans un questionnement permanent sur les faits passés, les motifs, et bien-sûr, la culpabilité ou non de Frie Palmers. Tout est indice : les pièces à conviction présentées, les témoignages apportés, les émotions du jury, les questions des juges, les interventions des avocats, les réactions qui se lisent sur les visages des familles, et surtout, surtout, le comportement de l’accusée.
Or, quand tout est indice, tout est aussi confusion. Plus le procès avance et moins la vérité semble simple à décerner.
A mon sens, c’est là que se joue la plus grande différence avec Saka no Tochu no Ie : dans le suspense. Ce qui se joue à travers les interrogations que ménage De Twaalf, et qui conduit le public à s’interroger, c’est la curiosité quant à ce qui est inconnu. Sauf que cette interrogation n’est pas une introspection mais vraiment une réflexion sur le dossier lui-même.

Au bout du compte, De Twaalf pose à ses spectateurs deux questions : quel va être le verdict du procès, et de quoi est coupable Frie Palmers. Sans spoiler, notons qu’il s’agit bel et bien de deux questions bien distinctes et non d’une seule…

Malgré ces différences, et comme vous le voyez elles sont conséquentes, des ressemblances subsistent. On n’est pas dans la redite, loin de là. Mais il y a tant de choses qui se croisent, c’est fascinant.
Parce que, au-delà du déroulé de ce procès ou de ses enjeux, De Twaalf tient également un propos très similaire à celui de Saka no Tochu no Ie sur la violence familiale, et c’est ce qui rend, au-delà du synopsis que je présentais en ouverture de ma review, la comparaison inévitable.

Pour moi, ce n’est pas un hasard si le poster promotionnel de la série superpose les visages de Delphine et de Frie, alors que De Twaalf est une série chorale. Il y a bien une invitation, même si elle est bien moins forte que dans Saka no Tochu no Ie qui a vraiment poussé la comparaison à son paroxysme (et pas avec la même finalité), à s’interroger sur des phénomènes de violence.
Il y a d’une part, bien entendu, l’angoissante question « une mère pourrait-elle avoir tué sa fille en bas âge ? » qui plane au-dessus de tout le procès (ou en tout cas, toute la partie du procès qui concerne Roos). Au-delà, De Twaalf s’interroge aussi sur les concepts de manipulation, d’emprise, de gaslighting même, quoique de façon détournée. En parallèle, Delphine Spijkers apparaît de plus en plus terrifiée par son mari, qui est d’emblée opposé à ce qu’elle participe au procès (comme si elle avait le choix !), et qui apparaît comme manipulateur, en particulier lorsqu’il utilise leurs enfants contre elle. Et de manipulation il est régulièrement question pendant le procès lui-même, alors que tous les témoins brossent le portrait de Frie sous les traits d’une égocentrique, d’une possessive, d’une calculatrice… Des traits exhibés par le mari de Delphine, mais dont Delphine est, précisément, accusée par son mari. Alors du coup, qui croire ?

Comprenons-nous bien : il est impossible de ne pas comparer les deux séries, à cause de leurs très nombreux points communs… mais l’une n’est pas la redite de l’autre. J’ai tendance à penser plutôt à une immense coïncidence, même si elle est bluffante. Il n’empêche que pouvoir comparer les deux séries est une expérience assez incroyable (et je me demande combien de personnes au monde en feront l’expérience, j’aurais voulu comparer nos notes !).
Voir comment Saka no Tochu no Ie et De Twaalf développent leur sujet commun très différemment, comment elles trouvent leur ton différemment, comment elles traitent leurs personnages différemment (bon, après, la Belge a presque le double d’épisodes par rapport à la Japonaise…), donne une dimension supplémentaire au visionnage. J’ai eu l’impression d’avoir une fenêtre ouverte sur un monde parallèle, qui mettait en lumière les choix faits par chaque série. Le choix de montrer qu’un procès est un exercice légal complexe, où la vérité n’a rien d’évident, par exemple. Ou le choix de parler d’un problème de société à travers le regard d’une jurée.
Une partie de ces choix relève peut-être de la question culturelle. D’ailleurs j’ai remarqué que les Belges réussissent souvent très bien leurs ensemble dramas (au passage, les producteurs de la série sont également ceux de Cordon), tandis que j’ai tendance à penser que les Japonais sont plutôt bons sur les séries plus intimistes (en particulier les séries de WOWOW).
Mais une autre partie, la plus importante partie, se joue ailleurs.

Elle démontre simplement qu’avec un même pitch, une même idée de départ au moins sur le papier, on peut aller dans de multiples directions. Une infinité de directions.
Vous savez, c’est quelque chose qu’on ne dit pas assez, et j’y pense particulièrement alors que nous sommes en pleine pilot season aux USA : une idée, c’est juste une idée. C’est énorme d’avoir une bonne idée, mais ce n’est pas là qu’est l’enjeu d’un projet de série. Trois lignes d’un résumé sur Deadline ou THR, ça ne nous dit pas quelle série sera le résultat (…ou non) d’un développement. C’est un indice, sans nul doute, mais ça ne fait pas tout, ça ne fait quasiment rien. Ca ne dit quasiment rien. Ce qui a de l’importance, c’est le traitement. C’est pour ça que rien ne remplacera jamais de regarder une série pour s’en faire une idée.
Or des résumés, je vous en écris toute l’année. Et en écrivant la review d’aujourd’hui, je suis obligée d’admettre que je me suis posé plein de questions sur la façon dont je présente les séries dont je vous parle. A ma façon, je leur fais un procès aussi, n’est-ce pas ? Je vous présente les indices que j’ai trouvés, et puis je vous présente ma plaidoirie. Ensuite vous délibérez, et choisissez ou non de regarder la série. Et peut-être que certaines reviews sont une parodie de justice, parce que vous n’avez que quelques lignes de résumé et des preuves tronquées pour vous faire une idée !

Donc voilà, je ne sais pas si j’ai offert un procès juste à De Twaalf, parce que, comme tout le monde, j’ai mes biais (et en l’occurrence mon biais principal était un visionnage très troublant, effectué il y a à peine six mois). Mais j’espère avoir au moins réussi à transmettre la complexité de ce que j’ai pensé et ressenti pendant ce visionnage, même si ça dépasse le seul cadre de la série.
The defense rests.


par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

5 commentaires

  1. Mila ♥ dit :

    « Est-ce que je n’ai pas écrit ce même résumé il y a quelques mois, à quelques noms propres près ? Qu’est-ce que le fuck ? »
    Je me disais bien aussi xD J’étais en train de me demander si j’avais déjà lu cet article avant que tu le publies, va savoir comment.

    Mais du coup c’est intéressant.
    La raison pour laquelle les remakes me rendent toujours curieuse est que je suis toujours intéressée par les variations sur une même idée. Là, j’ai bien compris qu’il ne s’agit pas d’un remake, mais ça pique mon intérêt de la même façon: une même idée, un traitement différent, et comme tu dis, c’est le traitement qui compte. C’est pour ça que je t’avoue que des fois, je grince un peu des dents en voyant des gens condamner une série au synopsis parce que ça ressemble à tel ou tel truc déjà vu. Mais je m’embarque pas là-dedans, sinon je vais m’énerver haha.

    Anyway, je sais pas quand je finirai par voir Saka no tochu no ie (surtout que j’ai plusieurs projets qui font que j’ai programmé mes trucs à visionner sur bien trop longtemps, en plus d’essayer de suivre un peu les dramas qui sortent) mais quand je finirai par le regarder, je m’assurerai de regarder aussi De Twaalf 😀

    • ladyteruki dit :

      Ecoute, tu prêches une convertie, à peu près un tiers de mes articles de 2019 étaient sur ce genre de t thèmes (les 4 articles sur Gran Hotel et ses remakes par exemple, ou l’article sur Temple/Valkyrien). Mais je crois que justement on n’y pense que dans le cadre des « vrais » remakes, parce que justement on n’a pas ce soucis d’une fidélité à l’oeuvre originale pour les autres séries. Mais là avec cette énorme coïncidence, ça offrait un juste milieu finalement.

      • Mila ♥ dit :

        Oui, j’avais particulièrement aimé tes articles sur Gran Hotel précisément parce que ça tapait dans mon intérêt pour les remakes en général et que j’étais contente de te voir aussi intéressée que moi ♥ You keep proving your awesomeness ♥

  2. Mila ♥ dit :

    (oh et intéressante comparaison à la fin entre un procès et le fait d’écrire une review…)

  3. Tiadeets dit :

    Très intéressante comparaison. C’est toujours passionnant de lire tes avis.

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