Complexe de Dieu

6 mars 2020 à 20:09

Pas facile de parler du premier épisode de Devs, lancé cette semaine aux USA et en arrivage direct sur Canal+ Séries ce soir à 23h. Pas facile, et en même temps tellement nécessaire, parce que je ne cesse de penser à la série.
Et pourtant, de quoi parle Devs, si l’on s’en tient à ce premier épisode ? Ce n’est pas encore très clair.

A première vue, Devs commence comme une série s’intéressant à la Silicon Valley et au microcosme qui la peuple. Il s’agit de nous familiariser avec son style de vie, ses codes, sa culture. Il y semble parfaitement normal de dédier sa vie à des projets qui n’aboutissent jamais. Il y paraît acceptable de travailler sur le campus d’une des entreprises les plus riches au monde, et d’enjamber les SDF pour se rendre au boulot le matin. Il y est normal de débattre de choses ultra-techniques sans rien savoir sur le job qu’on convoite. Avant même d’avoir commencé à parler de son sujet, de son vrai sujet, Devs dit beaucoup.

Il y a quelque chose d’idyllique et pourtant pesant, sur le campus d’Amaya. Peut-être cette statue géante d’une petite fille innocente en est-elle le meilleur symbole, quoiqu’obscur, trônant au-dessus des bâtiments de la compagnie et de la forêt qui l’entoure. La beauté du lieu y apparaît comme feinte, à l’image de la bonhomie affectée de Forest, son patron charismatique.
Il y a quelque chose qui assombrit perpétuellement ce tableau hors de la série, aussi, de par son contexte seul, parce qu’Amaya évoque bien-sûr des compagnies comme Google et que nous avons appris à nous méfier instinctivement de ce que ses coulisses pourraient raconter, quand bien même nous continuons d’utiliser ses services. Devs nous embarque dans un monde qui nous semble inconnu et qui pourtant, d’une façon diffuse, est totalement à notre portée, parce que le langage de la « tech » a pénétré nos quotidiens en même temps que ses outils. Pendant une large partie de cet épisode inaugural, Devs va ainsi planter le décor, tout en nous racontant une journée capitale pour Sergei, l’un des nombreux développeurs travaillant pour la société Amaya, en passe de devoir faire ses preuves devant son patron.

Arrivée à la première moitié du premier épisode de Devs, j’ai dû faire une pause. L’exposition cédant la place à une (semi-)révélation, j’étouffais à cause de ces contradictions permanentes entre ce qu’Amaya envoie comme message, y compris à ses propres employés, et ce que la série envoie comme message à ses spectateurs. L’angoisse est permanente et pourtant rien ne la justifie. J’ai été prise d’un sentiment de terreur alors que Sergei, jeune codeur nouvellement affecté au projet secret « Devs », découvrait sans rien nous en dire sur quoi il allait désormais travailler pour le compte de la compagnie.
On ne peut que, comme lui, procéder par élimination : ce n’est donc pas une intelligence artificielle ou de la biotechnologie. Sans avoir grand’chose sur quoi s’appuyer, l’esprit saute aux conclusions : ces gens veulent jouer à Dieu. Ou inventer Dieu ? Lorsque j’ai repris le visionnage de l’épisode après quelques pas nerveux dans mon couloir et un grand verre d’eau fraîche, l’estomac retourné sans trop savoir pourquoi, Sergei était en train de vomir tout son choc dans les toilettes d’Amaya. Lui savait pourquoi.

Cela n’aide pas que Devs passe une importante partie de son pilote à injecter des sous-entendus spirituels ou religieux, de ses éclairages à sa forêt d’auréoles, et bien-sûr de temps à autres dans les dialogues. On soupçonne de toute façon que ce qui se trame dans la série ne peut pas juste être le fait d’une course commerciale ou technologique, on ne l’imagine pas un seul instant : à ce niveau de déconnexion avec la réalité, tant celle-ci a été refaçonnée pour projeter une image (distordue) de perfection, on ne chasse pas une invention secrète pour sa rentabilité. De quoi d’autre Amaya pourrait-elle avoir besoin ? De quoi ont besoin des gens qui ont tout, sauf trouvé le moyen de satisfaire leur curiosité intellectuelle ? On soupçonne le pire sans pouvoir mettre le doigt dessus. D’ailleurs c’est quoi, le pire ?
Qu’est-ce qui pourrait expliquer que quelques lignes de codes fassent vomir tripes et boyaux à un jeune développeur ambitieux ? Sans parler de ce qui suit…

Devs n’a pas encore d’explication et c’est en grande partie de là que vient l’angoisse. Ce n’est pas que le sort de Sergei nous préoccupe vraiment : ce sont les motivations d’Amaya qui prennent à la gorge. Elles sont impénétrables et inquiétantes sans qu’on les comprenne, justement parce qu’en-dehors de cette inconnue, tout semble parfait de l’extérieur.
Le premier épisode de Devs commence à lentement lever le voile sur ce qui se passe sur ce que Forest et son équipe sont prêts à faire pour préserver leur objectif. Cela, en fin de compte, est plus effrayant encore : l’idée qu’un « simple » projet de la Silicon Valley pourrait justifier un tel état d’esprit. Et l’impression confuse, savamment entretenue, que pour certains, peut-être, dans les bureaux propres de la tech californienne, on n’est pas bien loin de penser de la même façon.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Mila ♥ dit :

    En effet, c’est pas très clair… mais c’est intriguant, et clairement, ça n’a pas l’air de laisser indifférent… J’ai vu sur twitter que le second épisode n’avait pas particulièrement clarifié les choses, mais si ton cerveau apprécie alors (tout en étant apparemment sous stress) 😀

  2. Tiadeets dit :

    C’est très intrigant et qui sait ce qu’il se passe réellement dans certains bureaux de la Silicon Valley.

  3. Passionnante review ! Devs est une des séries que j’ai le plus envie de voir, et je vais bientôt prendre un créneau pour la voir.
    Dans la comédie Silicon Valley, l’ego monstrueux des personnages était ridiculisé, mais il gardait quand même quelque chose d’inquiétant. C’est d’autant plus fort que les créateurs ont mis fin de leur propre chef à la série car ils sentaient que les pratiques et le cynisme de la réalité dépassaient leur propre satire.
    Il semble qu’Alex Garland ait repris le flambeau avec ce « complexe de Dieu » que tu décris si bien, mais sans le filtre rassurant de la comédie. A voir !

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