Life after death

15 janvier 2021 à 23:54

Message de service : dans le cadre de la lutte contre les inégalités de genre, nous avons temporairement remplacé le roi des Enfers (alias Enmadou) par sa fille Enmadou Sara. C’est donc elle qui dorénavant administrera les entrées et sorties au Royaume des Morts, et elle est en charge du sort de votre âme éternelle. En cas de réclamation, merci de vous adresser directement à elle. Par avance, nous vous remercions pour votre compréhension pendant cette période de transition, et vous souhaitons un agréable séjour dans l’Au-Delà…
…aussi bref soit-il.

Enmadou Sara no Suiri Kitan, diffusée entre octobre et décembre 2020, est le genre de série dont j’ai envie de vous parler pas forcément parce que j’ai absolument adoré la regarder (elle n’est pas sans défauts au contraire, et certains sont assez tue-l’amour), mais parce que son concept est excellent. Comme vous le savez, je suis extrêmement sensible à un bon concept, même quand l’exécution laisse parfois à désirer. En l’occurrence, Enmadou Sara no Suiri Kitan réserve de délicieuses surprises.
Il ne s’agit en effet pas simplement de regarder cette démone arbitrer qui va en Enfer et qui va au Paradis. C’était tout-à-fait possible, remarquez bien, et ç’aurait très bien pu donner une intéressante série d’anthologie sans aller plus loin. D’autres l’ont plus ou moins fait d’ailleurs ! Il y a quelque chose de fondamentalement dramatique dans les enjeux du Jugement Dernier, quelle que soit la culture qui opère une variation sur ce thème, vu que l’idée morale de « mérite » est extrêmement répandue. Ce que vous avez fait de votre vivant détermine ce qu’il adviendra de vous après la mort, c’est quasiment universel (du moins si l’on croit qu’il y a quelque chose après la mort).
Ainsi donc en apparence, Enmadou Sara, qui est évidemment omnisciente, est là pour faire le tri entre qui mérite un accès à une vie éternelle douce, et qui au contraire n’a obtenu qu’une damnation éternelle. Ca paraît simple.

Sauf que non, ce ressort n’est en fait que le prétexte ! L’objet d’un épisode d’Enmadou Sara no Suiri Kitan n’est pas réellement de savoir qui va au Paradis et qui va en Enfer (en fait à mesure que la série avance et que les cas se succèdent, on verra que c’est assez peu lié au mérite). Car à chacune des défuntes se présentant devant elle, Enmadou Sara va offrir à la fois un jugement… et un défi.
Ce jugement est toujours, au moins en partie, négatif : les humaines étant profondément imparfaites, elles mènent donc des vies imparfaites. Leurs défauts leur font commettre des erreurs, souvent impardonnables. A ce sujet notre démone est implacable et n’hésite jamais à accabler les créatures se présentant devant elle ; Enmadou Sara a beau être la fille du roi des Enfers, elle a une haute opinion de ce qui est moral ou non. Sa tolérance à la lâcheté, au mensonge et le péché en général est extrêmement basse, et elle n’hésitera pas à le faire savoir à coup d’insultes bien senties.
C’est là qu’intervient le défi : à chaque personne se présentant à elle, Enmadou Sara propose un jeu. En un temps limité (quelques secondes, même si cela ne se déroule pas en temps réel pour nous spectatrices), les défuntes devront être capables de déterminer comment elles sont mortes, et pourquoi.

C’est le bon moment pour moi de préciser qu’Enmadou Sara no Suiri Kitan est en réalité… une série policière procédurale ! Son titre se traduit d’ailleurs (maladroitement, mon japonais ayant été appris sur le tas) par « Contes de déduction d’Enmadou Sara », et la série est adaptée de romans éponymes pour lesquels Kanata Kimoto a reçu le prix Mephisto. Rien d’étonnant, donc. Notre démone prend en effet un malin (ha ha) plaisir à exiger non seulement la réponse à son défi, mais aussi de savoir comment cette conclusion a été obtenue. A charge pour ses interlocutrices de prouver comment elles ont déterminé les causes de leur propre mort… en un temps record. Si la solution reste introuvable ou le cheminement inexact, Enmadou Sara se réserve le droit d’envoyer les défuntes directement en Enfer, quel que soit leur mérite. Par contre, si elle obtient satisfaction, la démone offre une seconde chance inédite…
Pour cela, Enmadou Sara no Suiri Kitan utilise de nombreux flashbacks nous proposant de découvrir les heures ou les jours précédant la mort. Il n’est pas besoin de révélation, car dans le fond, les responsables et causes d’une mort (rarement accidentelle…) sont toujours connues ; par contre recouper les informations et les reconsidérer est nécessaire pour comprendre ce qui s’est passé. Certains épisodes sont même composés de plus de flashbacks que de scènes au présent, au royaume des Enfers (où Enmadou Sara tient séance), en particulier lorsqu’une intrigue se déroule sur deux épisodes comme c’est le cas à deux reprises.
Donc oui j’ai menti, il ne s’agit pas exactement d’une série procédurale, mais dans les faits chaque cas fait appel à une structure similaire et à un certain nombre de gimmicks récurrents, donc je suis encore dans les limites du bon sens téléphagique !

Mais alors, quelle est cette seconde chance que propose Enmadou Sara à quiconque lui donne satisfaction ? Eh bien c’est simple : en répondant correctement, la personne peut retourner à sa vie mortelle… et même retourner dans le passé un peu avant sa mort, de façon à l’éviter. Ah oui, j’ai oublié de vous le dire, mais en fait Enmadou Sara no Suiri Kitan est une série de voyage dans le temps ! Ce que je suis distraite.
Et comme la plupart (pas toutes, certes) des fictions de voyage dans le temps, la série offre de corriger des événements du passé. Une opportunité à saisir, mais dont Enmadou Sara n’hésite pas à souligner qu’elle n’est pas un acquis : obtenir une seconde chance doit signifier qu’on s’en saisit réellement. Bon, là où je suis un peu moins le raisonnement de la série, c’est que la mémoire des défuntes est effacée et qu’elles n’ont pas de souvenir de leur passage aux portes de l’au-delà, du coup ça n’explique pas toujours très bien certains changements de comportement de la part de protagonistes ayant reçu une seconde chance. Mais sur le message de fond, du moment qu’on ne s’arrête pas trop à ce détail, le sens profond de la série fonctionne quand même, et fait appel aux mêmes valeurs.

Parce qu’au final, tout cela est bien-sûr très moral quand même. On n’a pas déterminé ce qu’il adviendrait pour l’éternité, mais on a déterminé ce qu’il aurait dû se passer dans la vie mortelle et c’est au moins aussi important. Si l’on vous donne une chance de survivre, ferez-vous les meilleurs choix ?
Plus important encore, Enmadou Sara no Suiri Kitan s’intéresse non seulement aux actes, mais surtout aux âmes. Les défauts mentionnés plus haut… c’est une chose de les avoir. Comme je l’ai dit, personne n’est parfait. Mais saurez-vous les surmonter ? Saurez-vous dépasser votre couardise, affronter la vérité, et rétablir les erreurs du passé ou au moins vous en montrer responsable ? Les cas qui se présentent devant Enmadou Sara sont ceux, systématiquement, de personnes montrant des signes de faiblesse de caractère dans leur vie de tous les jours. Ils sont là, les échecs que la démone tolère le plus mal, et, inflexible, elle va confronter ses interlocutrices à leur imperfection. Non pour qu’elles s’en sentent coupables, mais pour qu’elles aillent au-delà. Il n’est pas attendu de repentance, mais de révision.
Au final, c’est cette volonté de vivre en fournissant des efforts pour se montrer meilleure qu’Enmadou Sara récompense chez ses interlocutrices.
Ce qui, naturellement, est profondément riche sur un plan dramatique. C’est évidemment récurrent dans la fiction japonaise, cette façon d’encourager ses protagonistes à faire de leur mieux et à ne jamais baisser les bras. Mais le concept ici lui donne un angle, et même un sens nouveau. Confronter quelqu’un à ses défauts, et à travers les actions commises par un tiers, lui imposer d’interroger son propre comportement, ça donne plein de choses possibles. Surtout quand on voit les différentes façons dont, cas après cas, la structure de base de l’anthologie est déclinée sur divers tons, avec diverses conclusions. Du coup vous l’aurez compris, en plus de tout le reste, Enmadou Sara no Suiri Kitan est, fondamentalement, une série dramatique ! Un human drama de la plus belle espèce.

C’est le moment où je vous avoue que j’ai regardé cette série au cours de ce qui est probablement l’une des pires semaines de ma vie (…pour le moment), et que j’avais absolument besoin de l’intransigeance du message d’Enmadou Sara no Suiri Kitan.
Dans cette série, on n’autorise personne à s’apitoyer sur son sort. Deux des cas rencontrés portent par exemple sur des jeunes femmes ayant eu une enfance difficile (bien que pour des raisons très différentes), et aux deux, Enmadou Sara affirme très clairement que ce n’est pas une excuse pour se montrer faible. Qu’elle refuse la prédétermination, d’ailleurs. En d’autres circonstances j’aurais trouvé ça très dur à avaler, mais cette semaine, ce dont j’avais besoin (pas à la place, mais en plus du soutien que plusieurs amies m’ont manifesté), c’est qu’on me rappelle cela. Qu’on fasse appel à cette partie de moi qui veut se battre.
Tous les personnages qui réussissent à résoudre l’énigme de leur propre mort sont des personnages qui refusent la mort et donc l’échec. Des protagonistes qui font montre d’une envie de vivre à laquelle Enmadou Sara ne peut résister. Dans sa démarche inquisitrice, elle est là pour leur révéler ce qu’elles ne s’étaient pas avoué à elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles attendent plus de la vie que ce qu’elles ont eu, et, plus encore, qu’elles vont se battre pour aller vers ce qui compte pour elles.
La vérité c’est que je ne m’en sens absolument pas la force en ce moment. Mais que c’est exactement la raison pour laquelle j’avais besoin d’entendre ce message.

Je me fais souvent la réflexion double que, d’une part, on voit souvent les séries dont on a besoin au moment où on en a besoin (en tout cas si l’on suit son propre calendrier plutôt que celui des diffuseurs et plateformes…), et que d’autre part, il y a quelque chose d’incroyable dans la façon dont nous recevons les messages que ces séries nous transmettent.
Pour être claire, nous les recevons très faiblement. J’allais dire : très imparfaitement. C’est que, voyez-vous, les spectatrices comme les protagonistes sont humaines, et donc profondément imparfaites. On peut espérer que voir la bonne série au bon moment ait un impact sur nous, mais généralement, j’ai observé que les effets étaient plutôt sur le court terme. Dans le fond, y a-t-il vraiment des leçons de vie tirées des séries que j’aie mises à profit sur une longue période de temps ? Je crains que non. Même quand je regardais des séries hebdomadairement (ce qui ne représente plus vraiment ma consommation actuelle), les leçons ne portaient pas leurs fruits au-delà de quelques heures, peut-être quelques jours après le visionnage d’un épisode. J’aimerais pouvoir dire le contraire, et prétendre que toutes les séries que j’ai vues, et qui m’ont envoyé des messages positifs, ont changé ma vie pour le meilleur, mais la fiction n’est pas aussi puissante hélas.
Mais le court terme, c’est déjà bien. Et ça rend en fait encore plus précieux ces hasards téléphagiques, qui font qu’on tombe sur la bonne série qui dit ce qu’on a besoin d’entendre au bon moment (…ou qu’on choisit de regarder la bonne série au bon moment, plutôt qu’une semaine avant ou après ! C’est dur de déterminer où est l’oeuf et où est la poule).

J’aurais regardé Enmadou Sara no Suiri Kitan il y a quinze jours de ça, elle ne m’aurait pas fait le même effet. J’aurais sûrement prêté plus d’attention au manque de moyens (après, c’est une série nocturne d’une demi-heure, et on sait que ce sont les moins bien financées au Japon, mais quand même), au jeu très aléatoire de certains acteurs (il y en a des bien, hein, mais il y a aussi les autres, et très franchement ça me fait de la peine de devoir inclure l’interprète d’Enmadou Sara dans le lot), et à la musique franchement pétée (nan mais sérieusement des fois on a l’impression qu’ils l’ont jouée aux dés). Ca m’aurait rebutée, et peut-être que ça vous rebutera aussi. Objectivement, Enmadou Sara no Suiri Kitan n’est pas une grande série.
Mais bon sang, que son concept aura été salvateur pour moi cette semaine.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    C’est fou comme certaines séries arrivent effectivement au bon moment, pas forcément pour changer notre vie comme tu dis, mais pour nous donner ce coup de pouce qu’on a besoin, cette motivation, ce déclic qu’on attendait. J’ai mis des mois à regarder the untamed et le moment où je me suis mise à la regarder a aussi été celui où je travaillais et étudiais en même temps sans le temps que faire rien d’autres que de dormir et manger en regardant un épisode et qui m’a soutenu psychologiquement durant deux des semaines les plus dures de l’année mentalement (alors que bon 2020 quoi). C’est fou comme ça arrive souvent et j’ai hâte de voir quelle sera la prochaine série qui arrivera à point nommé.

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