Snowball

6 février 2022 à 19:29

Cette semaine, Disney+ va proposer la série sud-coréenne Seolganghwa (sous son titre international Snowdrop), près de deux mois après son lancement dans son pays d’origine. En théorie, Snowdrop a tout d’un succès assuré : les fictions sud-coréennes sont à la mode, la popculture sud-coréenne dans son ensemble est d’ailleurs à la mode, et l’héroïne principale de cette romance est interprétée par Jisoo, l’une des membres du groupe de Kpop BLACKPINK (l’un des groupes sud-coréens les plus connus à l’international). Alors qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

La review du jour, cependant, est moins un avis sur le premier épisode qu’un avertissement. Je vais essayer d’expliquer pourquoi la diffusion de Seolganghwa devrait nous laisser, nous public international, plus que circonspect.

Beaucoup de choses, presque tout en fait, semblent pourtant très anodines dans le démarrage de Seolganghwa. La série se déroule en 1987, et 90% de l’intrigue du premier épisode est dédiée à nous raconter le quotidien d’Eun Yeong Ro, une étudiante qui réside au pensionnat attaché à l’université féminine Hosu. Elle vient d’une famille modeste, et ne peut suivre les cours que grâce à une bourse, qui est conditionnée en partie à son respect strict des règles du pensionnat. Celles-ci incluent un couvre-feu, par exemple ; on y considère en outre que toute une chambrée est responsable des erreurs de l’une de ses membres, ce qui crée des liens mais aussi, à l’occasion, des tensions. Yeong Ro partage sa chambre avec trois amies très différentes : Hye Ryeong, chanteuse de formation et adulée par la gente masculine ; Seol Hui, la bonne copine un peu suiveuse ; et Jeong Min, qui est très politisée et peu intéressée par les affaires de cœur.
On va passer une bonne partie de l’exposition de Seolganghwa à la regarder essayer de vivre une jeunesse joyeuse malgré ces règles, qui ne sont pas terriblement étouffantes si ce n’est qu’à cet âge-là, toutes les règles sont étouffantes. Entre les interactions avec ses amies, son amitié avec Bun Ok (une employée du pensionnat qui a environ le même âge) et plus généralement son bon cœur avec toutes sortes de gens, et les premiers émois amoureux, la vie de Yeong Ro est plutôt calme, dans l’ensemble. On a le sentiment d’une jeunesse normale pour une jeune femme vivant dans un monde transitoire, entre l’adolescence et l’âge adulte, protégée du monde extérieur mais désireuse d’y entrer. Yeong Ro est, sans doute possible, une héroïne à laquelle il est implicitement demandé de s’identifier.
Dans ce premier épisode, elle va faire la rencontre d’un autre étudiant qui revient d’un séjour dans une université allemande, Soo Ho. C’est un coup de foudre qui se produit pendant un blind date de groupe : la chambrée de Yeong Ro a été invitée par la chambrée de Soo Ho à aller prendre un verre. La série ne fait aucun mystère de l’électricité qui passe entre les deux personnages immédiatement, qui s’effleurent les mains dans les secondes suivant leur rencontre et depuis n’arrivent plus à se quitter des yeux.

Tout cela est extrêmement innocent, me direz-vous.

Un peu moins lorsqu’on comprend (avant de le voir confirmé explicitement vers la fin de l’épisode) que le gentil Soo Ho est soupçonné d’être un espion nord-coréen par les autorités sud-coréennes. Nous le savons parce que, dans une poignée de scènes, nous sont présentées des employées du renseignement anti-communiste, qui tentent désespérément de mettre la main sur cet espion venu d’Allemagne, et qui a déjà tué à plusieurs reprises.
Et ce qui est encore moins innocent, c’est que deux scènes et demies nous parlent plus largement du climat politique de la Corée du Sud à ce moment-là, Seolganghwa démarrant au printemps 1987. L’épisode mentionne ainsi, en passant, toutes sortes de figures politiques, et montre même une manifestation pro-démocratie. Mais l’ambiance de 1987 ne saurait se résumer à cela : on verra aussi, brièvement, Jeong Min lire un bouquin sur le socialisme et le cacher par peur d’être prise sur le fait, ou une scène dans laquelle il est question d’arrestations d’étudiants plus ou moins arbitraires.

D’ailleurs tout l’épisode est un peu à l’image de cette scène. Soo Ho et Yeong Ro viennent de passer un moment magique-mais-maladroit (elle s’est ridiculisée devant lui et elle est mortifiée, il a fait un geste chevaleresque parce qu’il l’a trouvée touchante), et la police militaire fait irruption dans leur dos. Soo Ho se fige, commençant à suer à grosses gouttes comme quelqu’un qui a des choses à se reprocher… Alors qu’ils consultent leurs fichiers, confirmant qu’ils cherchent à interpeler des étudiants pour motifs politiques, Yeong Ro décide dans le feu de l’action de mimer une scène de jalousie avec Soo Ho, histoire d’allumer un contre-feu. Jouant le jeu, Soo Ho la prend dans ses bras. La police militaire s’en va, et alors que Soo Ho la remercie implicitement, elle souffle : « Mon grand-frère a été arrêté à une manifestation, une fois. Alors… ».
Mais cette scène ne dit rien ou si peu des arrestations, ni de leurs conséquences (on parle entre autres de torture). Elle ne dit même pas grand’chose de la suspicion qui commence à peser sur Soo Ho, d’ailleurs. Sa légère musique au piano, son filtre légèrement rosé, le fait qu’elle se passe dans la contre-allée d’une fleuriste, et bien-sûr la façon dont Yeong Ro est émue d’être dans les bras de cet inconnu qui lui plaît… c’est une scène romantique que Seolganghwa signe ici. Une scène romantique comme des centaines de romcoms en créent : un pur prétexte pour pousser un homme et une femme l’un dans les bras de l’autre. Littéralement. C’est juste que dans le cas de Seolganghwa, cette excuse est tirée du contexte historique dans lequel se déroule cette romance plutôt que quelqu’un qui trébuche sur un coin de trottoir.
Tout cet épisode est à l’image de cette scène : la romance reste l’objectif central de la série. Et ce, quelle que soit la façon dont il lui faille traiter les réalités historiques dont elle s’inspire.

Lorsque Seolganghwa a été lancée sur la chaîne câblée JTBC en décembre dernier, cela faisait quasiment un an qu’elle faisait parler d’elle. Et comment en serait-il autrement ?
On parle d’une période de l’Histoire pendant laquelle un régime autoritaire a utilisé l’anticommunisme pour lutter contre les opposants politiques, accusant les manifestantes pro-démocratie (dont la plupart, comme c’est souvent le cas, étaient des étudiantes) d’être des espionnes envoyées par la Corée du Nord pour lancer une guerre civile. Et cette période est suffisamment récente pour que nombre de Coréennes d’aujourd’hui l’aient vécue ! Evidemment que cela allait émouvoir les gens.

Les initiatives pour attirer l’attention sur la série se sont donc multipliées au fil des mois, en interpellant les autorités, d’abord, dans l’espoir que la diffusion par JTBC soit annulée. Puis, lorsque cela a échoué, pour protester devant les locaux de la chaîne câblée elle-même. Et enfin, pour attirer l’attention de Disney+ quant à la portée de cette série avant de la montrer au public international (plusieurs dizaines d’historiennes ont signé une lettre ouverte à cet effet). En outre, en parallèle, les écrans sud-coréens étaient au printemps dernier l’objet d’autres accusations de révisionnisme, dans le cadre de la diffusion de Joseon Gumasa (j’en touchais quelques mots au moment de son annulation).
Parmi les problèmes cités, on peut mentionner le fait que l’héroïne ait initialement porté un nom ressemble au nom de l’épouse d’un des étudiants les plus tristement célèbres pour avoir été torturés et tués par le régime (le nom a depuis été changé en Yeong Ro, donc), le fait qu’un espion nord-coréen se fasse effectivement passer pour un étudiant (confirmant implicitement que les arrestations étaient motivées par autre chose que la volonté de saboter le mouvement protestataire), ou encore la mise en avant des agentes des renseignements dans la série (qui passent ici pour des héroïnes voulant sauver la nation, alors que dans la réalité leurs méthodes étaient dignes du KGB)… On parle bel et bien de révisionnisme ici.

C’est donc à une série, a minima, « controversée » qu’on a affaire ici.
Loin de moi l’idée de vouloir en détricoter le vrai du faux, et… c’est précisément la raison pour laquelle j’appelle votre attention sur le sujet.

Le révisionnisme potentiel de Seolganghwa s’appuie ici sur une forme de propagande très subtile, offerte par trois facteurs concordants : les fictions sud-coréennes sont à la mode, la popculture sud-coréenne dans son ensemble est d’ailleurs à la mode, et l’héroïne principale de cette romance est interprétée par Jisoo, l’une des membres du groupe de Kpop BLACKPINK (l’un des groupes sud-coréens les plus connus à l’international). The perfect storm.

Je consomme de la popculture sud-coréenne comme tant d’autres, donc il ne s’agit pas de jeter la pierre. Toutefois on doit à la vérité de reconnaître que tout ça, c’est le résultat d’années de dur labeur pour l’industrie du divertissement sud-coréenne, qui remonte à la hallyu (ou « vague coréenne »), dont les graines ont été plantées dans les années 90. En ce début de 21e siècle, on peut dire qu’elles ont porté leurs fruits.
C’est, pour dire les choses clairement, du soft power. La hallyu n’est pas apparue par accident : c’est une volonté de politique culturelle (à l’origine pour contrer l’influence de la popculture japonaise en Corée du Sud ; les deux pays ayant, pour faire vite, une histoire compliquée). Si par bien des aspects cette hallyu est inoffensive, avec son cortège de chansons entêtantes, de stars filiformes et de séries accrocheuses, il nous faudrait en tant que consommatrices être capables de garder dans un coin de nos têtes que cette vague participe à une volonté de promouvoir la Corée du Sud (si vous en doutez, regardez par exemple les contorsions effectuées pour éviter ou repousser le service militaire des membres de BTS, ou les récompenses non-musicales reçues par ledit groupe).
Et pour être claire tous les pays qui peuvent se permettre de financer une politique culturelle font ce genre de choses, à un degré ou à un autre. La France, par exemple, a une politique de soft power aussi, comme en témoigne le fait qu’elle s’accroche au concept de « francophonie » comme une moule à son rocher. Et quand on se réjouit que Dix Pour Cent gagne un International Emmy Award et/ou qu’elle soit adaptée en Inde (Call My Agent: Bollywood) ou en Turquie (Menajerimi Ara), qu’est-ce que vous croyez qu’on fait, dans le fond ? Donc il ne s’agit pas de dire : ouhlala, la méchante Corée du Sud.

Or, si l’expérience d’Ojingeo Game nous a appris quelque chose pas plus tard qu’à l’automne dernier, c’est que l’engouement énorme pour les produits de la popculture sud-coréenne, qui semble s’intensifier depuis quelques années… s’accompagne d’une ignorance quasi-totale quant à la politique, la société et l’Histoire coréenne.
C’est, en un sens, ce qui rendrait les efforts révisionnistes d’une série sud-coréenne plus dangereux encore que ceux d’une série étasunienne : nous avons une proximité culturelle (c’est « l’Occident »), nous avons certains événements historiques en commun (par exemple, le Débarquement), et pour beaucoup, nous avons une facilité linguistique (on apprend l’anglais à l’école, encore très rarement le coréen). Nous sommes, en tout cas en partie, imperméabilisée à une série étasunienne qui donnerait dans la plus pure propagande révisionniste, parce que nous avons quelques repères. Ce n’est pas une armure d’invincibilité, loin de là. Mais en tout cas ça aide à avoir un peu d’esprit critique.
La fiction internationale pose un obstacle supplémentaire : nous avons tendance à la considérer, par défaut, comme inoffensive. Cela ne date pas de Seolganghwa, ni d’Ojingeo Game, ni de Parasite… repensez par exemple aux réactions amusées devant Gangnam Style il y a 10 ans (oui vous êtes vieille). Qui avait saisi la critique de la bourgeoisie de Séoul en regardant les centaines de milliers de reprises de la chorégraphie chevauchante de PSY ? Le chanteur sud-coréen multipliait les apparitions dans les médias occidentaux (y compris dans Saturday Night Live), invité par quelques unes des plus riches célébrités de la planète qui étaient incapables de saisir l’ironie… C’est particulièrement vrai pour la fiction asiatique, à laquelle le grand public a très peu été familiarisé. Il suffit de compter le nombre de séries asiatiques live-action diffusées par les chaînes linéaires pour s’en convaincre. Bah oui, les Asiatiques, c’est bien connu, sont « bizarres« . Et d’ailleurs pendant longtemps, quand on a pu voir des séries asiatiques en France, bah elles étaient « bizarres » ; entre ça et les images d’émissions absurdes dans les best-ofs de fin d’année, joli cercle vicieux. Bref, il y a des pays qu’on a été habituées à prendre moins au sérieux que d’autres ; une habitude imprégnée de racisme qu’il faut déconstruire, si on veut maintenant se mettre à consommer cette popculture.

Aujourd’hui, avec l’arrivée de Seolganghwa en France, vous et moi n’avons même pas les outils nous permettant d’avoir une compréhension des enjeux. Nous ne sommes pas en position de reconnaître les indices potentiels de la réécriture d’une Histoire dont nous ignorons tout, rien ne nous y a préparées ; alors en débattre, encore moins. Le mieux que nous puissions faire, c’est écouter. Et consommer prudemment.
Peut-être qu’à l’heure où il y a plus de séries de la planète que jamais sur nos écrans, il faut nous interroger là-dessus. Interroger ce que nous regardons. Interroger nos apprentissages, nos repères, et nos protections. Interroger ce que nous choisissons de regarder (et vraiment faire ce choix conscient), et pourquoi. Il est difficile de croire que la production de Seolganghwa ne savait pas qu’embaucher Jisoo dans le rôle principal allait attirer l’attention sur la série, étant donné qu’elle est l’une des idols sud-coréennes les plus connues dans le monde. Il faut au moins interroger cela.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

5 commentaires

  1. Mila dit :

    N’ayant pas regardé Snowdrop, je n’ai pas d’avis sur ce que le drama fait ou ne fait pas, et j’ai pas l’intention spécialement de le regarder, mais j’ai beaucoup aimé la lecture de cet article, en particulier tout le thème de notre responsabilité d’essayer de déconstruire la façon dont on reçoit les fictions venus de pays dont on n’est pas familiers, et d’au moins savoir qu’il nous manque des clés. C’est à une échelle moins subtile, mais je me suis rendue compte en regardant des sageuks à quel point ils savaient me faire m’attacher à des personnages historiques (qui, pour moi, prenaient les traits des acteurs qui les jouaient, purement parce que c’était la seule représentation que j’avais), et à quel point (en ouvrant des bouquins d’histoire après) ils racontaient des conneries, aussi. Bon, dans les sageuks, honnêtement je me doutais, cela dit, que c’était pas du documentaire (je trouve les taigas japonais bien plus insidieux à ce niveau-là, parce qu’ils ont cet aspect presque docu-fiction et cette rigueur sur plein de points qui font qu’on a envie de leur faire confiance) mais bref, voilà, je réalise de plus en plus à quel point je ne sais rien (et savais encore plus rien avant), et j’ai aimé lire cet article^^

    • ladyteruki dit :

      Oui, et pourtant, en un sens, c’est plus facile d’être attentive à ce genre de choses avec les séries historiques ; on s’en rend encore moins compte dans une intrigue contemporaine, j’ai l’impression. Quand bien même certaines d’entre nous suivent l’actualité internationale, il est quand même très rare de connaître les subtilités qui peuvent se cacher derrière certains choix scénaristiques. Je pense que même pour les spectatrices sud-coréennes, ce n’est pas pour rien que ce qui attire la colère depuis plusieurs mois, ce sont des séries historiques (Cheorinwanghu, Joseon Gumasa, Seolganghwa…). Parce qu’implicitement on sait que l’Histoire est sujette à interprétation politique ; c’est beaucoup plus difficile à cerner dans d’autres genres, d’autant qu’il y a moins de sources à croiser derrière.

  2. Tiadeets dit :

    C’est vraiment une réflexion intéressante et très importante. J’avoue que j’y pense souvent parce que je regarde beaucoup de dramas historiques chinois et la réécriture historique en Chine et bien, euh, ça se pose là.

    • ladyteruki dit :

      Ah mais complètement. Et on n’a vraiment pas une éducation à l’histoire de ces pays qui nous permette d’avoir le recul sans faire de la lecture ; or, la plupart des gens ne font pas de lecture juste pour comprendre une série. Ces plateformes internationales, d’une certaine façon, sont très dangereuses, parce que leurs utilisatrices ont totalement intégré une consommation passive des séries proposées.

      • Tiadeets dit :

        A la suite de cet article, j’en parlais à ma meilleure amie qui me disait qu’elle n’avait pas du tout entendu parler de ces controverses par rapport à la série même si elle en avait entendu. Et je disais que c’était le genre de problématiques auxquelles je pensais beaucoup et ma meilleure amie (qui est ingénieure de formation) me disait qu’elle n’y pensait pas du tout et qu’elle se concentrait plutôt sur les avancées technologiques et autres machines qui devraient ou ne devraient pas être présentes dans telle ou telle période (vraiment on voit les grosses déformations professionnelles pour nous deux xD).

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