Résistance en temps de paix

5 mars 2022 à 23:12

Vous pouvez écrire l’Histoire sans nous, mais il n’y a pas eu d’Histoire sans nous.
C’est la démarche dont se réclame, ouvertement, la série The Porter que la chaîne publique canadienne CBC a lancée le mois dernier (c’est-à-dire à l’occasion de Black History Month) ; elle est également co-produite avec la plateforme étasunienne BET+, bien que je n’aie pas l’impression qu’elle y ait été mise en ligne pour le moment. Tout, de son sujet à son exécution, est le résultat d’une ambition qui a longtemps manqué à la télévision canadienne (anglophone comme francophone), dont chaque degré se révèle à chaque minute de son premier épisode.

Les « porters« , ce sont les bagagistes qui travaillent sur le réseau ferré, et servent la clientèle pendant les trajets, relégués aux tâches domestiques les plus négligeables. Rien d’étonnant dans les années 20 qu’au sein de Cross Continental Railway notamment, ces tâches soient strictement déléguées au personnel noir de la compagnie (uniquement des hommes qui plus est). Junior Massey est l’un des nombreux porters employés par CC, et chaque jour, à bord de ses trains de standing, il traverse la frontière entre le Canada et les USA en tentant de garder son calme, malgré le racisme omniprésent et ses produits dérivés tantôt humiliants, tantôt tragiques. C’est que, son salaire subvient non seulement à ses besoins, mais à celui de sa famille : son épouse Marlene et leur fils Teddy. Or, ce n’est pas grand’chose (le quartier noir de Montréal n’est pas exactement un quatre étoiles), et c’est la raison pour laquelle, pendant les trajets vers Chicago, Junior fait passer en contrebande des bouteilles de scotch qu’il peut revendre pour quelques dollars supplémentaires au pays de la Prohibition. Cela arrondit un peu les fins de mois… mais ce n’est pas sans risque.

De toute évidence, The Porter n’est pas juste une chronique inlassable des voyages en train d’employés noirs subissant le racisme des années 20 à longueur de journée. Mais ce n’est pas non plus une sorte de Breaking Bad de la Prohibition (ce qui serait déjà révolutionnaire, étant donné que les fictions représentant cette période ont tendance à être blanco-blanches). Ce n’est pas le crime qui intéresse la série. C’est la survie.

Cette survie n’est pas individuelle, mais très clairement présentée comme collective. The Porter élargit ainsi son intrigue à d’autres personnages, en particulier Marlene, qui est infirmière pour l’UNIA ; Zeke Garrett, un autre porter et ami de Junior (apparemment depuis qu’ils ont combattu ensemble pendant la Première Guerre mondiale), plus intellectuel et posé que lui ; ou encore Lucy Mae, qui travaille dans le bar d’un dénommé Popsy, mais rêve de faire carrière dans la chanson. Chaque fois que la tapisserie de la série s’étend, c’est pour parler non pas d’efforts individuels mais d’actions collectives… et de leurs limites. Ce sens du collectif, il naît évidemment du fait que les Noires de Montréal ne sont pas considérées comme des personnes, mais comme une masse informe méprisable ; toutefois, la force de la communauté s’exprime dans les moments où l’entre-soi des hommes et des femmes noires permet de supporter l’oppression, qu’il s’agisse du bar de Popsy où se réunit la moitié du quartier, l’église où se réunit l’autre moitié, les jardins communautaires, les associations d’entre-aide comme l’UNIA, ou encore la simple camaraderie entre voisines, collègues ou amies.
Cela s’exprime jusque dans les intrigues individuelles. Ainsi Marlene est-elle une infirmière de la Black Cross, dont l’action consiste à apporter des soins à la communauté noire, largement négligée. Pourtant, chaque fois qu’elle voudrait essayer de fournir plus qu’un service minimum, elle se heurte à sa hiérarchie, le représentant local de l’UNIA essayant en permanence de couper les cordons de la bourse, ce que la série montre bien comme étant contre-productif. De son côté, Zeke a pris sous son aile Henry, un jeune employé de CC qui rêve d’essayer de passer le concours interne d’ingénieur (qui, à l’heure actuelle, n’est officieusement pas ouvert aux hommes noirs). Lorsqu’un accident coûte la vie au jeune homme, Zeke commence progressivement à épouser certaines de ses idées politiques.
L’un des objectifs de The Porter est ainsi ouvertement de raconter la naissance du tout premier syndicat du rail noir en Amérique du Nord, le Brotherhood of Sleeping Car Porters.

The Porter se singularise de plusieurs façons.
D’abord, parce que sa distribution est à 95% composée d’interprètes noires, et que pour le moment, au Canada, ça ne s’est pas produit très souvent (il est d’ailleurs à regretter que, la série se déroulant en grande partie à Montréal, la télévision publique francophone n’ait pas participé à cette co-production ; sûrement une question de langue, à laquelle ICI Radio-Canada est très attachée, mais tout de même, ça ne ferait pas de mal). Surtout pas avec des projets historiques, réputés onéreux.
Ensuite, à travers la teneur de ses intrigues. En un épisode, la série soulève aussi bien les thèmes les plus évidents que j’ai pu mentionner que, par petites touches plus discrètes, d’autres sujets tels que la santé mentale (Teddy est neuroatypique) ou le colorisme. Si The Porter est attentive à raconter la vie, voire la survie, des personnes noires dans les années 20, face au racisme, elle refuse de limiter son regard aux problèmes externes à la communauté noire. Et elle le fait avec une agilité désarmante, qui rend curieuse : si la série arrive à aborder autant de choses en un épisode, imaginez ce que ce sera au terme de sa saison !
Mais surtout, de par le choix de son époque : elle est l’une des rares fictions à s’intéresser aux années 20. Lorsqu’une fiction nord-américaine se penche sur la condition des personnes noires, généralement, soit on parle de la période de l’esclavage, soit on passe, comme en avance rapide, aux années 50 ou 60, soit pendant la Ségrégation jusqu’à son abolition officielle. On dirait souvent qu’il ne s’est rien produit entre les deux, et que les progrès n’ont été accomplis qu’en une ou deux décennies, maximum. Comme si les Noires n’avaient pas fait partie de l’Histoire dans l’intervalle… Il paraît que The Gilded Age consent un effort de ce côté-là, mais je n’ai pas encore touché la série. The Porter affirme : non seulement les Noires ont fait partie de l’Histoire, mais elles l’ont faite. Elles se sont organisées, malgré tout, et voici comment sont nées leurs instances. Des syndicats et des institutions imparfaites, c’est sûr, mais qui ont permis l’engagement associatif de milliers de personnes, et permis, progressivement, d’améliorer la condition d’un grand nombre.

La revendication de The Porter, puissante aussi bien sur le fond que sur la forme, est claire, portée dés sa scène d’ouverture : lorsque nous sommes entre nous, nous nous soutenons et nous nous élevons.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Oh, ça m’a l’air bien intéressant comme série ça. Je me la note pour plus tard. J’ai recommencé à regarder des séries occidentales donc je me la note parce que ça m’intéresse (et la série est apparemment sortie début mai sur BET+)

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