Pensée magique

8 mai 2022 à 23:34

La série musicale… bon, déjà, à la base, ce n’est pas le genre le plus populaire à la télévision ; ni comparé aux séries policières, ni à aucune autre. En Corée du Sud, l’exercice est généralement cantonné aux fictions sur le monde du divertissement. La comédie musicale à proprement parler est encore plus rare.
Alors, quand j’ai appris que Netflix allait proposer une comédie musicale sud-coréenne en ce joli mois de mai, j’aime autant vous dire que mes oreilles se sont dressées. Il fallait que j’y jette un oeil.

Trigger warning : maltraitance infantile, agression sexuelle, tentative de suicide.

Cette série, lancée cette semaine, c’est Annarasumanara ; un joli titre de mon point de vue, l’équivalent d’une formule magique comme abracadabra, zimzalabim ou hocus-pocus. Hélas la plupart d’entre vous la connaissez plutôt sous son titre international de The Sound of Magic (comme souvent chez les titres anglais de séries asiatiques, the hills are alive with lazy puns). Et c’est, vous l’aurez deviné, notre sujet du jour.

Annarasumanara a bien compris que les meilleures comédies musicales naissent dans la tragédie. La série a pour héroïne Ah Yi, une adolescente dans sa dernière année de lycée… mais il s’agit là du cadet de ses soucis. La jeune fille est en effet abandonnée à elle-même depuis que son père, couvert de dettes, a fui… laissant également à sa charge sa petite sœur, Yoo Yi. Cela fait plusieurs années qu’Ah Yi vit ainsi dans le dénuement, payant avec de petits emplois à mi-temps les factures. Elle a totalement perdu espoir et lorsque la série commence, elle est totalement épuisée sur un plan émotionnel par toutes les difficultés qu’elle affronte seule.
Au début de l’année scolaire, elle est, un peu par hasard, assignée à devenir la voisine de classe de l’adolescent Il Deung, un jeune homme qui ne pourrait pas être plus son opposé s’il essayait. Fils issue d’une famille aisée, destiné par ses parents à un grand avenir (idéalement dans le droit, pour succéder à son père), il est le premier de la classe dans toutes les matières. Ma foi, toutes sauf une : les maths, où Ah Yi excelle.

Au lycée circulent beaucoup de racontars, et notamment sur le vieux parc d’attraction désaffecté qui se trouve non loin de la maisonnette vétuste que loue Ah Yi. Il se dit qu’un magicien vit là, et que lorsqu’il procède à un numéro, ce qu’il fait est réel : scier quelqu’un en deux, faire disparaître quelqu’un… C’est évidemment ridicule mais il se trouve que notre Ah Yi va croiser son chemin, et que le magicien la prend immédiatement en affection. Il semble en outre très attaché à l’idée de lui faire croire à la magie (prononçant généralement les mots « crois-tu à la magie » avant ses meilleurs tours), ce qui n’est pas bien reçu par la jeune fille. Quand rien dans la vie n’est magique, que ressent-on quand soudain d’incroyables choses se produisent ? Ah Yi a du mal à être convaincue même si certaines illusions du magicien sont, effectivement, enchanteresses pour quelques minutes. Mais quelques minutes seulement, et très vite, la cruelle réalité reprend le dessus pour la lycéenne.

En fait, Annarasumanara est constamment tiraillée entre ces deux vents contraires : la tragédie d’Ah Yi, et la pensée magique du magicien (dont on apprendra tardivement qu’il se fait appeler Ri Eul).
Celui-ci lui répète de croire en la magie, en ses rêves, en elle-même… mais la série établit en parallèle que la magie, les rêves, et même la bonne volonté d’Ah Yi ne payent pas les dettes, ne remplissent pas le frigo, et ça ne font pas revenir un parent coupable de graves et dangereuses négligences. La série passe son temps à exposer à quel point la réalité d’Ah Yi est sombre (empirant même régulièrement sa situation), et pose plusieurs fois un regard très sévère sur le magicien et son idéalisme forcené (et déconnecté des réalités). Mais dans le même temps, elle continue de présenter des scènes magiques… sans arriver pas à établir comment la magie peut l’aider.
D’autant qu’elle montre aussi, clairement, que le magicien n’est pas un ange tout-puissant capable de la protéger des soucis qui continuent de lui tomber dessus. Il lui arrive même d’en provoquer de nouveaux ! Certes sans le faire exprès, mais tout de même. Pas de sauveteur providentiel ici, et la série bute plusieurs fois dessus sans réussir à développer quelque chose à partir de ce paradoxe : la magie telle qu’essaye de l’expliquer Ri Eul est peut-être réelle et merveilleuse, mais jamais assez durablement pour apporter une solution à de cruels problèmes encore plus réels qu’elle.
Parce que, ce n’est pas comme si Ah Yi souffrait d’un manque de confiance en elle ; ses problèmes viennent de l’extérieur, non de l’intérieur, et aucune forme de croyance dans le merveilleux ne peut changer ce que le reste du monde lui inflige, n’est-ce pas ?

Dans ce mouvement de balancier constant, entre ce qu’elle a envie d’inspirer, et ce qu’elle montre de façon répétée et sérieuse, Annarasumanara se perd pendant plusieurs épisodes (et sa conclusion à ce sujet est un charmant tour de passe-passe, mais dont les fils grossiers n’échapperont pas à un public avisé). Fort heureusement, il ne s’agit pas là de son seul thème, et c’est d’ailleurs là que la série réussit son pari.

Parce que la magie n’est pas que le merveilleux. Elle a aussi quelque chose d’inquiétant, voire de dangereux. Et comment ne le serait-elle pas ? Est effrayant ce que l’on ne comprend pas, et par définition, la magie n’a pas de sens, sans quoi elle serait un simple tour. Plus encore quand on n’y croit pas !
Annarasumanara insiste beaucoup sur l’ambiguité du magicien. Parfois, il est menaçant ; certes jamais avec Ah Yi, mais avec plusieurs autres protagoniste (ce dont la série l’exonère plus ou moins ouvertement). Et puis, il est suspect. Il est suspect parce qu’on ne sait rien de lui. Il est suspect parce qu’une adolescente a disparu au début de la rentrée scolaire et qu’il est un coupable tout désigné. Il est suspect parce qu’il est un putain de magicien qui vit dans un parc d’attractions en ruine, je sais pas ce qu’il vous faut de plus !
…Sauf qu’en fait, c’est aussi ça, que veut interroger Annarasumanara : notre capacité à penser que ces facteurs suffisent à le rendre suspect, si ce n’est coupable. Nous ne sommes pas Ah Yi, désespérée, abandonnée, et sans aucun repère parental ; nous avons le recul d’une spectatrice omnisciente (ou à peu près) qui, pardon de le dire, sait que la magie n’existe pas. Même quand l’héroïne ne le suspecte pas, nous gardons toujours un oeil sur Ri Eul. Tout comme le fait le reste de la société.
Tout en exploitant cela, Annarasumanara nous confronte à nos préjugés. Non à propos de la magie, et même pas vraiment du magicien, mais sur la façon dont nous pensons que la société fonctionne et est supposée fonctionner.

C’est notamment l’intrigue d’Il Deung qui permet d’élaborer cette question, le jeune garçon commençant (au contact d’Ah Yi mais aussi de Ri Eul) à remettre en question les convictions inculquées par ses parents. Souffrant de stress, sujet à des crises d’anxiété voire de panique, constamment mis sous pression par un entourage qui trouve cela tout-à-fait normal et acceptable puisque de toute façon les résultats suivent… Il Deung est, lui aussi, à sa façon, en train de se noyer. Par certains aspects, ça donne un peu l’impression (que beaucoup de séries sud-coréennes partagent) que la série essaie de dire « bouh c’est dur aussi d’être riche, faut pas croire » ; mais dans ses meilleures scènes, notamment sur la fin de la saison, elle parvient vraiment à interroger les normes qui se sont abattues sur Il Deung, qui commence à les questionner à voix haute.
C’est presque l’intrigue qui finit par le plus intéresser la série, alors qu’au départ l’adolescent semblait n’exister que pour son béguin envers Ah Yi (totalement écarté par la suite). Dans une culture scolaire tellement intensive, où aux cours du lycée se succèdent les cours du soir pour bachoter, plus les révisions à la maison, quelle place pour exister ? Pour juste être une personne, et non un projet ?

Dans son interrogation des normes, Annarasumanara accomplit parfaitement ce qui est attendu d’une série sur l’adolescence. Son regard sur l’âge adulte est intransigeant, et insiste à plusieurs reprises sur un conflit de générations qui va bien au-delà d’une simple rébellion. Dans un monde où les adultes font défaut, les enfants n’ont pas d’autre choix que de grandir trop vite. Pas étonnant que dans cet univers, le magicien Ri Eul apparaisse, paradoxalement, comme le seul adulte de confiance, puisque c’est le seul à cultiver leur émerveillement d’enfant.
Malgré ses défauts (et un sacré ventre mou vers le milieu ; j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour finir l’épisode 3), Annarasumanara réussit sur le fond.

Sur la forme ? Il y a quelques bons moments, notamment le numéro d’ouverture, qui semble établir que les passages chantés sont le fait d’un enchantement (ça rappellera passagèrement l’épisode musical de Buffy, mais ce mécanisme sera totalement occulté ensuite). Plusieurs chansons sont assez oubliables d’un point de vue musical, se reposant surtout sur la réalisation, qui a quelques effets spéciaux décents dans sa manche ; certains épisodes sont en outre beaucoup moins musicaux que d’autres, ce qui, pardon hein, mais sur seulement 6 épisodes, il n’y a pas de quoi pavoiser. Quant à l’épisode de conclusion, il se dépêche de donner une conclusion à l’affaire de disparition qui, si elle était mentionnée en toile de fond, elle n’a en revanche jamais présenté le moindre enjeu émotionnel.
Est-ce qu’Annarasumanara est une mauvaise comédie musicale ? Pas vraiment, elle semble connaître ses classiques (comme le prouve son numéro final : ici aussi, restez pendant le générique), possède une bonne maîtrise des codes du genre, et globalement fonctionne plutôt bien. Il ne faut simplement pas en attendre une expérience magique.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Tiadeets dit :

    Ah, j’en ai entendu parler de ce drama-là et je me posais la question de si j’allais le regarder ou pas. Les avis semblent aller dans ton sens, positifs, mais sans plus. Si mon calendrier de visionnage se libère, j’irai y jeter un coup d’œil, surtout sur Netflix, ça se regarde bien sur le portable en faisant la cuisine.

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