Jusqu’à ce que l’amour nous sépare

4 décembre 2022 à 23:48

En septembre dernier, Netflix a lancé discrètement sa toute première série produite au Koweït. Entre nous soit dit, ça parait fou qu’après ces années de sorties intensives, toutes les semaines, plusieurs fois par semaine, Netflix en soit encore à commencer à investir dans la fiction de certains pays. On aurait pu penser que la plateforme aurait fait le tour de toute la planète, mais non, il en reste !
Hors peut-être dans son pays d’origine, Netflix n’a pas vraiment fait la promotion d’Al Qafas, pas même sous son titre international The Cage ; mais il est si rare pour le grand public d’avoir accès à des fictions venues des pays du Golfe (…surtout que je sais bien que pas une d’entre vous n’a jeté un oeil à Shahid) que je ne pouvais pas manquer ça. J’ai failli manquer de vous en parler, par contre, mais décembre est précisément le mois fait pour ce genre de séance de rattrapage !

Sur le papier, l’intrigue d’Al Qafas est simple : Rawan et Zaid, un couple marié depuis les années 90, décide en dernier recours avant la séparation de consulter un thérapeute. Le Dr. Nasser devient donc leur conseiller conjugal.
Dans la pratique, pourtant, Al Qafas va bien plus loin : la série met en place deux mécanismes supplémentaires. D’abord, en mettant en scène le passé de Rawan et Zaid, traversant à leurs côtés la décennie pendant laquelle elles se rencontrent, tombent amoureuses, se marient, et ont un enfant. Il est difficile de parler ici de flashbacks, tant ces scènes sont nombreuses et longues ; toutefois ce n’est pas non plus comme si les séances de thérapie en 2022 étaient un simple cadre narratif, car il se passe effectivement des choses en séance… et en-dehors. Car l’autre idée d’AlQafas consiste à suivre le Dr. Nasser dans ses propres histoires de cœur, en particulier avec sa petite-amie de longue date, Lamiaa, une relation qui se déroule sous l’oeil curieux de son assistante Asmaa, et qui s’apprête à être bouleversée par l’arrivée dans le cabinet voisin d’une coach de vie entreprenante, Hanan.
C’est un peu beaucoup, surtout pour une série qui ne compte que huit épisodes d’environ une demi-heure !

…Quoique, pour être honnête, Al Qafas n’est pas vraiment construite comme une série. Je vous rassure, je ne m’apprête pas à vous annoncer qu’elle est construite comme un film de 8 heures… c’est plutôt qu’il s’agit d’une pièce en 8 actes.
Pour commencer, Al Qafas est assez peu intéressée par la verisimilitude de son intrigue, des actions de ses personnages ou même… de sa timeline. Tout cela est accessoire à son véritable but : jouer une comédie de mœurs aux airs de conte moral. En outre, le ton de la série est largement à l’exagération : des personnalités, des conflits, et même des souvenirs évoqués ; ce que soulignent bien ses costumes et décors colorés qui n’arrivent pas à choisir leur époque ! Il ne faut pas essayer de faire sens de la série comme si la progression de la thérapie devait être logique (une erreur induite par les représentations habituelles, et souvent occidentales d’ailleurs, de la thérapie dans la fiction), mais plutôt comme si chaque séance contribuait à divertir (au propre comme au figuré) en attendant la conclusion que s’est choisie la série. Je ne suis pas sûre de bien expliquer ; encore moins d’être capable de communiquer qu’il ne s’agit là pas nécessairement d’une mauvaise chose, ou qu’Al Qafas est superficielle. Elle ne l’est pas ; elle suit simplement des règles différentes de la moyenne des séries en son genre.

Mais cela implique qu’il est parfois un peu difficile de la suivre, en particulier parce qu’elle repose également sur un certain nombre de non-dits, qui n’arrangent rien à notre affaire. Par exemple au début de la série, on a l’impression que Nasser et Lamiaa sont plutôt dans une relation d’amitié ; l’une de leur discussion semble aller dans ce sens. Dans la façon qu’elles ont de parler de leur passé amoureux comme d’une simple anecdote (« on a convenu que c’était mieux comme ça »), Al Qafas laisse planer le doute. Hanan, l’amie de longue date, donne une version similaire lorsque Lamiaa objecte en apprenant qu’elle s’est installée dans le bureau voisin de celui de Nasser : mais de toutes façons, vous n’êtes qu’amies, donc tu t’en fous non ? Alors, quand Lamiaa se révèle être épuisée par cette relation telle qu’elle est aujourd’hui, et vouloir plus d’implication de la part de Nasser, tout en jalousant Hanan, on a l’impression que ses sentiments sont à sens unique et/ou récents. Ce n’est pas tout-à-fait vrai : vers la fin de la saison, on comprendra qu’en réalité Nasser et Lamiaa sont en couple depuis pas moins de 15 ans, et que la seule chose que refuse Nasser dans cette relation amoureuse, c’est le mariage. Vous me direz, c’est loin d’être anodin, mais il n’en reste pas moins que cette absence de clarté (potentiellement due en partie à une question culturelle ?) rend certaines interactions un peu compliquées à cerner. Alors que, du coup, c’est un des axes principaux de la série !
Eh bien Al Qafas fait ça assez régulièrement, y compris avec cette thérapie de couple qui semble en permanence s’inquiéter de ce qui s’est déroulé il y a… 30 ans ? 30 ans ! Et très franchement c’est parfois difficile de suivre les souvenirs déballés en séance par Rawan et Zaid. Le Dr. Nasser semble d’ailleurs obsédé par cette idée que la « clé » des problèmes du couple se loge dans leur passé, et en un sens la série lui donnera raison à terme, mais on a parfois l’impression d’une idée préconçue plutôt qu’une découverte organique en laissant parler ses patientes. C’est, là encore, parce que la série inclut quelques non-dits, et qu’en outre sa « révélation » de ce que sera leur vrai problème tient sur quelque chose d’en réalité introduit de façon subtile au fil des épisodes.

Pourtant, même si parfois je l’ai trouvée difficile à suivre dans son cheminement, Al Qafas ne manque pas de charme. Une grande partie de celui-ci repose sur son trio d’actrices centrales, qui incarnent le Dr. Nasser, Rawan et Zaid, quand bien même une constellation de personnages les entourent (et l’actrice qui joue Gomasha, la sœur de Zaid, ne démérite pas). Les personnages s’invectivent à longueur de temps, souvent pour essayer à la fois de matérialiser les conflits mais aussi, paradoxalement, faire redescendre la tension, l’énervement permanent des protagonistes étant utilisé à des fins de comic relief. Cela donne des scènes souvent bruyantes, mais au final très divertissantes !
En outre il faut bien reconnaître que la thérapie n’est pas une pratique courante dans les pays du Golfe, et encore moins à la télévision (disons que c’est l’autre raison pour laquelle BeTipul n’a pas été adaptée dans la région…), et que Al Qafas a donc, en quelque sorte, tout à inventer quant à la façon de dépeindre une thérapie de couple. Sa façon d’explorer le passé sans chercher à psychanalyser la plupart des faits et gestes de ses protagonistes, en particulier, est intéressante, et rarissime dans le panorama télévisuel mondial, souvent imprégné par cette idée qu’on va essayer de disséquer les origines de chaque action pour en trouver l’explication profonde des rouages internes de chacune. Ce n’est pas exactement ce qui se trame ici, et je crois que j’en ai tiré autant de déboussolement que de joie.

Maintenant, j’ai bien conscience que pareille review ne vous donnera pas nécessairement envie de vous ruer sur la série. Et encore, dites-vous que je n’ai même pas mentionné sa direction d’actrices un peu aléatoire, ou son petit budget (quoique bien employé). Ah, zut. Mais j’éprouve pour elle une certaine tendresse tout de même, peut-être justement parce qu’elle n’a pas forcément les moyens de ses ambitions, et plus encore parce qu’elle m’a désarçonnée à plusieurs reprises. Combien de fois cela arrive-t-il encore d’être prise par surprise non pas par les twists improbables d’une série, mais par ses choix, sa structure, son ton ?


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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