Black magick

30 décembre 2022 à 20:40

Il y a les choses dont j’aurais voulu parler plus tôt cette année… et celles dont, même avec toute la bonne volonté du monde, je n’aurais pas pu. Parce qu’elles ne s’étaient pas encore produites !
Le mois de décembre a en effet marqué une offensive impressionnante de la part de allblk (à prononcer « all black »), une plateforme du groupe AMC qui a décidé de lancer pas moins de 3 nouvelles séries originales ce mois-ci. En quoi c’est surprenant ? Eh bien, c’est que, voyez-vous, allblk n’est pas exactement Netflix : en 2022, la plateforme n’a lancé qu’un total de 5 nouveautés. Alors qu’on en trouve autant ce mois-ci n’est vraiment pas peu dire.

De ces 3 nouveautés (Hush, Wicked City, et depuis quelques jours, Snap), j’ai décidé de reviewer qu’une d’entre elles. D’abord parce que je suis un peu prise par le temps en cette fin d’année… et surtout parce qu’elle a l’originalité d’être une série fantastique. Comme j’ai eu l’occasion de vous le dire lors de ma review de Superstition, il s’avère que les séries étasuniennes destinées au public noir ont, historiquement, rarement eu la possibilité et/ou l’envie d’aborder ce genre, pourtant plein de potentiel.

Wicked City a pour héroïne centrale Camille dite « Cammy », une jeune femme qui au tout début du premier épisode, perd sa mère. Celle-ci est assassinée par quelqu’un faisant irruption dans sa propre cuisine… mais il ne s’agit pas d’un acte criminel quelconque. Le court combat qui s’en suit le prouve, alors que la mère de Cammy essaie de se protéger avec une aura magique, et que le meurtre prend des airs quasi-rituels. Wicked City est d’emblée très intentionnelle dans sa façon de montrer que la magie existe, et qu’elle fait partie du quotidien des sorcières ; et ce, même alors que Cammy n’en a pour l’instant pas connaissance. Il semblerait en effet que sa mère lui ait caché l’existence de la magie, ce qui inclut, tout le monde l’aura deviné avant elle, que Cammy elle-même dispose de pouvoirs. La jeune femme a juste le temps de prendre sa mère dans ses bras pour l’entendre prononcer ses dernières paroles, qui l’enjoignent à partir pour Atlanta pour y trouver une personne du nom de Caden. Qui est-ce ? Pourquoi ? Elle n’en saura pas plus si ce n’est que Cammy court un grand danger.
Après les funérailles et quelques recherches, Cammy débarque à The Mystic Haven, un magasin ésotérique d’Atlanta où elle pense pouvoir trouver Caden. Elle y fait au contraire la rencontre de Jordan, une jeune sorcière qui a le don de détecter la magie, mais voudrait, comme ses trois sœurs de coven ou leur mentor Tabitha, jouir de dons magiques plus concrets.

De cette magie, parlons-en. Wicked City fait de toute évidence référence ici à des arts occultes, mais les résumés de la série ou ses sous-titres parlent expressément de « magick » (là où d’ordinaire le mot employé en anglais serait juste « magic« ), ce qui semble être une référence plus spécifique à des croyances et pratiques nées dans la communauté noire des Etats-Unis. Dans les grandes lignes, qu’on se rassure, les mécanismes magiques de cet univers restent facile à cerner : les sorcières sont dotées d’un don qui leur est unique, elles peuvent également employer des rituels de type sort pour des actions spécifiques, ou s’appuyer sur le pouvoir de certains objets (on apprendra que le pendentif que Cammy porte en est un). L’introduction d’une sorcière hors-coven est aussi l’occasion de nous apprendre que certains items magiques peuvent aussi permettre d’emprunter des pouvoirs lorsqu’on n’en a pas… ou plus.
Ne manquant pas une occasion de nous montrer combien l’emploi de leurs compétences est normalisé pour ces sorcières, le premier épisode nous présente à plusieurs reprises les dons des sorcières de ce coven : détection de magie pour la petite nerd Jordan, pouvoir de suggestion pour la stripteaseuse Sherise, manipulation des plantes pour Angela (dont je n’ai pas compris si elle vit du traffic d’herbe ou si c’est juste sa marotte), ou encore maîtrise de tout ce qui est électromagnétique pour l’étudiante Mona. Il semblerait également que Tabitha ait un pouvoir réparateur, mais si on la voit l’utiliser très brièvement, on ne n’entre pas autant dans les détails. Dans tout cela, la question se pose donc de savoir quel type de superpouvoir Cammy possède, et là encore, Wicked City décide de nous le dire avant même qu’elle n’en ait pleinement conscience… La scène a quelque chose d’à la fois terriblement beau, tranquille, et choquant, parce que la série normalise quelque chose avant d’en confirmer l’existence explicitement.

Mais il faut dire que Wicked City, pour autant qu’elle ait bossé sa mythologie (en cela, elle est résolument l’anti-Superstition), a tout de même des travers. Ses dialogues, en particulier, posent problème : l’épisode d’introduction n’est pas mauvais dans son histoire ou, dans une certaine mesure, son déroulé (quoique celui-ci soit très classique), mais les échanges entre les personnages manquent de fluidité. C’est un problème en partie dû aux contraintes de la mission d’exposition d’un premier épisode : il y a un besoin de délivrer des informations compréhensible.
Le problème c’est que Wicked City ne dispose pas d’autrices (apparemment le scénario de ce premier épisode est le travail des deux créatrices de la série, Kristin Iris Johnson et Serena M. Lee, dont dans les deux cas il s’agit du premier crédit en tant que scénaristes) armées pour le faire avec finesse. Par conséquent, les choses sont généralement explicitées sans subtilité, dans des scènes souvent rapides dont en plus la seule mission est de dire « voilà qui est ce personnage, voilà ce qu’elle sait faire, voilà sa motivation » à des points différents de l’histoire. La réalisation essaie comme elle peut d’améliorer ça, mais d’un âne on ne fera jamais un cheval de course, et hélas Wicked City est aussi très gênée par un budget trop modeste pour ses ambitions (c’est-à-dire qu’on peut avoir des effets spéciaux ou qu’on peut passer du temps pour créer une scène élaborée, mais pas les deux… et Wicked City a des effets spéciaux). Cela a des répercussions assez dramatiques sur la direction d’actrices, par-dessus le marché. L’effet obtenu est, je suis navrée de le dire, un peu cheap, genre Charmed du pauvre alors qu’il y a pourtant de la matière à faire un peu mieux que de la jigglevision. Je fais ici référence à la version de Charmed des années 90, parce que je suis vieille et aussi parce que je n’ai jamais trouvé la motivation de jeter un oeil à la nouvelle version.

C’est assez tragique quand on espère faire de la fiction d’excellence. Et c’est d’autant plus gênant que, à l’heure actuelle, il manque toujours le financement d’une vraie série fantastique par et pour la communauté noire, et qu’on doit se satisfaire de séries de genre comme celles-là, sur une plateforme moins riche que la moyenne. Je n’ose imaginer ce que ce serait si allblk se piquait de tenter de la science-fiction… et en même temps j’adorerais voir le résultat. Si j’arrive à trouver un peu de temps pour y jeter un oeil, l’anthologie Snap est peut-être d’ailleurs la réponse à mes interrogations.
Pour autant, Wicked City ne démérite pas avec les outils qu’elle a. Si on arrive à dépasser la question de la forme, elle semble la mieux armée à ce jour pour exaucer des vœux longtemps restés sans réponse. Les jeunes sorcières de Wicked City sont sexy, indépendantes et ambitieuses (intellectuellement, financièrement, etc.). La série présente leur coven comme un lieu de sororité avant tout (la série ne dispose d’ailleurs que d’un seul personnage masculin, très mineur). Il y a une romance lesbienne entre deux d’entre elles. Il y a une sorcière ostensiblement afro-latina (chose hélas encore assez rare dans la fiction dite « black »). Ce que porte la série, c’est une vision de la sorcellerie qui a quelque chose d’aspirationnel (les histoires de mort et de sacrifices mises à part) pour le public qu’elle vise : des femmes noires. La métaphore sur le pouvoir s’écrit toute seule.
Pour cette raison, je persiste à penser du bien de Wicked City ; elle ne plaira pas forcément aux spectatrices qui attendent du spectaculaire, ou qui sont trop habituées aux fictions plus léchées des autres plateformes (ou diffuseurs). Ce qu’elle n’accomplit pas dans ces registres, toutefois, est amplement compensé, et ce premier épisode pose les bases d’un univers à la fois attachant et foisonnant ; si elle trouve le succès, je ne doute pas que ses affaires financières s’arrangent, qui plus est, et avec elles certains défauts se trouveraient aisément corrigés.
Et puis quand bien même ce ne serait jamais le cas, il s’agit ici d’un premier épisode, écrit par un tandem encore peu expérimenté dans le domaine de l’écriture, et les possibilités d’amélioration organique ne sont pas négligeables.

Attendez, j’en ai fini avec Wicked City, mais il m’en reste.

Quelque chose dont en revanche j’aurais pu parler plus tôt cette année, c’est Send Help, une dramédie lancée sur allblk cet été, avec devant et derrière la caméra des mecs d’Insecure. Alors permettez que j’ouvre une parenthèse pour parler un peu de son premier épisode, parce que je le trouve également très original. Mais pour une toute autre raison.
Send Help s’intéresse à Fritz, un acteur qui connaît le succès grâce à la première saison d’une série intitulée This can’t be Us (qui évoque un peu This is Us). Sur le papier, Fritz devrait tout avoir pour être heureux ou, au moins, satisfait. Il est en effet capable d’aider sa famille d’origine haïtienne à subvenir à ses besoins, il a une nièce dont il est fier, il vit sa vie de célibataire à Los Angeles où les opportunités pour un mec jeune et beau (et avec de l’argent à dépenser) ne manquent pas, et évidemment sa carrière se porte mieux que jamais.
Sauf que l’actrice principale blanche de This can’t be Us est prise en flagrant délit de n-word pendant une soirée karaoke, où évidemment quelqu’un la filme. Le network décide qu’il est plus simple de ne pas commander de saison 2 (retardant au possible l’annonce pour attendre la fin de la diffusion de la saison 1), mais évidemment tous les espoirs de Fritz reposaient sur ce renouvellement et le voilà désormais revenu à la case départ. Le jour de la diffusion du season/series finale, tout semble aller mal. Sa nièce Mac est sanctionnée à l’école, pour s’être battue avec une autre élève. Erica, l’influenceuse que Fritz voyait semi-régulièrement, en a enfin assez d’être tenue à distance émotionnellement. Et sa mère prend également une décision radicale…
Avec l’effet d’accumulation, Fritz perd pied, mais en toute honnêteté, ça ne date pas de ce jour-là. Tout remonte en réalité à la mort de son frère (le père de Mac), dont c’est aussi la date anniversaire.

Sur la forme, l’épisode initial de Send Help n’est pas extraordinairement original : on commence in media res avec une scène dans laquelle, abattu (même si on ne sait pas encore pourquoi), Fritz rentre chez lui en ignorant les messages qui s’agglutinent sur l’écran de son téléphone, le moral dans les chaussettes. Un homme fait irruption dans sa chambre, mangeant avec désinvolture un sandwich. Cet homme, on le comprend assez rapidement dans les scènes suivantes, n’existe pas ou plutôt plus : c’est le défunt frère de Fritz qui est à la fois son seul confident, la voix de la raison, et un fantôme matérialisant son état psychologique. Send Help tente un exercice d’équilibriste sur la question de la santé mentale. Celle-ci dépend de tout un tas de paramètres assez classiques, d’autres circonstanciels mais compréhensibles, et se mêle aussi à des considérations plus spécifiques à sa situation d’homme noir (comme le poids des responsabilités qui incombe à Fritz en tant que seul fils survivant d’une famille immigrée, par exemple), thématique si rarement exploitée.
Ce premier épisode arrive à très bien mettre en place tout cela, et nous invite, plus qu’à comprendre la situation dans son ensemble (on ne sait par exemple pas de quoi est mort le frère, ce genre de choses), à partager des fragments de la dépression de Fritz.
Ce qui est d’autant plus saisissant dans ce premier épisode, c’est que le portrait de cette dépression n’est pas complaisant : Fritz n’en est pas encore conscient, mais la série, elle, a parfaitement saisi que c’est parce qu’il a refusé de travailler sur lui-même que le héros de la série se retrouve ainsi acculé. Professionnellement, il a refusé les auditions, pensant que le succès de This can’t be Us suffirait à le porter pour plusieurs années ; personnellement, il ne s’est pas engagé dans la relation avec Erica, alors qu’il apparaît qu’elle a tenté plusieurs fois de communiquer avec lui… Même sa relation avec sa mère ou Mac, dont il prétend qu’elles sont sa priorité, a clairement été superficielle, au point qu’il ait raté des choses importantes qui auraient pu annoncer ce qui se produit à présent. Send Help démontre combien Fritz a refusé de s’engager dans ce qui lui tient à cœur, et même s’il avait sûrement ses raisons (comme ses difficultés à faire son deuil), il n’empêche qu’il en paie aujourd’hui le prix. Ce n’est pas une façon d’accabler son personnage (et à travers lui, quiconque souffrirait de dépression), mais plutôt d’avoir une discussion franche sur les causes, de façon à pouvoir essayer d’agir sur elles par la suite. En cela, sur le fond, l’introduction de Send Help est saisissante, et j’aurais vraiment voulu avoir le temps de voir les épisodes suivants cette année.

C’est dommage qu’allblk soit pour le moment une plateforme méconnue. Cette offensive de décembre y changera peut-être quelque chose ? D’autant qu’elle s’est aussi accompagnée de la mise en ligne de téléfilms de Noël (puisqu’on peut difficilement compter sur Hallmark et son amour du Noël blanc). C’est tout ce que je lui souhaite. Et, ma foi, au moment où elle s’apprête à proposer la dernière saison de son primetime soap le plus emblématique à ce jour (A House Divided, dont la 5e saison en janvier s’annonce comme « The Last Chapter »), toutes ces nouvelles fictions ainsi que celles qui s’annoncent devraient sans nul doute amorcer un nouveau tournant dans sa programmation. D’autant que leurs genres sont sans cesse plus variés, et leurs sujets toujours plus ambitieux (à commencer par West Philly, Baby, en projet depuis 2021 et qui devrait raconter l’histoire d’une famille pour qui tout bascule lorsque la matriarche commence à développer un Alzheimer).
Dans un panorama où elles ne manquent pourtant pas, allblk était vraiment la plateforme anglophone à surveiller cette année, et faute de l’avoir fait correctement pour nombre d’entre nous, il faudra résolument garder un oeil sur elle l’an prochain.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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