Empowerment

22 janvier 2023 à 1:24

Ce n’est qu’en lançant le premier épisode de Grind que ça m’est apparu : je n’ai jamais vu une série sur le travail du sexe qui soit produite en Afrique. Si ça existe, je n’en ai même pas connaissance. C’est-à-dire que je n’ai pas vraiment de repère quant aux représentations auxquelles je peux m’attendre.

Trigger warning : tentative de viol ou viol.

Série nigériane mise en ligne par Amazon Prime Video cette semaine, Grind se déroule en effet dans un club de strip tease. Mais avant de passer au cœur de l’action, le premier des 10 épisodes nous introduit d’abord à la protagoniste centrale de la série, Tarela (ou juste « Tare »), une jeune femme qui ne travaille pas encore dans le milieu de la nuit…

Et la situation de Tare est difficile, quand commence la série. Elle a interrompu ses études pour travailler, et elle est la seule personne de son foyer à avoir des revenus… ou disons qu’elle le serait, si sa patronne ne lui devait pas plusieurs semaines de paie. Mais en tout cas, elle essaie et se donne du mal, espérant régler quelques unes des factures qui s’accumulent, y compris le loyer de la toute petite maison du bidonville où sa famille habite. Elle a une petite sœur, Kome, qui va encore à l’école… en théorie. Dans la pratique, leur mère Ebiere n’a pas pu payer les frais de scolarité, et la petite est donc livrée à elle-même à longueur de journée. Quant à Ebiere justement, c’est une femme très croyante, qui donne tout son argent à l’Eglise, confiante que Dieu veille sur leur sort et que, du coup, tout donner à Dieu lui sera rendu au centuple plus tard.
Tare est donc seule à faire face aux difficultés du quotidien.

Le premier épisode l’établit en détail, prenant la peine par exemple de la suivre au travail, dans le bar où la patronne, en plus de l’escroquer et l’insulter à longueur de temps, compte sur elle pour ne pas repousser les mains baladeuses de la clientèle. On découvrira également qu’un voisin de Tare et sa famille a des vues sur notre héroïne, et qu’à la faveur de quelques factures non-réglées, il n’attend que de proposer un arrangement financier, par exemple un mariage arrangé (…et vu la façon lubrique qu’il a de regarder Tare même sans ça, on ne doute pas vraiment que ce n’est que l’une des options qu’il a en tête).
Clairement, la situation de départ de Grind est un océan de pauvreté, et donc de désespoir. Toutefois, quand sa meilleure amie Edesiri lui vante les avantages de son travail au nightclub, un avantage essentiellement financier qui plus est, Tare refuse. Même temporairement, pour payer les frais de scolarité de sa sœur par exemple, elle ne veut pas avoir à danser en petite tenue (il faut noter qu’il n’y a pas de nudité totale dans Grind, même pas suggérée ; du coup n’hésitez pas à me corriger si le terme de strip tease est inapproprié). Naturellement, il n’y aurait pas de série si Tare ne changeait pas d’avis par la suite. Tout cela semble assez classique, dans l’ensemble.

Ce qui est intéressant en revanche, c’est que ce n’est pas vraiment une question de moralité ici. Il n’y a pas de jugement de valeur quant à au strip tease, pas même de la part de Tare lorsqu’elle refuse l’offre d’Edesiri de la remplacer le temps de ses vacances à l’étranger (…qu’elle peut se payer parce qu’elle gagner 80 000 naira par nuit). Non, Tare est oppose à l’idée de danser, parce qu’elle s’imagine tout de suite être touchée par les clients. L’idée lui fait horreur, de la même façon qu’elle a eu une réaction épidermique vis-à-vis des clients du bar où elle travaillait (oui, elle a plaqué son job pendant le premier épisode ; en même temps, pas de paie, pas de travail !). Grind nous annonce en réalité, dés sa toute première scène, qu’elle a la ferme intention d’étudier cela, et de proposer une radiographie du rapport de Tare à la sexualité. Qu’il s’agisse de son refus d’être touchée (y compris après avoir accepté de danser au club, et indiquant à Edesiri qu’elle ne fera aucun lap dance), ou bien de son petit-ami (avec lequel elle ne prend aucun plaisir), ou des cauchemars qu’il lui arrive de faire (…d’où le trigger warning), Tare semble en fait avoir un traumatisme à gérer, qui évidemment, dans l’urgence de sa situation personnelle plus large, n’a pas vraiment pu être adressé.
Et pourtant, le choix de travailler dans le nightclub ne se fait pas avec dégoût. En fait, même si elle a besoin d’être rassurée, il s’avère très vite que Tare a toute sa place dans le club. Pendant leurs différentes séances d’entraînement (et au passage je trouve ça super d’avoir inclus ces scènes, qui prennent vraiment le métier au sérieux) avec Edesiri, son amie aussi bien que les autres employées comme la serveuse Tiwa ne peuvent que reconnaître qu’elle a du talent. A force d’efforts pour perfectionner son don naturel, au bout de plusieurs jours acharnés, Tare est enfin prête à monter sur scène pour la première fois. Nerveuse ? Oui. Mais, comme l’indiqueront les dernières images de l’épisode, à l’aise, étrangement. Dans son élément.

Il y a une forme de poésie à ce que, contre toute attente, ce soit ce travail-là qui permette à Tare de s’émanciper ; cela semble être la promesse de Grind, en tout cas. A long terme, disons.
Dans l’intervalle, on n’échappera pas, bien-sûr, à d’autres intrigues internes à la vie du club (la mise en place d’une concurrence avec Halima, l’une des meilleures danseuses, par exemple). En outre, les problèmes financiers ne sauraient se régler d’un coup, surtout que la foi de la mère de Tare va forcément s’en mêler ; c’est d’ailleurs très intéressant que la piété de celle-ci soit présentée sous un angle négatif, voire une forme de négligence. Grind est très sévère avec cette femme qui croit au properity gospel et constitue une menace pour ses filles à cause de cela. Ce qui est dépeint ici n’est pas un sentiment de supériorité morale, comme certaines autres cultures pourraient dénoncer, mais une forme avancée d’hypocrisie. La foi d’Ebiere est si aveugle qu’elle a totalement perdu de vue la réalité ; et le prix est payé, au propre comme au figuré, par ses filles. Peut-être que ce portrait s’étoffera de nuances par la suite (après tout, cette foi est aussi le résultat de la pauvreté, pas juste sa cause), mais pour le moment la série déjà pose les bases d’un propos assez rare sur le sujet, puisque c’est par le péché que Tare va, finalement, trouver la rédemption. Les dynamiques s’en trouvent chamboulées, d’autant qu’Ebiere ne semble pas prendre au sérieux comme elle le devrait la menace qui pèse sur sa fille quand le voisin est dans les parages…

Je suis assez ravie par ce visionnage. Non seulement pour ce qu’il apporte à un thème que je pensais vu et revu, mais aussi pour son existence sur Amazon Prime, tout court.
Parce que, voyez-vous, il est impossible d’ignorer que Grind a les meilleures intentions du monde… mais un budget de l’équivalent d’un clignement d’yeux dans The Rings of Power. Si bien que je me suis même demandé si la série avait été pré-produite et vendue à Amazon en dernier recours (chose fort possible au demeurant, d’autant que les chaînes linéaires nigérianes sont assez conservatrices ! Simplement je n’ai rien trouvé qui le confirme), vu que la chose se fait souvent pour les séries nigérianes finissant à la télévision traditionnelle. Alors bon, en effet, pourquoi pas se tourner vers la SVOD, qui en outre est gourmande en productions à ajouter à son catalogue. Les problèmes de budget conduisent ainsi à quelques problèmes techniques, par exemple la série est tournée en prise de son directe, par exemple, et n’a pas la possibilité de corriger des problèmes de micro en post. La réalisation a de l’ambition, mais on est sur du tellement petit budget que cela se traduit par des maladresses ; idem pour la direction d’actrices qui parfois semble devoir dépendre en partie d’improvisation. Bref, c’est un peu bricolé avec peu d’argent, comme souvent pour les séries indépendantes en Afrique, et… et oui, ça me ravit.
Pour la bonne raison que si Amazon a acheté cette série malgré son niveau de production, qui est difficilement comparable au standard établi par la plupart de ses séries originales, c’est à la fois parce qu’elle y croit, et parce qu’elle pense Grind destinée à un public que ça ne choquera pas. Contrairement à un grand nombre de séries africaines proposées par les plateformes internationales ces dernières années, on est là devant une série qui n’a pas été acquise pour plaire à qui que ce soit, excepté un public nigérian ; on peut difficilement en dire autant, par exemple, d’une série comme Queen Sono, mettons. Depuis des années, les plateformes achètent des séries locales pour les proposer au monde entier ; j’ai déjà parlé du « lissage » qui se produit à cette occasion, et ici il est totalement absent. C’est miraculeux.
C’était, à mes yeux, l’une des promesses initiales du streaming : donner un accès à la télévision du monde. Pas forcer tout le monde à regarder une fiction paramétrée pour plaire au plus grand nombre, qui est… ce qu’on a eu à la place.
Grind est ce qui avait été promis.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Tea Rex dit :

    This sounds interesting. I like they way that Nigeria film/TV often uses religion as a fact of life in the stories. I have found that the production values don’t always match the level of the storytelling though

    • ladyteruki dit :

      Indeed the money is very tight, especially because the industry in a lot of African countries works in a « produce first, [maybe] sell to broadcaster second » way that makes it hard on producers, who are supposed to raise the money first and then potentially get a return on the investment later if they find someone to buy and broadcast the show. In pre-streaming times, they were also sold on tape and later DVD in the same stores as the movies usually were (I understand the practice is now on a slow decline). Said tapes and DVDs were usually self-edited. Official bootlegs, if you will. Needless to say this is indie production at its best. There are, thankfully, examples to the contrary ; and some broadcasters have really stepped up their game (look up Mo Abudu of EbonyLifeTV, for instance), but financing remains a problem for a large swath of the production in Nigeria, and a few other African countries.
      A recent example of pretty nice production values was King of Boys: The Return of the King on Netflix. It had a decent budget. But then again it was the continuation of a very successful movie, and funded by Netflix.

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