Il y a quelques jours s’est achevée la première saison de 8MMM (prononcer « 8 Triple M »), une comédie australienne prenant à bras-le-corps les questions raciales de l’Australie pour essayer d’en rire de bon cœur. A moins d’être rachetée par une autre chaîne à destination des Aborigènes (par exemple au Canada) ou de trouver des festivals désireux d’apporter un peu de lumière sur la série, et ces deux chances sont infimes, vous comprenez bien que 8MMM va probablement passer totalement à côté du public international, c’est-à-dire vous, là, oui, je vous parle.
Alors ma foi, tentons de minimiser l’anonymat de cette série qui a décidé de s’attaquer à un sujet complexe par le rire, et fait plusieurs choix courageux par la même occasion.
8MMM est le nom d’une radio basée à Alice Springs, dont le slogan est « une radio aborigène en territoire aborigène » ; son surnom de « 8MMM » lui vient de sa fréquence : 8,88FM et elle a pour vocation de s’adresser à la communauté indigène d’Alice Springs, particulièrement nombreuse.
Mais « 8MMM » a une autre signification : les 3 M signifient « missionaries », « mercenaries » et « misfits », les 3 types de personnes non-aborigènes (des Blancs, soyons clairs) qu’on trouve dans ce type d’organisations. Et comme par hasard, ce sont eux qui occupent les postes-clé de la petite radio locale, tandis que les Aborigènes qui devraient être les premiers concernés par la station occupent les rôles de second plan, et doivent donc assister aux décisions plus que contestables des Blancs qui font tourner 8MMM, et prises avec des intentions pavant (presque toujours) involontairement le chemin pour toujours plus de racisme.
Jake, le manager de la radio, est un excellent exemple. Il est animé par le désir de faire de son mieux pour servir la communauté qui écoute 8MMM, mais malgré ses tentatives de bien faire, il ne connaît toujours rien à son sujet. Il est en outre pris à la gorge par les difficultés financières de la station, et oublie souvent que ce qu’il s’apprête à faire pour renflouer les caisses va à l’encontre de la mission culturelle de la radio.
Au début de la série, le poste de producteur est brutalement à pourvoir lorsque Clem tombe dans une tombe aborigène en plein milieu d’un reportage sur une cérémonie funéraire, et meurt sur le coup. En toute logique, Jessie, la mère célibataire aborigène qui occupait le poste de productrice stagiaire jusque là, devrait prendre du galon, mais Jake décide finalement d’embaucher à l’extérieur un producteur à l’expérience longue comme le bras, Dave. Dave est, à l’opposé de Jake, un raciste tout ce qu’il y a de plus classique (il est aussi un peu sexiste sur les bords, ô surprise), qui est convaincu d’être le mieux qualifié pour le job en dépit du fait qu’il n’ait jamais eu aucun contact avec un Aborigène de sa vie (enfin, c’est ce qu’il croit, il va s’avérer qu’un de ses anciens collègues en est un – oups !). Il n’accepte le poste à 8MMM qu’en attendant que le poste de ses rêves se libère dans quelques mois, envisageant la petite radio locale comme une planque bien payée. C’est dire le peu d’intérêt que Dave a, à tous les égards, pour son job. Son insistance malgré cela à vouloir faire la leçon aux « incapables » qui l’entourent (il leur fait passer un test de connaissances culturel qu’il a trouvé sur internet…), et à rabaisser perpétuellement les Aborigènes de la station (« you lot »/ »you people » revenant régulièrement dans son discours), est la manifestation d’une racisme décomplexé, comme on dit.
Le DJ de 8MMM se nomme Jampajinpa ; et je veux dire que littéralement, c’est le nom qu’il se donne. Jusqu’à 6 mois plus tôt, il était blanc, s’appelait Benjamin Weetman, avait grandi pendant 18 ans dans une famille cossue, et ignorait tout de la culture aborigène… jusqu’à ce qu’il découvre qu’il avait été adopté et que sa famille biologique était en fait noire (rappelons qu’en Australie, le terme « black » est utilisé pour les Aborigènes). Il a donc emménagé à Alice Springs avec sa grand’mère biologique et l’un de ses cousins, et est devenu un « New Black », adoptant l’argot local, des tatouages identitaires, et des discours d’appartenance, décidant désormais qu’il était Aborigène. Sauf que, de l’avis de tous (sauf peut-être son cousin et quelques amis), il est totalement ridicule à surcompenser en permanence ; il se revendique d’une appartenance qui 6 mois plus tôt n’était pas du tout la sienne, ce qui a le don de faire hocher bien des têtes autour de lui. Et puis, ça ne fait que 6 mois que Jampajinpa est noir, et il a encore tendance à l’être uniquement quand ça l’arrange (par exemple quand à la radio, des Aborigènes exigent qu’un homme adulte enregistre une cérémonie, et qu’il n’est pas considéré adulte dans la communauté aborigène car il n’a pas eu les sacrements nécessaires), même si à l’inverse, il est prompt à accuser les autres de racisme anti-noir lorsqu’il a un pépin, par exemple devant la police.
Il faudrait aussi mentionner Kwerle, surnommée « Koala » parce que c’est plus facile à prononcer, une jeune femme blanche qui s’imagine avoir été adoptée spirituellement par pas moins de 7 familles aborigènes, et se considère incollable sur les cultures indigènes. C’est généralement elle qui fait des recherches sur un point culturel, parce que son trip c’est de se considérer comme parfaitement au courant de chaque détail… ce qu’elle n’est pas, comme on le verra. Plus encore, Koala fait partie de ces blanches qui ne pense qu’à se mettre en couple avec des noirs (un petit peu d’objectification, puisqu’on est là !) et adore « les bébés aborigènes ». Pas plus que Jampajinpa, elle ne comprend pas le problème de s’approprier les codes d’une culture qui n’est pas la sienne pour des raisons d’autant plus superficielles qu’elle arbore un look surfait.
A l’opposé, il y a les Aborigènes de la radio.
Jessie continue donc d’être productrice stagiaire, alors qu’elle est plutôt compétente et qu’elle est beaucoup plus autoritaire que Jake et Dave réunis. Et comme si ce n’était pas assez compliqué pour elle, Jessie doit aussi gérer les problèmes qui sont soulevés par son jeune fils, sa mère qui vit avec eux, et tout le petit monde de la communauté où elle vit, dans des logements sociaux délabrés.
Milly est la standardiste, une femme lassée par toutes les conneries qu’elle voit défiler, et tellement blasée qu’elle fait à peine son boulot, préférant se faire les ongles, se maquiller ou passer du temps au téléphone à raconter sa vie à des amis.
Et puis il y a Lola, dont on ne nous explique pas tout de suite la fonction au sein de la radio (je vous laisse découvrir ce détail). C’est une femme d’un certain âge qui parle franchement, bien que dans un anglais très argotique et avec un lourd accent au risque de ne pas toujours être comprise (par exemple par Dave), qui garde avec une jalousie maladive les biscuits secs du coin café de la radio, et qui n’hésite pas à pointer du doigt, plus que quiconque dans la série, les dérives ridicules des Blancs qui l’entourent.
Ensemble, ils vont devoir affronter les problèmes financiers ou techniques de la chaîne, les obligations culturelles à remplir par la station, ou encore les petits désagréments qui accompagnent les décisions irréfléchies de la hiérarchie de la radio.
Les limites de 8MMM résident dans son format : la comédie permet peut-être de ne pas tout prendre au tragique (alors que les situations de casual racism sont répétées pendant la série) mais l’exploration des dynamiques, des problèmes institutionnels et des rapports de force culturels reste superficielle.
Mais ce qui permet de limiter la déception, c’est que 8MMM n’est pas une exception, elle existe au sein d’une masse de séries qui s’agrandit depuis la dernière décennie, et qui explore les questions raciales d’Australie su point de vue des Aborigènes sur divers tons et sous un nombre d’angles croissant, comme The Circuit, The Gods of Wheat Street, Redfern Now, en toile de fond de The Code, et dans une moindre mesure, la co-production avec le Canada Hard Rock Medical. On pourrait aussi citer les programmes de divertissement comme l’émission humoristique à sketches Black Comedy (particulièrement saluée par la critique, d’ailleurs).
La commande de ces programmes semble s’accélérer, c’est d’autant plus impressionnant que cette évolution concerne presqu’exclusivement deux chaînes publiques australiennes : ABC et SBS ; et si cela fait partie de la mission de départ de SBS, pour ABC c’est une mini-révolution en soi. Car, plus important encore : il faut également souligner que désormais les Aborigènes eux-mêmes écrivent et/ou produisent ces séries en plus d’y jouer (c’était l’initiative motrice derrière Redfern Now, qui a permis à des scénaristes aborigènes de prendre la plume, bien qu’encadrés par le Britannique Jimmy McGovern). Tout cela est plus qu’en rapport avec ce que décrit 8MMM : le besoin de prendre le contrôle des représentations au lieu de les laisser aux Blancs, qui, quand bien même ils font des efforts, ne comprennent pas les subtilités de la culture aborigène, ni le vécu de la communauté à l’heure actuelle.
8MMM s’inscrit parfaitement dans cette réappropriation. Tricia Morton-Thomas, la scénariste et co-créatrice de la série, est également l’un des personnages de la comédie, Lola (au passage, on l’avait déjà vue jouer dans… Redfern Now). En-dehors de sa vocation artistique, Morton-Thomas est très impliquée politiquement dans la lutte pour les droits des Aborigènes, devenant par exemple en 2012 la porte-parole de la famille de Kwementyaye Briscoe, un jeune homme aborigène mort dans les locaux d’un commissariat d’Alice Springs, alors qu’il n’avait commis aucun crime (vous m’arrêtez si vous la connaissez déjà). Voilà qui devrait vous donner une idée du ton de la série…
Et précisément, 8MMM se déroule à Alice Springs, une ville où un tiers de la population est aborigène, et une ville où la famille de Morton-Thomas a toujours vécu. Elle connaît donc parfaitement le sujet de bout en bout. C’est justement la voix de Lola qui ouvre et ferme les épisodes, non pas en voix-off mais en voix « on air », alors qu’elle parle des évènements dans un micro (qu’on imagine être celui de la radio 8MMM) pour expliquer pourquoi les Blancs de la série ne comprennent rien à la vie des Aborigènes, à leur culture, à leur langue, à leur Histoire. Et chaque introduction à un épisode d’être ponctuée, en argot du bush, d’un « you might learn at something » qui est adressé à des spectateurs présumés blancs, qui se voient offrir par 8MMM l’opportunité d’éviter les mêmes écueils que les personnages blancs de la série ; on fait difficilement plus clair.
8MMM est ouvertement une série de prise de parole pour que les Aborigènes expliquent aux Blancs comment s’exprime leur racisme, quand bien même c’est sous couvert d’humour. La série ne s’excuse jamais de ses références, et surtout pas de son argot qui jalonne la série (inregardable par une Occidentale comme votre serviteur sans sous-titres, je le confesse). « Voilà tout ce sur quoi vous avez faux à propos de nous », dit la série dans l’espoir que son public-cible se remette un peu en question, ainsi que le système.
Car jamais 8MMM ne se contente de parler d’expression individuelles du racisme, lesquelles sont limitées à Dave la plupart du temps.
Le pilote met ainsi immédiatement sur la table la question des logements sociaux, les « town camps« , dans lesquels sont parqués les Aborigènes dans des logements ressemblant moins à des maisons qu’à des bidonvilles. Les responsables locaux s’y font mousser par la presse pour des rénovations inexistantes, ou inachevées, ou fragmentaires (seuls les fonctionnaires ont des logements de fonction décents), privant les habitants plus que ne les aidant. Mais aucun Aborigène n’ose râler trop fort, pas même une handicapée moteur n’ayant plus l’eau courante chez elle, car l’obtention de ces logements est déjà un « privilège »…
Dans un épisode ultérieur c’est la condescendance étouffante des services sociaux à laquelle Lola est confrontée, quand elle veut utiliser ses aides sociales pour faire changer sa pompe à eau, tombée en panne. On lui répond que son argent ne peut être utilisé que pour des premières nécessités, lui interdisant l’accès à de l’argent auquel elle a droit… alors que l’eau, au milieu du bush, on aurait tendance à penser que c’est une première nécessité. Pire, le service des Ressources en Eau qui vient de recevoir une enveloppe de 5 million refuse d’accorder une bourse à Lola, au prétexte que cette somme ne peut servir à investir dans des ressources, par contre des bouteilles d’eau minérale sont distribuées gratuitement. Brièvement ou un peu plus en détails, 8MMM attire aussi l’attention sur le paternalisme derrière les BasicCards ou le système CentreLink, qui privent les Aborigènes de toute autonomie financière qui leur est ensuite reprochée.
Et que dire du 5e épisode, qui met en parallèle les interdictions pour les Aborigènes d’amener de l’alcool dans les town camps, parce que les Aborigènes sont évidemment tous des alcooliques (la faute à qui ? Une petite leçon d’Histoire s’imposera… spoiler alert, la réponse est la même que pour les Améridiens). Mais lorsque la station 8MMM suggère qu’une célébration locale soit « dry », c’est-à-dire sans alcool, ce sont les Blancs qui sont outrés par cette « censure » et craignent pour leurs « droits essentiels », blâmant les Aborigènes de « ne pas savoir boire » (l’un des Blancs présents aura même le culot d’expliquer que c’est comme pour tout, il faut de l’entraînement et donc y dédier du temps).
Bref 8MMM dresse un constat large de tout ce qui pèse sur la communauté aborigène. Les stéréotypes auxquels il faut faire face, devoir sans cesse préserver des apparences, et finir par être blâmé de jouer le jeu quand même, sans parler du pillage régulier de leur culture, de leurs rites et bien-sûr de leur terre, la série n’oublie, en 6 petits épisodes, pas beaucoup d’aspects.
Malgré tous ces thèmes pas forcément rigolos, 8MMM se regarde facilement parce que son humour n’est pas feint, et surtout jamais méchant. La série prend garde (et pour une comédie, cela se comprend) à ne jamais se présenter comme agressive dans sa présentation des pitreries des Blancs qui ne comprennent rien à rien, et adopte finalement le regard assez justifié d’une culture plusieurs fois millénaire qui regarde une autre culture plus jeune essayer de marcher sur le sol poussiéreux de l’Australie. Avec ce petit sourire en coin qui dit qu’on n’a rien compris, mais que c’est pas grave, on finira bien par apprendre, à force. Peut-être. Espérons.
Évidemment, difficile d’écrire un article sur 8MMM sans être un peu self-conscious : même en ayant pratiqué pas mal de lecture, avant, pendant, et après le visionnage de 8MMM, je ne me considère pas plus instruite que les personnages blancs de la série, et pas à l’abri d’avoir dit des conneries aussi. Quant à essayer de vous convaincre d’y jeter un oeil pour ce qu’elle dit des conflits raciaux en Australie (et, vous l’aurez deviné, un peu ailleurs aussi), je ne suis pas nécessairement la mieux placée pour faire la leçon non plus !
Mais enfin, avoir conscience de tout cela est déjà un bon début, et le visionnage de 8MMM m’aura au moins donné l’opportunité de réfléchir à plein de choses, quand bien même il n’est certainement pas une fin en soi. Malgré tout, ne craignez pas la leçon de morale : il s’agit d’une comédie tout-à-fait regardable à plein d’égards (qui évite *presque* de tomber dans la romcom, d’ailleurs).
Enfin bref, tentez le coup, faites-vous une idée par vous-même, et puis vous me direz. Là.