Attention span

9 janvier 2014 à 13:48

Il est établi que nous regardons nos séries différemment. De plus en plus différemment, en fait.

Entre les différents supports (TV, ordinateur, smartphone…), les différents fournisseurs (chaînes de télévision, sites de VOD, téléchargement plus ou moins légal, streaming…), les différents rythmes (visionnage hebdomadaire, marathon perso à base de DVD, binge watching sur une série particulière…) ou encore l’emploi du second screen, nos consommations sont uniques. A cela faut-il encore ajouter le fait qu’avec la variété de fournisseurs arrive également la variété des séries elles-mêmes (qui ira prétendre que regarder ses séries à la télévision et sur un site cosmopolite comme Viki revient au même ?), et vous avez un tableau de plus en plus fragmentaire de ce que signifie être téléphage de nos jours. A plus forte raison parce que cette consommation varie de personne à personne, mais aussi, pour un même téléphage, de série à série.

A titre d’exemple, si je me base sur ma consommation de 2013, je ne regarde pas The Good Wife comme je regarde Orphan Black, je ne regarde pas Orphan Black comme je regarde The Cosby Show, et je ne regarde pas The Cosby Show comme je regarde Woman. Et ainsi de suite.
En fait, il y a même des fois où je ne regarde pas The Good Wife comme je regarde The Good Wife ! C’est vous dire à quel point tout devient fluide dans notre façon d’aborder un visionnage donné.

Et pourtant, il existe des constantes. Par goût personnel, certains d’entre nous s’imposent de ne pas dépasser la dose maximale prescrite d’épisodes d’une même série ; d’autres s’imposeront de suivre impérativement la diffusion hebdomadaire (tenir des reviews par épisode aide/incite beaucoup de blogueurs téléphagiques à le faire, par exemple). Il y a ceux qui détestent le binge watching, et ceux qui le pratiquaient à l’époque où ça s’appelait juste « donc tu vas pas sortir de ta chambre ce weekend ?! ». Il y a ceux qui n’ont de toute façon pas le temps matériel de regarder trois épisodes d’une série donnée par jour, ceux qui ont tout le temps du monde plus ou moins temporairement et dont la consommation augmente mécaniquement, insérant de nouvelles séries à qui mieux-mieux dans leur emploi du temps.
Les profils ne manquent pas et ils sont à rapprocher de la personnalité, l’expérience et l’envie de chacun. Ce qui explique qu’il y ait autant de façons de regarder les séries que de gens pour les regarder. Et pire encore, comme pour ajouter à la confusion : elles évoluent dans le temps !

Pourtant certaines choses nous inquiètent parfois en tant que groupe. Nous nous interrogeons quant au binge watching, quand bien même seule une minorité d’entre nous le pratiquent (ou peut-être justement à cause de cela), à ses vertus et ses dangers. Nous nous demandons si le second screen apporte réellement quelque chose à notre expérience, ou s’il n’est pas un avantage avant tout pour le producteur ou le diffuseur (non que ce soit incompatible). Nous remettons en question le rythme des chaînes, leurs « blocs » plus ou moins chargés, plus ou moins réguliers (bien que cette complainte s’élève beaucoup moins dans nos rangs, évidemment, à mesure que nous nous libérons desdites chaînes).

Ce que j’ai envie d’aborder avec vous aujourd’hui, outre ces problématiques pourtant très intéressantes, c’est notre façon de nous investir dans le visionnage d’un épisode. Avec le visionnage sur supports mobiles, celui sur ordinateur plus ou moins portable, l’utilisation simultanée des réseaux sociaux ou toute dimension du second screen (y compris alors qu’on regarde une série « à l’ancienne » pendant sa diffusion TV), il me semble que notre capacité d’attention soit dangereusement menacée.

Voilà comment j’ai commencé à y réfléchir. L’autre jour, je ne sais plus de quoi je parlais, et je commence à me plaindre du lecteur VLC ; je regarde l’immense majorité de mes séries sur ordinateur, et le lecteur multimédia y est donc primordial. Or, mon lecteur habituel (présent sur mon ancien poste, tombé au combat il y a quelques mois) n’était pas encore installé (et/ou incompatible, je me souviens plus) avec mon nouveau système d’exploitation. Drame.
Me voilà à m’épancher sur Twitter quant à mes petites misères, et je me vois écrire que je n’aime pas VLC pour sa fonction pause (qui a tendance à corriger systématiquement de quelques secondes à la reprise). Motif ? « Je fais souvent pause ».
Hm. Mais au fait, pourquoi ai-je tant besoin d’utiliser la fonction pause ? Qu’est-ce qui justifie ce comportement qui me semble si naturel qu’il préside au choix de mon lecteur ? Je me suis donc observée pendant quelques semaines, et les relevés sont effrayants.

Je mets mon épisode en pause parce que :
– quelqu’un m’a envoyé un tweet et je réponds dans l’instant ; de toute façon, quand je regarde une série, mon onglet Twitter reste ouvert sur mes mentions
– j’ai cru reconnaître un acteur et je file sur IMDb
– j’ai un doute sur un détail qui vient d’être dit dans l’épisode et je veux vérifier cette info
– j’ai reçu un mail
– un point intéressant a été soulevé en filigrane d’une intrigue importante et j’ai envie de me renseigner dessus
– quelqu’un m’a envoyé un autre tweet et je réponds dans l’instant
– un torrent vient d’achever son téléchargement et je vais machinalement regarder mon logiciel, soit pour surveiller les autres torrents en cours, soit, et c’est pire, pour rien du tout car il n’y a rien d’autre en attente
– quelqu’un a favorisé mon tweet et j’ai reçu une notification sur mon onglet mentions
– l’épisode que je regarde est dû à un marathon, je m’assure donc d’avoir l’épisode suivant à portée de main parce que, attention les yeux, c’est trop captivant pour que j’attende entre deux épisodes, ironie suprême !
– quelqu’un m’a mise en copie de plusieurs échanges de tweets et donc naturellement mon onglet mentions s’affole
– j’ai un doute sur un mot de vocabulaire médical et je file sur google/wiktionary/wikipedia
– j’ai eu une super idée d’intro/titre/conclusion pour ma review et je vais la noter dans un brouillon d’article pendant que c’est encore frais
– quelqu’un a retweeté un article précédent et, tenue au jus par mon onglet mentions, je m’empresse de le remercier
– tant que j’y suis je vais tout de suite chercher ma photo d’illustration pour mon article, ce sera fait
– j’avais envie d’un thé
– je me suis demandé si l’actrice principale de cette série avait joué dans autre chose avant, ou au moins quelque chose que je n’ai pas encore vu, parce qu’elle est vraiment génial
– mon chat s’est entortillé dans mes pieds et du coup j’ai envie de le prendre dans mes bras
– allez, mettons les tags principaux sous l’article, comme ça c’est du travail propre et ya plus qu’à
– le mail de tout à l’heure vient d’être reçu sur mon smartphone qui a toujours un temps de retard, et cela a rallumé l’écran en veille, ce qui a attiré mon attention
– je lance la cuisson du dîner dans une autre pièce
– je tweete sur le fait que je devrais écrire un article sur toutes les fois où j’ai interrompu mon visionnage aujourd’hui

Et tout ça peut tout-à-fait être cumulé sur un seul et même épisode ! Même une comédie de moins d’une demi-heure…

Sans même parler de livetweet (dont je suis plus ou moins coutumière, mais que j’ai tendance à faire avec une fenêtre assez réduite superposée à Twitter, ce qui fait que je mets finalement moins mes épisodes livetweetés en pause que les autres), il faut bien avouer que ça devient très acrobatique. La culture de  l’immédiateté a définitivement ses inconvénients, même si, sur le moment, je suis absolument convaincue d’être en pleine immersion dans mon épisode.
En fait, sans cette routine, ces pauses répétées, souvent très très brèves, ces micro-respirations dans le visionnage, je ne suis même pas certaine que je serais capable de tenir pendant tout l’épisode, avec ce qu’il peut parfois avoir de longueurs, de scènes d’action peu fascinantes, ou de bavardages un poil répétitifs. Je m’impatienterais trop. Étirer le visionnage de mon épisode par ces intermèdes successifs de quelques secondes me donne de la patience, m’incite à rester jusqu’au bout, m’encourage, aussi, à vivre autour de la série et de son visionnage.

Il y a des règles à ce fonctionnement, bien que je ne sois capable de les expliciter que maintenant que je suis résolue à écrire dessus. Par exemple, une pause ne se produit jamais pendant un moment réellement émouvant. Ni même après : même si je suis en larmes ou sous le choc d’une émotion vraiment forte, je ne vais pas mettre l’épisode en pause pour m’essuyer les yeux ou prendre le temps de me calmer : j’estime que ça fait partie du visionnage d’essayer de se reprendre alors que l’action se poursuit. L’expérience-même de l’épisode veut cela, et en toute logique, il est narrativement conçu pour, du moins faut-il l’espérer. De la même façon, je ne vais pas m’interrompre pour une minute ou plus ; je ne vais pas me dire que j’ai un coup de fil à passer et appeler la personne séance tenante.

Mon cas est, certainement, particulier : comme je le disais plus haut, désormais ils le sont tous, plus que jamais. Je doute cependant qu’il soit unique.

Alors la question est : en-dehors d’une surveillance de chaque instant, incompatible au moins en partie avec les évolutions d’un grand nombre de nos modes de consommation, comment s’assurer que ce genre de choses ne vient pas s’interposer entre le plaisir de notre visionnage et nous ? Comment s’assurer que ce défaut d’attention soutenue (qu’autrefois nous étions parfaitement capables de tenir !) ne devienne pas un défaut d’attention tout court ?

C’est l’une des gageures qui se posent à chacun de ceux qui veulent continuer à apprécier leurs séries. Je n’ai pas la réponse. Chacun a la sienne, sûrement.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Nakayomi dit :

    Voilà tout un tas de réflexion que je me fais souvent… En ayant bien évidemment une expérience différente… Déjà parce que de toute manière, j’suis snob et je ne supporte pas le visionnage sur ordinateur, que je n’ai pas de smartphone connecté à internet (enfin, il devrait maintenant l’être, mais ce genre de technologie et moi, on est visiblement fâchés), que je n’ai pas de tablette non plus… Et que surtout, je n’ai pas encore pris le temps de changer, je ne supporte toujours pas l’interruption des épisodes. C’est pour ça que le livetweet, j’avoue, je ne comprends pas comment c’est possible (je me plains déjà des sous-titres qui m’empêchent de focaliser pleinement mon attention sur le visuel, c’est pas pour faire encore pire par ailleurs ! :P). Du coup, mon visionnage se fait « à l’ancienne », sur télé via le lecteur blu-ray (excellent lecteur multimédia) la plupart du temps. Mais je me dis que je dois commencer à être un spécimen rare en fait… A ne plus déjà être de mon époque !

  2. amdsrs dit :

    Je me suis parfaitement reconnue dans ta liste de motifs pour mettre sur pause! Avec cette différence, de taille, qu’il m’arrive aussi d’ *écouter* des épisodes (les vieilles sitcoms qui ne fonctionnent que sur les dialogues) pendant que je navigue sur twitter ou sur d’autres fenêtres. Plus l’épisode est « verbal » et non visuel, et moins je mets sur pause quand j’ai envie de me balader.

    Ceci dit, j’ai le sentiment que du coup l’attention non distraite devient un incontestable marqueur de qualité et d’attachement chez moi: très souvent lorsque je re-vois des épisodes de Buffy (de Whedon en général, sauf Dollhouse ou Aos, ouch) ou de The West Wing, que je connais pourtant par coeur (dialogues et plans), je suis embarquée dedans et j’oublie ces pauses intempestives.

    Donc, quand je trouve une série qui me fait oublier mon onglet « notifications » de twitter, je la classe précieusement parmi les perles! Dernièrement: Rectify, Broadchurch et la 1ère saison de Dharma & Greg m’ont donné ce plaisir.

    • ladyteruki dit :

      OK alors je vais être franche, le coup de la radio, ça me fait un peu mal quand même. C’est le truc qui m’horripile quand je suis chez quelqu’un XD Comme j’ai pas de cojones j’ose trop rien dire mais j’en pense souvent pas moins : si c’est pour écouter la radio, il vaut mieux, euh, écouter la radio ? Les pauses c’est une chose, mais je peux pas cautionner de ne pas regarder la majorité de l’épisode ! 😛 Sauf si c’est un revisionnage, là d’accord, je suis ok avec les exemples de Buffy etc. Mais pour un inédit ?

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