Le réveil

5 mai 2014 à 7:56

Il y a plus de deux ans maintenant, je vous parlais de la VOSTM, cette « version originale sous-titrée mentalement » qui est parfois le dernier recours du téléphage quand une série refuse obstinément de se rendre disponible à un public international. Cette pratique, que je n’ai vraiment eu le loisir d’expérimenter que depuis que je me penche sur les séries de tous horizons (ayant la chance d’être anglophone), a de toute évidence ses limites, par sa définition-même. Regarder une série dans une langue qu’on ne comprend pas, c’est forcément limiter notre compréhension et donc notre appréciation de la série en question, c’est l’évidence. C’est aussi, mais ce n’est pas mon sujet du jour, parfois être capable d’investir une série différemment, de combler les trous avec la logique et/ou l’imagination, et c’est ce qui en fait aussi une aventure intéressante. Mais ça reste quand même une technique moindre pour découvrir une série, soyons clairs. Entre l’accessibilité à une traduction et la VOSTM, je choisirai toujours la traduction.

En général, je limite la VOSTM aux pilotes, histoire de juger ce qu’un projet a dans le ventre, à plus forte raison si le pitch me fascine, et/ou si j’en suis les développements depuis un bout de temps et que la curiosité a eu raison de moi ; dans de très rares cas, j’ai poussé le vice jusqu’à regarder plusieurs épisodes (Oforia, interrompue essentiellement par manque de sources, sans quoi je serais sûrement allée jusqu’au dernier épisode) voire toute une saison (30° i Februari). Mais la VOSTM ne se prête pas franchement au suivi d’une série sur la durée !
Quand il m’arrive, des mois après avoir sauté sur le râble d’un pilote à peine diffusé dans son pays natal, de découvrir la version sous-titrée normalement, j’ai observé que, malgré les aléas de la méthode, mon verdict sur la série restait similaire. C’est même assez étonnant. Les variations sont négligeables : un pilote qui me plaît en VOSTM me plaît généralement autant quand j’en comprends absolument chaque mot, parfois plus, rarement moins et dans ce cas pas de beaucoup (ce que j’attribue d’ailleurs à l’effet de redite la plupart du temps). Résultat, la VOSTM est devenue une pratique assez fiable en ce qui me concerne ; je sais que c’est un test qui, bien qu’ayant ses failles, me renseigne suffisamment sur une série pour m’en faire une opinion.

Et puis, il y a des cas comme Ottepel, série russe diffusée fin 2013, et qui faisait partie de la sélection de Séries Mania cette année.

Ottepel-650

Ce qui m’avait immédiatement plu dans le pilote d’Ottepel, c’était clairement la réalisation. C’est quelque chose qu’on ne peut pas ôter à la série quoi qu’il arrive : il s’agit véritablement d’une œuvre de réalisateur, chose d’autant plus rare dans un art qui privilégie essentiellement les auteurs, et où assez peu de séries peuvent se vanter d’une vraie recherche esthétique.
La série raconte en effet, dans les années 60, comment un cinéaste décide d’adapter le scénario un rien subversif d’un de ses amis récemment décédé. Chose d’autant plus ardue qu’il doit composer avec la réalité des studios de cinéma de l’époque, passablement surveillés par la censure notamment ; ses démêlés avec les autorités sont rendus d’autant plus difficiles qu’il est soupçonné d’avoir une responsabilité dans le suicide de son ami. Il se voit commander un long-métrage kolkhozien, une comédie sans substance dont il n’a que faire, mais a des idéaux artistiques bien autres qui sont bien difficiles à atteindre…

Comme j’ai quelques restes de russe, que je parlais il y a une décennie (je sais j’envoie du rêve), bon ok, une et demie (vous êtes qui, la police ?), regarder le premier épisode d’Ottepel sans sous-titres ne m’a pas semblé un aussi grand défi que regarder une série, disons, israélienne ou turque, langues dans lesquelles je possède trois mots de vocabulaire, dans un bon jour.
En me repérant avec les bribes de phrases et mots que je comprenais, Ottepel semblait réussi.

Le premier épisode, en dépit d’une durée plus étendue que la moyenne (64 minutes tout pile, contre 50 environ pour le reste de la série), était passé comme un songe : il me semblait que les thèmes avancés étaient superbement mis en images.
Non seulement l’esthétique à la Mad Men (citée très officiellement comme inspiration par le créateur de la série, cf. fun fact sur Ottepel, et qui explique qu’il soit si aisé de faire le rapprochement sans passer pour un snob américano-centré) trouvait ici une très belle expression, mais cela permettait de revenir sur la période du « Dégel » pendant laquelle les Russes sont sortis du stalinisme et ont découvert une liberté nouvelle, quoique toute relative. C’est d’ailleurs le sens du titre international de la série, The Thaw, et Séries Mania projetait les deux premiers épisodes sous le titre Le Dégel. Une période de l’Histoire russe que nous connaissons mal et qui méritait certainement un traitement télévisuel. Qui a dit « comme toutes les périodes de l’Histoire russe » ? Certes.
Toujours est-il que ça ne manquait pas d’intérêt. Le pilote, avec sa très longue exposition du personnage central, mais surtout de l’ambiance des années 60, son atmosphère d’insouciance éthylique, de fêtes et de femmes, de franche camaraderie et de fascination pour les studios de cinéma (similaire à celle vue dans le film Nine, d’ailleurs), était extrêmement prometteur.

Manque de chance, découvrir ce même épisode en comprenant la totalité, et non plus une partie, des dialogues, a pris un tour différent pour moi. Ottepel n’a en fait que sa réalisation pour elle, et c’est dramatique. Ce qui semblait élégant et recherché dans la représentation des années 60 est apparu comme une nostalgie sublimée (mais admettons, beaucoup de séries historiques, y compris Mad Men, n’en manquent pas à l’occasion), dépourvue de fond. Une fois dans leur contexte, les bribes que j’avais comprises sont devenues les seules choses qu’avait la série à dire : oui, le système des studios de cinéma est cadenassé par des autorités regardantes qui poussent le milieu à faire de la propagande plutôt que de l’art… et puis ? Une fois la démonstration faite, la série n’a plus grand’chose à raconter, hélas, et l’exposition longue est en fait une démonstration de faiblesse. La série n’a pas envie de raconter quelque chose, elle veut essentiellement s’abimer dans la contemplation d’une époque révolue, certes en discutant certains effets pervers du Dégel, mais surtout en portant aux nues tous ses bons côtés.
Ottepel n’a surtout, et c’est le plus tragique, aucun sens profond. Valeri Todorovski veut rendre hommage à son père, célèbre cinéaste décédé l’an dernier et dont la carrière de réalisateur a commencé dans les années 60. Malheureusement l’hommage reste bloqué dans une admiration absolue, sans aucune prise de recul ; le protagoniste central est monolithique, son attrait pour la gente féminine est purement artificiel, et les personnages qui gravitent autour de lui sont sans substance. Quant à critiquer l’époque, ses normes sociales rigides ou les limites du Dégel, il ne faut pas rêver. Ce n’est absolument pas le propos.

Je commençais à méditer sur la VOSTM et le risque de soi-même idéaliser une fiction sur la base du peu qu’on en comprend, quand le second épisode a commencé devant une salle décharnée (les gens semblaient ne pas pouvoir sortir assez vite de la projection). J’ai finalement piqué du nez et n’ai jamais vu les 20 larges dernières minutes de la fin du second épisode projeté. Je crois qu’il se tournait un film, à un moment ? Tout ça reste très vague dans mon esprit et c’est le générique de fin qui m’a réveillée.
C’est sans regret. Ottepel est une œuvre de réalisateur qui prouve qu’il ne faut surtout pas laisser le scénario à un réalisateur. Un peu triste en général d’avoir pioncé devant une série russe quand si peu nous parviennent (il y a juste eu Dostoievski en décembre dernier sur arte, sinon il ne faut généralement pas retenir notre souffle), mais je peux vivre avec ça dans le cas d’Ottepel.

Ottepel-Scene-650

Clairement, la VOSTM fonctionne en faveur des séries dont les valeurs esthétiques dépassent les qualités narratives, diront-nous à titre diplomatique. Et comprendre quelques mots-clé empêche très certainement de déterminer si une œuvre esthétique est également dotée de profondeur scénaristique. Qu’en termes polis ces choses-là sont dites.
Bref, si vous parlez peu ou pas le russe, et que vous voulez regarder Ottepel en VOSTM à l’occasion, vous ne le regretterez pas, ça peut donner une jolie expérience de télévision, je le recommande !

En plus c’est un super remède contre l’insomnie.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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