Lorsque les spectateurs américains allument leur poste de télévision le soir du 10 septembre 1955, ils découvrent sur CBS le visage familier d’un acteur de cinéma. John Wayne est en effet là en personne, nonchalamment accoudé à une barricade de bois, pour leur tenir un petit discours introductif.
« Good evening. My name is Wayne. Some of you may have seen me before… I hope so ; I’ve been kicking along Hollywood a long time. I made a lot of picture out here. All kinds. And some of them have been westerns. And that’s what I’m here to tell you about tonight : westerns. A new television show called Gunsmoke. No, I’m not in it. I wish I were though, ’cause I think that’s the best of its kind to come along. And I hope you’ll agree with me ; it’s honest, it’s adult, it’s realistic. When I first heard about the show Gunsmoke, I knew there was only one man to play in it : James Arness. He’s a young fellow, and maybe new to some of you, but I’ve worked with him and I predict he’ll be a big star. So you might as well get used to him, like you’ve had to get used to me. And now I’m proud to present my friend Jim Arness in… Gunsmoke. »
C’est ce qu’on appelle un argument d’autorité ! Gunsmoke commence alors immédiatement par un face à face entre deux hommes, dans la rue déserte d’une ville de l’Ouest, l’un dégainant son arme plus vite que l’autre alors qu’un annonceur en voix off énonce : « Gunsmoke, starring James Arness as Matt Dillon ». C’est toute l’introduction dont le personnage a besoin à ce stade : dépeindre un homme qui ne recule pas devant l’usage de la violence.
Vous savez pourquoi si vous avez lu hier notre petite introduction : dés premières secondes, il s’agit d’établir clairement que Dillon ne se présente pas comme un modèle pour la jeunesse pesant ses actions, mais un marshal vivant dans un rude contexte et qui doit prendre ses décisions en un instant, fussent-elles fatales. Pas par choix, comme l’explique l’épisode qui suit, mais bien par nécessité, à une période où les armes ont plus de poids que les mots, quoiqu’on veuille en penser.
Mais même dans un monde pareil, il existe des lois. Et Matt Dillon va devoir la faire appliquer lorsqu’un homme, Dan Grat, débarque dans la ville de Dodge, après avoir tué quelqu’un dans une autre bourgade, Amarillo. Or, si tuer à l’occasion d’un duel est tout-à-fait réglo dans l’univers de l’Ouest, et ne provoque pas un soubresaut de sourcil parmi les forces de l’ordre, tuer un homme qui n’est pas armé est une toute autre chose. Grat est donc désormais poursuivi par le shérif d’Amarillo, mais il y a un hic : c’est un excellent tireur, et il le sait, la carne. Dés qu’il est confronté, Grat se lance donc dans un duel, dont il se sort systématiquement vainqueur de par sa rapidité.
Lorsque le shérif d’Amarillo y laisse sa vie, Dillon se doit d’intervenir, mais il est, lui aussi, blessé par Grat, quoique pas mortellement. Le premier épisode de Gunsmoke (qui ne dure à l’époque qu’une demi-heure) passe donc de longs moments avec un héros immobilisé, rendu impuissant par une blessure qui l’empêche de faire régner la loi dans sa propre ville, et aidé par le médecin « Doc » Adams, sa chère amie Miss Kitty, et son second Chester Goode. Cloué au lit puis faible, Matt Dillon n’est pas exactement le héros de western impressionnant qu’on se figure d’ordinaire : c’est au contraire un homme fait de chair et de sang, que les balles n’évitent pas, et qui doit composer avec ces réalités et non prétendre qu’elles ne le concernent pas.
Mais le plus étonnant est le personnage de Dan Grat dans ce premier épisode.
Ce n’est pas non plus un méchant caricatural, qui tue de façon sanguinaire et/ou diabolique. Dans la première scène dans laquelle les spectateurs de Gunsmoke découvrent ce personnage, il est chez lui et apprend que l’homme qu’il a tué n’était pas armé, et il n’est pas loin d’être dévasté. Difficile de dire si c’est le meurtre en lui-même, les répercussions légales, ou la honte qui dominent cet instant, mais la suite de l’épisode va continuer d’explorer le personnage un fois qu’il arrive à Dodge.
Grat se présente immédiatement à Dillon, courtoisement, quasiment en ayant l’air de s’excuser ; il ne veut pas déranger, explique-t-il, il veut simplement que personne ne vienne lui chercher des noises, et si Dillon lui fiche la paix, alors ils n’auront aucun problème ; lorsque le marshal le met en garde que résister à une arrestation est illégal en soi, Grat lui dit très poliment qu’ils en reparleront plus tard autour d’un verre, pour sa propre sécurité. « See I’m kind of ever so good with a gun », explique-t-il l’air penaud, comme s’il ne voulait surtout pas tuer Dillon qu’il vient pourtant à peine de rencontrer.
Fondamentalement, Grat n’est pas mauvais, et c’est le plus gros tour de force de ce premier épisode de Gunsmoke. Il se présente comme attaché à sa liberté (qui dans l’Ouest inclut de pouvoir provoquer en duel qui bon lui semble), sûr de lui et de son talent avec un pistolet, mais pas absolument désireux de tuer pour tuer, essayant même d’épargner la vie de ceux qui pourraient se mettre sur son chemin mais n’ont pas encore atteint le stade de non-retour d’un duel. Là où tant de westerns consistent à présenter le héros comme défenseur des innocents, Dillon se trouve ici en position d’être l’innocent, que le criminel lui-même veut tenir hors de danger tant que c’est encore possible.
Lorsque l’inévitable se produit, et que Grat tue le shérif d’Amarillo dans un duel (résistant donc à son arrestation), Dillon est forcé de l’affronter, et perd donc le duel. Un peu fier de lui mais surtout désolé d’avoir dû en arriver là, Grat conclut : « See marshal ? See how easy it is ? », et on ne doute pas à cet instant que Grat vit ses capacités de tireur comme une malédiction, à plus forte raison après avoir tué un homme non-armé précédemment.
En fin de compte, Grat n’est pas invincible, bien-sûr, et Dillon va découvrir en quoi lors d’un second duel dont il va s’avérer vainqueur. Une simple arrestation est impossible pour un homme qui a professé si fort et si mortellement son amour de la liberté, et Dillon n’a d’autre choix que d’abattre Grat.
Mais cette victoire n’est pas une fierté, juste une nécessité. Il n’y aura pas, après la mort de Grat, de conclusion jubilatoire ; la population de Dodge, massée derrière une porte en attendant l’issue de la confrontation, n’applaudit pas la mort de Grat, ne félicite pas Dillon. Celui-ci retourne silencieusement à son bureau, laissant derrière lui le corps d’un homme qu’il n’a pas aimé tuer, mais qu’il ne pouvait pas laisser en vie.
Le quotidien de l’Ouest signifie rencontrer la mort régulièrement, et ce n’est une source de joie pour personne dans Gunsmoke. La loi et la morale peuvent même contraindre à tuer quand bien même toutes les personnes impliquées auraient aimé pouvoir l’éviter… Gunsmoke n’est pas le genre de série de western d’escapisme qui fait rêver. O n’y met pas en scène le monde tel qu’on aimerait s’y imaginer vivre des aventures, mais au contraire, on y décrit une réalité à laquelle, à une autre époque, dans d’autres circonstances, on aurait eu le luxe d’échapper. Matt Dillon et ses proches vivent de cette façon parce que l’époque et le lieu veulent ça, mais pas eux. Un message audacieux pour une fiction lancée pendant le boom des séries de western, et grâce à lui.