Oiseau migrateur

5 mai 2017 à 21:00

Sept ans. Voilà sept ans maintenant que je suis tombée sous le charme de Mother, un dorama écrit par Yuuji Sakamoto, que vous connaissez peut-être un peu mieux pour ses œuvres dans Woman, récompensée lors de Séries Mania.
Quoique. Parler de charme n’est peut-être pas le terme adéquat, étant donnés les thèmes de la série : Mother prend pour point de départ la maltraitance d’une petite fille, Rena, qui lorsque son sort est découvert par une institutrice remplaçante, est kidnappée par celle-ci. La jeune femme, qui d’ordinaire est une biologiste spécialisée dans les voyages des oiseaux migrateurs, a également un passé douloureux avec sa propre mère.
Précautions de circonstance, donc.

Trigger warning : maltraitance des mineurs (dont physique).

Bon, alors, pourquoi je remets Mother sur le tapis sept ans plus tard ? Eh bien parce qu’il s’agit de la toute première série japonaise adaptée en Turquie, contrée qui pourtant ne manque ni d’idées ni de séries, sous le titre d’Anne (une traduction littérale, pas un prénom). La migration semble improbable, mais c’est aussi ça qui donne tout son sel au procédé de l’adaptation. Pour l’occasion j’ai donc ressorti le premier épisode de Mother, je suis masochiste comme ça, et j’ai décidé d’entreprendre une comparaison de « pilote » à « pilote ».
Comme vous le savez j’utilise volontiers le terme de pilote comme un raccourci de vocabulaire, notamment à cause de mon tag, mais il est bien évident que ni le Japon ni la Turquie ne passent par le pilote selon le sens américain de l’exercice.

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Etant donné mon degré d’attachement à la série japonaise, que j’ai bien dû voir trois fois en entier (un peu plus pour l’épisode introductif), j’aurais de toute façon été incapable de regarder le démarrage d’Anne sans rapporter constamment les images de la série turque à leur équivalent japonais.
Pour ma défense, ce n’est pas entièrement ma faute : Anne a été particulièrement studieuse dans sa reprise des éléments de la série originale, parfois jusque dans cette étrange exactitude propres aux remakes qui se sent obligés d’aller reprendre jusqu’au moindre élément de décor (les escaliers menant à la maisonnette de la jeune héroïne, par exemple). C’est même assez fabuleux cette façon dont, sans que ça n’ait en réalité la moindre importance dans le propos de la série, Anne a répliqué le décor de ville portuaire et industrielle peu avenante qu’était Tomakomai dans Mother. A certains moments, c’est vraiment du plan par plan ! Si les décors étaient enneigés comme dans la série japonaise, on pourrait s’y méprendre.

Ces nombreuses ressemblances soulignent aussi les divergences entre les deux versions, vous vous en doutez bien.

La plus évidente est inhérente à la télévision turque : les épisodes de Mother durent environ une heure, quand ceux d’Anne dépassent l’heure et demie. Cette question de la durée est naturellement une question de contexte industriel, mais elle a son importance parce que les intrigues des deux « pilotes » sont égaux en toutes autres choses, et en particulier, s’arrêtent exactement au même point de l’intrigue. Cela implique qu’Anne possède quelques longueurs ; elles sont peu perceptibles pour le spectateur turc, étant donné qu’il n’existe aucun temps mort. Mais l’élongation est réelle, surtout lorsqu’on procède à l’exercice de comparaison.
Toujours sur sa forme, Anne se caractérise par une « mélodramatisation » accentuée par un usage assez lourd de musiques excessive et omniprésentes. Les Japonais ne se distinguent généralement pas par leur sens de la mesure dans ce domaine (c’est ce qui arrive lorsqu’on produit un grand nombre de série en un temps très restreint, sans sous-traiter), mais dans le cas de la version turque, on bat des records. Les silences sont systématiquement écartés au profit de violons lancinants (y compris une interprétation désolée de l’Ave Maria… L’AVE MARIA ! fait-on plus cliché ?), qui n’aident pas nécessairement à prendre la mesure de la situation dramatique sous nos yeux. Anne semble n’avoir de cesse de répéter combien tout est triste et tragique, si bien que plus rien ne l’est.

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A gauche, Mother ; à droite, Anne. Ou l’inverse, je sais plus.
Et pourtant, par ailleurs, Anne a fait par ailleurs quelques choix assez osés, radicalement différents de la série originale… qui donnent aussi sa particularité à la série turque, loin du modèle qu’elle a copié si scrupuleusement le reste du temps.
La maltraitance vécue par Melek est en effet radicalement différente. D’abord, elle insiste bien plus sur l’aspect négligence de la situation de la petite fille, allant bien plus loin que la série japonais en montrant sa jeune héroïne affamée, par exemple, errant dans les pièce de la maison qu’elle partage avec sa mère Şule et son beau-père Cengiz en quête de quelque chose, n’importe quoi, à se mettre sous la dent. Mother avait aussi évoqué ce point, mais indirectement, en montrant la petite alors qu’elle se nourrissait hors de son foyer ; Anne reprend ces scènes, mais en ajoute d’autres qui insistent sur le malnutrition (l’absence de repas apporté par la petite fille à l’école, par exemple). Elle insiste aussi sur les retards de développement de Melek, abordés pour Rena un peu à la sauvette dans le « pilote » de Mother. Très franchement, j’ai du mal à le lui reprocher, et même si la série a tendance à en rajouter pendant ces scènes, elles décrivent bien la situation. Pour le coup c’est une bonne façon de prendre avantage de sa durée.

Plus surprenant encore (mais peut-être en bien, pour autant que ce soit possible), la série turque se fait un devoir de montrer Cengiz comme un homme excessif, physiquement violent, traitant la petite fille à la fois comme une soubrette et un exutoire à ses crises colériques. C’est un point qui m’a d’abord rebutée (dans Mother, l’abus ambigu du beau-père est savamment entretenu, même si la symbolique phallique du rouge à lèvres ne trompe pas grand’monde), mais qui a son mérite : au moins, c’est affiché. On sait à quoi on a affaire. Et parfois, surtout en matière de maltraitance des enfants, si peu explorée en détails à la télévision, je suis d’avis qu’il faut montrer les choses comme elles sont subies, plutôt que d’y faire pudiquement allusion en laissant le spectateur s’imaginer ce qu’il veut/peut.

La plupart des autres nuances à partir de là relèvent plutôt des spécificités culturelles, comme par exemple le fait qu’il n’existe pas en Turquie de « baby hatch« . La motivation de Melek pour quitter son foyer est donc légèrement différente.
Au regard de l’histoire elle-même, pourtant, ces différences apparaissent comme quasiment cosmétiques, car elles ne changent pas, fondamentalement, ce qui se trame dans la série. J’ai l’habitude de voir des séries et leurs adaptations, en particulier en comparant de « pilote » à « pilote », mais jamais je n’ai été autant frappée par l’insignifiance de ces différences culturelles in the grand scheme of things que dans le cas présent. Peut-être que c’est justement le fait que la maltraitance n’ait rien de propre à une culture ou une autre qui a suscité cette impression. Et mon histoire personnelle joue aussi, sûrement.

Si je suis tout-à-fait sincère, en-dehors de l’exercice de comparaison, je ne suis pas entièrement convaincue qu’Anne vaut la peine d’être vue. L’interprétation joue beaucoup dans les drames humains comme celui-ci ; or, Mana Ashida, qui incarne Rena dans la série japonaise, est le genre d’enfant-star qu’on ne croise pas tous les jours, comme vous diront tous ceux qui l’ont vue à l’oeuvre. Vous devriez en être, au passage, dans Mother ou dans autre chose, parce qu’elle est vraiment impressionnante ; Beren Gökyıldız n’a pas son sens de la nuance, notamment, et même si j’ai déjà vu des enfants bien moins naturels devant une camera, cela gâche quand même pas mal l’effet d’Anne sur le spectateur. A regarder Beren, je ne me tords pas de douleur sur mon siège en me demandant d’où une si petite gamine tire des émotions si vraies, alors qu’au 712e visionnage je continue de ressentir cela avec Mana.

Les particularités d’Anne lui permettent d’être méritante par elle-même, et que c’est bien tout ce qu’on demande à une adaptation dans le fond. Pour le reste, je retourne à ma série japonaise, et je vous en reparle dans, disons, sept autres années ? Le temps de me remettre.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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