Vous vous rappelez ? Il y a quelques nuits de ça, vous étiez tranquillement dans votre lit, l’air était doux, l’atmosphère calme, vous commenciez à sombrer dans un sommeil réparateur… quand un cri vous a fait sursauter. Un cri qui glace le sang, qui prend aux tripes, qui résonne dans votre tête même des jours plus tard.
Ce cri, c’était le mien. C’était le cri que j’ai poussé devant le premier épisode de Fruits Takuhaibin, et si vous avez le cœur bien accroché, je m’apprête à vous expliquer pourquoi.
Comme vous le voyez, aujourd’hui on n’est pas trop là pour rigoler.
Pourtant à la base, Fruits Takuhaibin commence comme une espèce de comédie un peu graveleuse sans conséquence.
Shinichi Sakita revient dans sa ville natale après avoir tenté sa chance à Tokyo ; pas de chance, la compagnie dont il était salarié a fait faillite, et comme il habitait un logement de fonction, il n’a plus rien. Le voilà donc à revenir au point de départ, sans vraiment avoir de plan. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il voudrait bien faire autre chose qu’avoir un boulot classique de salaryman. A part ça, c’est la grande inconnue.
Le jour-même de son arrivée, alors qu’il s’arrête dans un resto où jadis il avait ses habitudes et qui, miraculeusement, est toujours debout après toutes ces années, il tombe sur une vieille connaissance qu’il n’a pas vue depuis des lustres, un dénommé Misuji. Ce dernier, fort sympathique au demeurant, propose dans la minute un job au sein de son affaire… sauf que cette affaire est en réalité une agence d’escort girls. Sakita, qui est le benêt basique de toute comédie qui se respecte, se laisse embarquer sans être capable de formuler son opposition à son embauche. Et même s’il se promet de démissionner tout de suite, on comprend bien qu’il ne va pas le faire, d’abord parce que c’est un mou, ensuite parce que sinon il n’y a pas de série. Bah ouais.
L’affaire de Misuji opère avec un minimum de discrétion, sous le nom de Fruits Takuhaibin (« livraison de fruits »), chaque fille de l’agence travaillant en effet sous pseudonyme, et ces pseudonymes étant systématiquement des fruits (Mikan, Ichigo, Lemon, Grapefruit, Sudachi, Momo, Suika, Guava, Sumomo… beaucoup d’agrumes). La compagnie inclut également deux autres employés qui sont chargés de prendre les commandes, de préparer les outils nécessaires à chaque transaction (dans de ravissants petits paniers, comme ça on reste dans le thème) ou de conduire les jeunes femmes aux rendez-vous (ce qui est systématique pour chaque réservation, comme on va bientôt le découvrir). Il n’y a dans cette opération, qui plus est, aucune forme d’illégalité, les flics étant au courant et Misuji payant dûment ses impôts et taxes professionnelles.
Fruits Takuhaibin fournit divers services pour accommoder toutes sortes de kinks, à une exception près : pas de coït à proprement parler, parce que là, ça deviendrait illégal.
Jusque là tout va bien, on va dire que c’est plutôt inoffensif, voire dans une comédie gentillement graveleuse.
Après tout, Fruits Takuhaibin est diffusée sur TV Tokyo, pendant le créneau nocturne que la chaîne a surnommé « Dorama 24 » et où on a déjà vu débarquer, par le passé, un certain nombre de séries, comment dire, mettons… très à l’aise avec le concept de fanservice. D’ailleurs vous avez lu le manga à l’origine de la série, vous ? Sans compter le matériel promotionnel inoffensif du dorama (coloré et plutôt léger ; voir ci-dessus)…
Il n’y a pas matière à se méfier.
C’est donc une grossière erreur. Fruits Takuhaibin prend un chemin intéressant, proche de l’anthologie, pour explorer son sujet au lieu de simplement en tirer une excuse. Chaque épisode est ainsi dédié à un « fruit » différent, et raconte comment chaque femme pratique son métier, pourquoi, dans quelles conditions, son ressenti par rapport à sa pratique…
Pour bien enfoncer le clou, à l’occasion de son épisode inaugural, la série a choisi de tout de suite écarter toute légèreté.
L’héroïne en est Yuzu, et elle commence à travailler pour l’agence en même temps que Sakita, évidemment dans un tout autre rôle. Elle a une fille en bas âge et une démarche un peu hésitante ; Misuji l’engage après un seul entretien, mais on découvre qu’il a tout de suite écouté toute son histoire : Yuzu était l’épouse d’un alcoolique au chômage qui un soir (et là franchement c’est votre dernière chance pour arrêter la lecture de cette review) l’a brûlée au fer à repasser alors qu’elle dormait, à côté de leur fille qui plus est. Juste pour la défigurer et s’assurer qu’elle ne décrocherait pas un boulot puisque lui n’y arrivait pas. Voilà, le cri de terreur dans la nuit, c’était moi à ce moment-là.
Depuis, Yuzu est marquée d’une cicatrice assez peu seyante, qu’elle masque grossièrement avec des mèches de cheveux un peu longues ; Misuji l’a engagée, mais la réaction des clients est plus mitigée. Dans tout ça, Sakita devient un peu le prétexte : il conduit Yuzu à ses premiers rendez-vous, apprend son histoire, essaie d’amuser sa gamine pendant que la mère travaille… Concrètement, la machine à empathie fonctionne à plein, parce que l’histoire de Yuzu nous est racontée via la perspective de ce jeune naïf.
Bon. Alors. Vous vous rappelez ? Il y a quelques nuits de ça, vous étiez tranquillement dans votre lit, l’air était doux, l’atmosphère calme, vous commenciez à sombrer dans un sommeil réparateur… quand un deuxième cri vous a fait sursauter.
Je plaide encore coupable. Car en réalité, je m’étais un peu reposée sur mes lauriers pendant ce premier épisode. Anesthésiée par la formule que semblait adopter la série, je commençais à avoir la certitude que Fruits Takuhaibin allait rester tranquillement (couardement, j’allais dire) avec Sakita, et qu’on n’allait jamais vraiment suivre les femmes elles-mêmes, juste parler d’elles. J’avais déjà commencé à formuler une review assez sévère en ce sens dans ma tête, lorsque soudain, la camera a suivi Yuzu dans les couloirs d’un hôtel pour son premier rendez-vous. Puis d’un second. Alors attention, je ne dis pas que Fruits Takuhaibin va montrer quoique ce soit, mais elle va se faire bien plus difficile à regarder que prévu, en particulier lorsque l’un des clients va faire du chantage à la jeune femme pour forcer son « consentement » à bien plus que ce que l’agence n’autorise…
Si Fruits Takuhaibin frappe un grand coup pour ce premier épisode, ce ne sera pas la dernière fois que la série traitera de violences commises envers les femmes, et en particulier des travailleuses du sexe. Une grande partie de la saison/série reprend ce leitmotiv.
En fait Fruits Takuhaibin se fait un devoir de montrer la plupart des prostituées ainsi présentées comme des victimes à un égard ou à un autre, la seule vraie variable étant le degré de cette violence. Elle est bien souvent économique avant tout, le dorama limitant souvent les motivations pour entrer dans ce milieu à des dettes, parfois à d’autres motivations financières à peine plus recommandables (appât du gain, escroquerie, etc.), ce qui a pour effet de systématiquement signaler aux spectateurs une forme de contrainte ou une autre. En cela, Fruits Takuhaibin ne sort pas beaucoup des clichés sur l’industrie du sexe, et en pérennise un grand nombre en ajoutant le regard naïf du penaud Sakita, qui prend aisément en pitié les femmes dont il loue les service et livre lui-même dans des love hotels (et ne s’inquiétant pas vraiment de la dissonance cognitive de son rôle dans leur prostitution à moitié consentie). La série porte souvent un jugement qui se veut compréhensif, mais apparaît aussi comme condescendant, puisque la majorité des femmes défilant dans la série apparaissent comme nécessitant d’être sauvées. Alors évidemment on peut difficilement nier que ce soit le cas de beaucoup de femmes à travers le monde, et probablement y compris au Japon, mais Fruits Takuhaibin a une façon vraiment particulière de présenter cela comme si c’était spécifique au travail du sexe. La notion morale d’avilissement, si elle est rarement explicite dans les dialogues, est présente en filigrane de tout cela : ces femmes ne sont pas mauvaises, donc elles ne méritent pas de travailler comme ça, donc si on peut les tirer de là il faut le faire.
Cela ne signifie pas que Fruits Takuhaibin va nécessairement présenter des intrigues où les femmes sortent de la prostitution, mais cela signifie que c’est ce qui est souhaité pour elles.
Le meilleur exemple est celui d’Emi, une amie d’enfance de Sakita qu’il retrouve, ainsi que leur troisième larron Odachin, lorsqu’il revient dans son patelin natal. Les trois amis renouent en allant boire ensemble régulièrement, et honnêtement, Sakita comme Odachin ont le béguin pour elle depuis des années.
Or, il devient rapidement clair qu’Emi travaille, sous le nom de Maya, dans une autre compagnie de call girls beaucoup moins charmante que Fruits Takuhaibin ; avant la moitié de la saison, cette vérité sera pleinement révélée à Sakita, prouvant que l’objet de cette intrigue n’est pas la révélation d’un secret (« qui est Maya ? ») mais plutôt la façon dont Emi va être progressivement libérée de son fardeau.
Comme beaucoup de « fruits » de Fruits Takuhaibin, Emi est arrivée là à cause d’une dette (contractée par sa mère cette fois), dont elle ne parvient pas à se défaire. Parce que la série a présenté cette situation plusieurs fois, les spectateurs sont familiers de la dynamique ; d’ailleurs Fruits Takuhaibin a même posé des éléments théoriques pour expliquer pourquoi les femmes ont du mal à sortir de ce circuit, et parle de « continuum » (en fait un cercle vicieux, mais je comprends que le terme de continuum soit moins connoté). Emi est clairement en train de se prostituer à son corps défendant, et le fait en plus dans les pires conditions possibles.
Alors au début Sakita va considérer la nouvelle avec gravité avant de reprendre son attitude favorite, c’est-à-dire se poser en sauveur et essayer d’exhorter Emi à se sortir de là. A ma grande surprise, la réponse d’Emi est plus nuancée, et j’ai eu plaisir malgré la tristesse à la voir renvoyer Sakita à sa pitié simpliste. Malheureusement même la série n’écoute pas son héroïne, et bientôt voilà Sakita qui décide de recruter Emi pour Fruits Takuhaibin, pour qu’elle repaie sa dette dans de meilleures conditions, et plus rapidement. En vue, naturellement, de la sortir de la prostitution, quand bien même cette fois elle se fait dans de bonnes conditions, et dans un plus grand respect du consentement d’Emi (devenue Grapefruit).
Bref, on ne sort vraiment pas d’un discours unique sur la prostitution. Fruits Takuhaibin veut à la fois rappeler que les prostituées ne sont pas des créatures viles et amorales (donc humaniser les femmes qu’elle met en scène), et tenir un discours abolitionniste assez paradoxal. Les prostituées ne sont pas mauvaises, par contre la prostitution l’est ; je sais que beaucoup tiennent cette position y compris parmi les féministes, mais elle me semble, y compris dans la façon dont la série présente les choses, plutôt simpliste.
Reste que Fruits Takuhaibin est, à ma grande surprise, bien plus qu’une excuse pour titiller des spectateurs en manque de frissons le vendredi soir en énième partie de soirée. Et ça on ne peut pas lui enlever.
En fait, son initiative n’a pas été sans me rappeler celle de Toranai de Kudasai!! Gravure Idol Ura Butsu, dont je vous ai chanté les louanges par le passé (je le ferai sans doute jusqu’à ma mort), et qui, ça alors, était diffusée dans exactement la même case horaire de la même chaîne. Et en effet, on est dans la même démarche : parler de travail du sexe à une cible qui, en principe, est plutôt du genre à en consommer ce travail qu’à s’interroger sur les humaines qui le pratiquent. Je préfère tout de même la démarche de Toranai de Kudasai!!, parce qu’elle ne parle pas DE ces femmes mais au contraire leur donne la parole, et de multiples façons, et sur plusieurs niveaux (‘fin bref, tout est dans la review). Mais on est à mille lieues du fanservice que je redoutais, ou même de la légèreté initiée au début du premier épisode (et présente encore à quelques moments de la série, dont une particulièrement mémorable séquence musicale dans l’épisode de Kabosu). Il faut qui plus est noter que Fruits Takuhaibin est beaucoup moins gratuite, puisqu’elle ne contient quasiment aucune forme de nudité (ironiquement, les séquences les plus explicites concernent deux personnages masculins de la série).
Seulement voilà : son degré de violence est dur à digérer, quand bien même il est visuellement très limité. Et cette violence est utilisée pour simplifier grandement son sujet, sans grande place pour la nuance. Personnellement, me prendre cette violence dans la tête pour en arriver là me laisse un goût amer dans la bouche.
Les agrumes, sûrement.
J’ai du retard dans mes commentaires, mais j’ai suivi les articles, et celui-là a particulièrement retenu mon article, parce qu’à vrai dire, j’avais téléchargé tout le drama sans savoir de quoi il parlait, du coup je suis contente que tu m’aies éclairée, haha. Parce que si je l’avais commencé sans savoir je pense que le niveau de violence que tu décris m’aurait potentiellement fait badder, selon mon état du moment. Donc là, au moins, quand je m’embarquerai, je saurai dans quoi.
Merci, donc 😀