Le silence est gore

14 décembre 2023 à 18:54

Quelque chose que l’on dit peu dans les cercles téléphagiques, c’est qu’entre regarder une série et écrire sur une série, il y a une sacrée différence. Essayer de synthétiser l’intrigue, décortiquer les dynamiques, rendre compréhensibles les enjeux, aborder les sujets qui gravitent autour de son existence… tout cela implique de revisiter le visionnage, souvent pendant plusieurs heures (et je ne parle même pas du temps de la recherche, qui est encore une question à part). Écrire sur une série, et plus encore sur toute une saison, lorsqu’il ne s’agit pas simplement de poser les bases mais de fouiller en soi pour trouver du sens, et la façon de la décrire, c’est quelque chose de long et d’intime.
Alors vous comprenez bien que, froussarde que je suis, quand je regarde une série d’horreur, écrire sur elle est la dernière chose que je puisse avoir envie de faire. C’est déjà pas facile de la regarder, puis de passer deux ou trois semaines à regarder par-dessus mon épaule (…parce que j’ai eu la riche idée d’avoir un bureau qui tourne le dos à la porte, imbécile), mais si en plus il faut que je revive l’expérience pour métaphoriquement coucher les mots sur papier, merci bien.

La mini-série nigériane The Origin: Madam Koi-Koi n’est pas bien longue ; c’est la seule raison pour laquelle j’ai accepté de m’infliger autant de souffrance au nom de la curiosité.
Oui parce que, je ne vous cache pas que ça va être rude…

Trigger warning : agressions sexuelles, viols en réunion.

Très rude.

Amanda a un mauvais pressentiment quant au lycée qu’elle rejoint en cette début d’année (sa dernière avant l’examen final), un établissement où elle va devoir vivre en pensionnat et où elle ne connait personne. Mais avec sa vie familiale un peu compliquée (elle n’a jamais connu son père), et les finances de sa mère qui ne permettent pas grand’chose d’autre (elle a récemment perdu son emploi), l’adolescente n’a pas tellement le choix. Dans son nouveau bahut, elle est immédiatement prise en charge par Edna, une jeune camarade avec laquelle elle va partager un lit superposé dans l’un des dortoirs des filles ; se prenant immédiatement d’amitié pour Amanda, Edna la guide pour ses premiers pas dans cette nouvelle école.
C’est l’automne 1991, et la rentrée à St. Augustine’s Catholic College (…qui n’est ni un college ni un collège) se fait dans le stress, mais pas que pour Amanda. La mère supérieure de l’établissement, Sœur Jane, espère sauver l’école de la fermeture. En effet, c’est le sort qu’ont connu plusieurs écoles catholiques du diocèse, sous la pression du comité pédagogique de l’État qui cherche à reprendre la main sur les institutions religieuses. Sœur Jane elle-même reçoit la visite d’une représentante du comité qui affiche une hostilité non-voilée envers St. Augustine, ce qui ne fait qu’ajouter de la pression. La fermeture semble de plus en plus probable, malgré les bons résultats des élèves.
En particulier, l’équipe masculine qui remporte le premier prix de la Scholars’ Competition chaque année est l’une des fiertés de St. Augustine. Lashe, Kayode (dit « Kay-D »), Tokunbo, et le nouveau Idowu (ou ID), sont en effet les garçons les plus populaires de l’établissement, aussi bien auprès des élèves qu’après de l’administration, qui leur doit une partie de son financement. Eh oui, à St. Augustine, les cool kids sont les intellos, mais Edna avertit Amanda que les filles qui les approchent finissent souvent… ma foi, je vous renvoie au TW.

Oh, mais je n’ai pas encore présenté la protagoniste la plus importante. C’est qu’il faut aussi parler de Madam Koi-Koi.

J’aimerais beaucoup qu’on s’arrête un instant sur ce pluriel, quand même ! COMMENT ÇA, « UN » DES FANTÔMES ? Combien vous en avez, des fantômes spécifiquement assignés aux pensionnats ?!
A la base, Madam Koi-Koi est effectivement une entité surnaturelle frappant uniquement dans les établissements scolaires, de préférence la nuit ; elle doit son nom au bruit de ses talons (ou son talon, selon les versions ; la mini-série a opté pour l’option avec une seule chaussure, d’ailleurs) dans les couloirs vides. De ce que je comprends, il s’agit plutôt d’une figure qui sanctionne les élèves indisciplinées, notamment celles qui s’éloignent du groupe et/ou ne sont pas là où elles devraient être. Le symbole est d’autant plus fort que dans beaucoup de versions de cette légende urbaine, il s’agit d’une ancienne professeure, et qu’elle a donc une vocation punitive ou vengeresse.
The Origin: Madam Koi-Koi, cependant, s’éloigne beaucoup de ces interprétations populaires. Sa créature surnaturelle a un rapport plus indirect avec le pensionnat, pour commencer. Et, comme l’indique le titre de la série, une grande partie de l’enjeu ici est d’expliquer d’où vient Madam Koi-Koi (ses origines, donc), et surtout pourquoi elle tue.
Par conséquent, la série nigériane est, comme les meilleures fictions d’horreur je suppose, plutôt intéressée par l’ambiance que par le gore. Qu’on ne s’y trompe pas : la sus-mentionnée Koi-Koi n’est pas franchement une présence apaisante. Sa démarche lente et boiteuse, que l’on entend de loin ; son aura rouge sang ; son enveloppe corporelle comme entourée d’ombres tressaillantes… Mais la série porte en réalité assez peu sur ses méfaits, et beaucoup plus sur les méfaits humains.

Oh, parce que j’espère que vous n’avez pas pris fait et cause pour Sœur Jane ? La religieuse n’est pas celle pour laquelle il faut ressentir de l’empathie ici : c’est une femme aveuglée par son obstination à préserver St. Augustine en dépit de tout.
Ainsi, lorsque l’élève Ibukun rapporte avoir été violée par le groupe de petits génies, la mère supérieure décide de passer tout cela sous silence (n’hésitant pas à recourir au victim blaming pour s’assurer que l’adolescente la fermera) et de laisser aux quatre garçons le bénéfice du doute, ce qui équivaut à leur donner sa bénédiction. Les enjeux pour St. Augustine sont trop élevés, voyez-vous, et rien n’est plus important que de garder l’école ouverte ; quitte à laisser les élèves se comporter de manière pas très catholique… A la voir gérer avec une sévérité biaisée cette affaire de viol collectif, on imagine sans mal quelle sera sa réaction lorsque les problèmes plus surnaturels vont s’accumuler, et que Madame Koi-Koi va commencer à faire des victimes. Or, croyez bien que Madam Koi-Koi va effectivement commencer à faire des victimes.
Plus tard, lorsque la police se présente pour lui parler d’un cadavre trouvé aux abords de la ville avec ce qui ressemble à un uniforme de St. Augustine, l’honorable Sœur Jane ment pour couvrir l’école, et affirme qu’aucun élève ne manque à l’appel…

Chaque fois que quelqu’un va agresser sexuellement une autre personne (et ne nous mentons pas : ce sont généralement des hommes agressant des femmes), Madam Koi-Koi va apparaître peu de temps après et exécuter quelqu’un de la pire des façons, l’égorgeant et lui arrachant le visage au point d’être défiguré. Et, franchement, elle fout un peu les jetons, d’accord ; mais on ne peut qu’être Team Koi-Koi. Tous les hommes (ou jeunes garçons) agresseurs ne sont font pas nécessairement choper, et par exemple dans le cas du viol de la pauvre Ibukun, seul un garçon va être ainsi « puni » sur les quatre violeurs immédiatement après les faits. Cela dit, globalement, Koi-Koi a un modus operandi bien établi auquel on peut difficilement faire des reproches sur un plan moral. Le propos de la mini-série est assez transparent à ce sujet.
Pendant ce temps, Amanda est ébranlée par des cauchemars à répétition. En fait, il semblerait que chaque fois que Koi-Koi attaque quelqu’un, Amanda soit capable de la voir dans son sommeil, dans des rêves terriblement réalistes. Pas nécessairement la voir en train de commettre des exactions, mais elle sent sa présence, a l’impression d’être dans sa proximité, est hantée par elle, quoi. Et alors qu’elle est prise dans les mailles du filet tendu par les garçons concourant à la Scholars’ Competition, qui l’ont remarquée, abandonnée à son sort par Sœur Jane, la présence paranormale de Madam Koi-Koi se fait plus menaçante.

Une seule personne semble progressivement prendre la mesure de ce qui se passe : un vieil employé de l’école, Baba, qui comprend que le phénomène doit être adressé plutôt que camouflé.
Baba est le fils d’un sorcier qui officiait il y a longtemps dans la ville où se tient aujourd’hui St. Augustine ; il comprend que ce qui se passe avec tous les cadavres n’est pas un hasard, et a tôt fait de faire le lien avec une expérience surnaturelle qu’il a connue 20 ans plus tôt. Il ne l’a pas connue seul : Sœur Ruth, une religieuse qui a fait vœu de silence il y a 20 ans justement, était présente ce jour-là. En fait, depuis cet événement, elle n’a plus jamais parlé, et a consacré chaque instant à prier. Ce qui donne une idée de l’ampleur du traumatisme…
Il est là, le véritable crime de The Origin: Madam Koi-Koi. Dans ces violences qui sont silenciées, et donc encouragées.
La métaphore s’écrit toute seule. La mini-série n’essaie pas vraiment d’être subtile, mais plutôt d’amener progressivement le sujet, si vous voyez la nuance.

Pour souligner le silence qui a été imposé à tant de femmes (Ruth et maintenant Ibukun, pour commencer ; Amanda en prend également le chemin) par les tragédies qui se sont jouées dans les environs, The Origin: Madam Koi-Koi mise sur des scènes longues, des conversations en apparence calmes mais lourdes de sous-entendus menaçants (en particulier quand Sœur Jane s’exprime), des blancs effarants. La majorité des scènes semblent s’allonger sous l’effet des musiques lancinantes, pleines de notes interminables, comme sous le coup d’un coup d’archet qui n’en finit pas sur un violon terrifiant. Au départ ça semble un peu chiant et surjoué ; au bout d’un moment ça fonctionne plutôt bien pour crisper les esprits fragiles. Dont je suis.
Tout est inquiétude, et très peu, finalement, est consacré à montrer les exactions du fantôme. Finalement Madam Koi-Koi ne fait vraiment peur que dans la confrontation finale, lorsque pour la première fois la camera s’attarde sur elle, lui donne corps, lui donne un visage, lui donne une voix. Car bien-sûr Koi-Koi a une voix qu’on n’avait jamais entendue…

The Origin: Madam Koi-Koi est une mini-série en deux parties, pour un total d’un peu plus de 3 heures, mais honnêtement si Netflix ne l’avait pas mise en ligne en deux épisodes (ajoutés au catalogue sur deux journées distinctes, avant et après Halloween, en plus), ç’aurait très bien pu être un film un peu long et point barre. Les films nigérians durent souvent trois heures et quelques, qui plus est. Le découpage n’est pas vraiment adapté, à mon avis ; la césure entre les deux épisodes n’apportant ni suspense ni satisfaction structurelle (le second épisode reprend exactement là où le premier s’était arrêté… pendant une scène bavarde). La mini-série aurait peut-être même mieux fonctionné sous la forme de 3 épisodes, avec le bon plan ; ou au contraire, avec un montage un peu plus nerveux, fait un bon petit film d’une petite heure et demie (this could have been an email). Qu’importe, ce qui est fait est fait.
Si sur la forme, The Origin: Madam Koi-Koi ne ravira pas forcément tout le monde, et probablement pas les habituées de films d’horreur autrement plus efficaces, sur le fond, elle a clairement des choses à dire. Et je trouve que son soin pour l’aspect dramatique et humain, plutôt qu’un intérêt pour le surnaturel, démontre qu’elle les dit plutôt bien.

D’autant plus que dans The Origin: Madam Koi-Koi, il y a une vraie division entre le monde catholique, où la pression est immense de glisser sous le tapis les choses qui posent problème au nom d’une image de perfection, et le monde traditionnel, où l’on parle de ce qui ne va pas et on essaie de le résoudre, quitte à parfois se confronter à des choses déplaisantes.
Ce sera l’occasion pour Baba de se confronter à des rites qu’il a laissé derrière lui quand il a refusé de prendre la suite de son père ; ce sera l’opportunité pour Amanda d’apprendre qui est son père ; ce sera l’opportunité pour toute un lycée, pour toute une ville, de regarder sans faux-semblant les atrocités commises hier et avant-hier sur les femmes. A ma grande surprise, The Origin: Madam Koi-Koi, qui pourtant se déroule dans les années 90 (date estimée de l’apparition de la légende urbaine, d’après mes lectures), fait remonter son intrigue aux années 70 et jusque dans les années 40 ! C’est dire si l’abcès va être vidé en bonne et due forme.

Devant l’intention plus que louable de The Origin: Madam Koi-Koi, je suis prête à pardonner bien des choses sur la forme. Cette façon d’adapter un personnage mythologique pour donner un sens moderne à sa violence, c’est vraiment quelque chose que j’apprécie, en plus.
Cependant, pour des raisons qui doivent maintenant vous être évidentes, ce n’était pas un visionnage facile. Et ce n’était pas une histoire facile à porter en soi, à ressasser, à essayer de mettre à l’écrit. Et, ironiquement, même pas pour les raisons que je pensais en commençant la série.

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