Sombres héros : la télévision mexicaine pour les nuls

29 août 2010 à 9:06

Au Mexique, la télévision est une affaire de famille. La dynastie Ascarraga a en effet modelé le paysage télévisuel du pays, et même du monde, au fil de créations et de fusions qui ressemblent étrangement à des naissances et des mariages. D’ailleurs, vous ne le saviez peut-être pas, mais la télévision en couleurs, vous la devez avant tout aux Mexicains ! Pour en savoir plus sur ces pionniers méconnus, suivez le guide…

La télévision mexicaine pour les nuls

– Affaires de famille

C’est sous le regard bienveillant de la famille Azcarraga que la télévision fait ses premiers pas en 1935 ; leur empire radiophonique, fondé par Raul Azcarraga Vidaurreta, compte en effet un ingénieur particulièrement prometteur du nom de Gonzales Camarena. Celui-ci effectue de premiers tests avec du matériel de diffusion télévisée, acheté aux États-Unis, et qu’il améliore lui-même. Détenteur du premier brevet au monde pour la télévision couleur, il lance en 1946 la station XE1GGC, et deux ans plus tard, il construit le studio Gon-Cam. Considéré comme le meilleur du monde par ses contemporains, ce studio permet à la première station mexicaine de quitter les locaux des radios détenues par la famille Azcarraga, mais pour autant, cette dernière ne perd pas son protégé des yeux… En parallèle, un autre homme s’est également lancé dans le défi cathodique : Romulo O’Farrill crée en 1949 la chaîne commerciale XHTV, qui s’appuie sur sa société de presse. La toute première émission de XHTV est un discours prononcé par le Président d’alors, Miguel Aleman Valdes.

Du côté de la famille Azcarraga, on ne perd pas de temps non plus : en 1952, leur fidèle ingénieur Camarena crée la chaîne XHGC, qui absorbe en deux ans toutes les petites stations qui commençaient à émerger. En 1955, le rachat de XHTV fait de XHGC (il faut suivre) le plus gros network du pays, prenant le nom de Telesistema Mexicano.

Oh, certes, la loi exige officiellement que toute chaîne de télé ou de radio soit détenue par l’État. Mais la famille Azcarraga, dont les liens avec les États-Unis permettent l’expansion financière rapide, ne se contente pas de tenir le rôle de l’investisseur ou de gestionnaire. Lorsque le Président du Mexique crée le Comité de Télévision, l’autorité de décision et de régulation qui va gérer les chaînes, devinez qui y siège ? Les membres de la famille Azcarraga, bien-sûr ! Il faut dire que le système de financement, entre fonds privés et publicité, arrange largement l’État qui peut ainsi limiter ses dépenses au minimum.

Entre alors en jeu la société Monterrey, de la ville du même nom, qui gère le plus important groupe industriel du pays ; fondant en 1968 la chaîne XHTM, elle étend rapidement son influence, et fait l’acquisition de plusieurs stations regroupées sous le nom de Telecadena Mexicana. Ces entités forment le groupe TIM, la branche média de la société Monterrey. Et si vous êtes encore avec moi après tout ça, eh bien ce n’est pas fini : en 1973, la famille Azcarraga scelle avec le groupe Monterrey une union cathodique en fusionnant Telesistema Mexicano et TIM. Le groupe ainsi formé prend le nom de Televisa, et s’assure ainsi un écrasant monopole dans le pays, en dépit de la critique de nombreux groupes politiques et financiers qui sentent bien que tout cela manque de concurrence.
Emilio Azcarraga Vidaurreta, qui jusque là menait l’empire familial, décède la même année.

A la suite de ces évènements, Emilio Azcarraga Milmo (ce nom vous dit peut-être quelque chose) prend la tête de la société, et donc du network Televisa. Il tiendra ce rôle jusqu’en 1997, à l’exception d’un an et demi pendant lequel ce poste sera occupé par le fils du Président du Mexique, excusez du peu. La famille Azcarraga se frotte les mains d’une telle position de pouvoir : comme elle possède entre autres un stade de football, une maison d’édition, des studios de cinéma et même un opérateur satellite, la famille peut faire travailler les différentes branches de son groupe les unes avec les autres…

Emilio Azcarraga Milmo, 25 ans de règne
Emilio Azcarraga Milmo, 25 ans de règne

– Nous ne sommes pas seuls

Les années 80 voient alors se produire l’impensable : l’arrivée d’un concurrent sérieux sur le marché. Imevision voit le jour en 1983, au moment-même où Televisa est officiellement privatisée (ce qui ne change pas grand’chose dans les faits…) ; le nouveau network a vite fait de rallier à sa cause des petits canaux indépendants, et prend rapidement de l’ampleur. Mais c’est surtout à partir de 1993 que les choses deviennent sérieuses : Imevision est rachetée par la famille Salina, qui rebaptise le network : TV Azteca. Les Salina montrent bien vite qu’il y a un nouveau shérif en ville : la politique de programmation de TV Azteca reprend un grand nombre d’éléments présents dans les grilles de Televisa, mais les renouvelle. Exit les telenovelas de papa (ou plutôt de maman), les séries se veulent désormais ancrées dans la réalité économique et sociale du pays. Elles sont stylistiquement plus abouties, aussi, et au final, au lieu de se contenter d’attirer le public déjà tout acquis de la ménagère, elles s’adressent à des publics jusque là négligés : les actifs, les hommes, les jeunes.

En moins quelques années, TV Azteca grignote 15% de parts de marché à Televisa, qui met un temps fou à réagir. Toujours dirigée par Emilio Azcarraga Milmo (dit « le Tigre »), qui a quand même gentillement dépassé la soixantaine, la chaîne fait du sur place en termes de programmation comme d’idéologie. Ce bon vieux Tigre aime en effet à dire que, je cite : « le Mexique est un pays de pauvres types qui ne s’en sortiront jamais et qu’il faut divertir pour leur faire oublier leur triste sort ». Jolie mentalité, qui fait quand même friser la banqueroute à Televisa. En 1997, il décède humblement sur son yacht et laisse la présidence à Emilio Azcarraga Jean …son fils, comme vous l’aurez compris.

Pour autant, bien que l’époque du monopole soit derrière elle et son hégémonie largement entamée, Televisa conserve sa position dominante sur le marché télévisuel, tout juste fragmenté par l’arrivée des offres du câble et du satellite en 1995. Elle est devenue grâce à Emilio Azcarraga Jean une entreprise florissante qui a fait de la dynastie des Azcarraga une famille de milliardaires. Et surtout, Televisa est désormais devenue la seconde chaîne d’Amérique latine (derrière la brésilienne Rede Globo), sempiternellement talonnée par TV Azteca qui finit toujours second.

Côté perspectives d’avenir, le Mexique apparait comme l’un des plus mauvais élèves de la planète en ce qui concerne le passage au numérique : d’après le calendrier du gouvernement (qui encore une fois ne brille pas par son implication), les transmissions hertziennes ne sont amenées à disparaître totalement qu’en 2022 ! Certaines chaînes ont déjà commencé à se mettre au numérique, mais rien ne les y presse…

Le bâtiment de Televisa
Le bâtiment de Televisa

– Un tour rapide des chaînes mexicaines

Bon, vous l’aurez compris, ce n’est pas le choix qui étouffe les spectateurs mexicains. Constamment occupé par les deux networks principaux, le panorama télévisuel peut tout juste compter sur le câble et le satellite, qui de toute façon sont également gérés par ces deux géants (sauf quand il s’agit de chaînes venues des États-Unis, bien-sûr) :

– Groupe Televisa : est-il utile de mentionner l’importance de ce groupe ? Il possède 4 networks mexicains, dont El Canal de las Estrellas et Canal5. Le bouquet Cablevision lui assure d’être également présent sur le câble et le satellite.
– TV Azteca : toujours numéro deux, mais souvent capable de plus de diversité.

En fait, sur un plan national, les chaînes occupent une position de quasi-monopole à elles deux, à partager dans une moindre mesure avec les chaînes éducatives publiques, ne trouvant des rivaux qu’à l’échelon local. Mais bon, si on commence avec les chaînes locales, osons le dire, on n’est pas rendus.

– La piñata à telenovelas

Le Mexique possède un immense avantage : sa langue. A contrario du Brésil, qui bien qu’étant un immense exportateur de fictions, parle le Portugais sur un continent à dominante hispanique, le Mexique peut facilement vendre ses séries à l’Amérique latine.

Instinctivement, on pense aux telenovelas, qui effectivement sont les produits que le Mexique exporte le mieux. L’histoire des telenovelas mexicaines a pourtant commencé un peu par hasard, avec une expérience qui dure un mois : Telesistema Mexicano (l’ancêtre de Televisa) lance en 1958 la série Senda Prohibida. Cette dernière n’a rien de la romance sirupeuse telle qu’on l’imagine : elle raconte l’histoire d’une jeune femme arriviste qui va tout faire pour évincer l’épouse de son patron, duquel elle est éprise. La série se finit dans les remords et les regrets pour la jeune mariée qui atteint son objectif mais culpabilise quant à sa conduite… Je vous ai raconté la fin ? Ne criez pas au scandale : difficile de spoiler sur une série qui vous ne verrez jamais. Il n’existe en effet aucun enregistrement de Senda Prohibida, la technologie n’étant alors pas au point ; les programmes tournés en live sont perdus à jamais. Il faudra attendre l’année suivante pour que les séries soient enregistrées.

Une des rares images de Senda Prohibida
Une des rares images de Senda Prohibida

Le phénomène qui va permettre aux telenovelas de se multiplier, c’est le sponsoring de la marque Palmolive, qui, à l’instar des lessives pour les soaps nord-américains, subventionne les telenovelas en échange d’un peu de publicité. La plupart des séries tentent alors de donner une sorte de leçon, voire même de créer le dialogue dans les familles en abordant des sujets de société, mais attention ! Il ne s’agit pas non plus d’inciter à la polémique, et encore moins de tenir un propos politique. Pendant ses premières décennies d’existence, la série mexicaine va jongler entre ces deux impératifs : d’un côté permettre au spectateur de se poser des questions, et de l’autre, de ne pas émettre de doute sur le régime en vigueur.

Lorsque dans les années 90, la telenovela commence à s’exporter par-delà les mers (essentiellement en Europe et en Asie), Televisa a vite fait de se positionner comme le leader du pays en terme d’exportations. Les bons sentiments, les sagas historiques et les séries propres sur elles conviennent d’ailleurs parfaitement à de explicites. Encore jeune, TV Azteca concentre ses efforts sur le marché national, mais parvient, notamment parce que l’État a lâché prise sur l’industrie télévisuelle, à prendre plus de liberté dans les sujets abordés. C’est aussi à cette époque qu’émerge Argos Comunicacion, une société de production indépendante qui va progressivement se rendre indispensable. Le public mexicain qui pendant longtemps n’a été que rarement ciblé par les séries prend goût à la télévision…

Capadocia, une histoire de femmes,  mais pas une telenovela
Capadocia, une histoire de femmes, mais pas une telenovela

Pendant la dernière décennie, le Mexique, outre l’exportation de ses telenovelas, a aussi étendu la diversité de son offre. Oh, il y a toujours eu des séries sur un autre format que la telenovela, à l’instar de Hora Marcada, diffusée dans les années 80, et qui est certainement l’une des séries fantastiques les plus connues du pays. Mais cette fois, il s’agit de contrer la concurrence des chaînes de l’étranger. La méthode est simple : on rachète des idées à l’étranger. Les adaptations de scénarios brésiliens, colombiens, argentins et j’en passe, sont de plus en plus nombreuses. A l’inverse, de nombreuses telenovelas mexicaines sont adaptées par Telemundo, la chaîne américaine à destination du public hispanique.

Et puis, on expérimente, on essaye d’innover… Ce n’est pas forcément un hasard, d’ailleurs, si la seule série non-brésilienne commandée à ce jour par HBO Latino (la branche de HBO dédiée à l’Amérique latine) est Capadocia, une série sur l’univers pénitentiaire dont la deuxième saison devrait d’ailleurs être diffusée à partir de la mi-septembre 2010. A force de s’inspirer de ce qui se fait à l’étranger, le Mexique a su se construire une offre véritablement variée…

Article également publié sur SeriesLive.com.

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