Sale bête

16 novembre 2012 à 13:50

Jusque là, on a surtout eu l’occasion de se plaindre des conseillers, de l’organisation ubuesque des cabinets, et quelques autres joyeusetés.
Mais comme je travaille dans un service de presse, j’ai aussi affaire à une autre sorte d’animal parasitaire : le journaliste.

Don’t get me wrong : j’adore les journalistes.
J’adore les lire, par exemple. Je compte quelques titulaires d’une carte de presse parmi mes contacts téléphagiques quasi-quotidiens, également. Et puis j’en ai régulièrement au téléphone et certains sont des êtres humains normaux, ou capables de faire temporairement illusion, même parmi les plus célèbres.
Vraiment, n’allez pas croire que je pars du principe que les journalistes représentent la lie de l’humanité. Mais mes standards sont peut-être assez bas, je travaille dans la politique après tout.

Simplement, quand on est en service de presse, le journaliste est l’ennemi. D’abord parce qu’ils ne sont pas là pour copiner avec nous (seulement avec le ministre) et que quand ils appellent, c’est qu’ils veulent quelque chose. Et quand ce quelque chose est une information, c’est là que tel un troupeau de gazelles, les membres du service de presse font silence, lèvent la tête, tendent l’oreille, et se tiennent prêts à courir au moindre bruissement suspect dans les hautes herbes.
Oui, le journaliste est notre prédateur.

Il veut savoir où est le ministre. Ce qu’il y fait. Pourquoi. Si ça a un rapport avec les annonces du Président. Ou si ce n’est pas un peu en contradiction avec un communiqué d’un autre ministère. Et si éventuellement il y a moyen de s’accréditer pour venir. Avec un photographe. Du coup ils ont besoin d’un transport, parce que c’est loin. Si possible dans la même voiture que le conseiller presse, histoire de lui taper la discut’ pendant le trajet. Avec un peu de chance, il répondra à leurs questions : ah oui parce qu’ils ont des questions. Si par hasard il y a un communiqué de presse (CP) en plus c’est encore mieux. Et vous disiez quoi sur les contradictions avec le communiqué de l’autre ministère ? Ah vous avez déjà répondu à ça ? Oh que je suis distrait.

Le journaliste, on lui donne ça, il veut ça. Et il ira le chercher avec les dents s’il le faut.
Or, de notre côté de l’échéquier, eh bien, nous avons envie d’en lâcher le moins possible. Parce que si nous communiquons à travers peu d’échanges, pour résumer, nous contrôlons mieux ce qui se dit. Et il ne faut pas se leurrer, faire la communication d’un ministre, ce n’est pas faire une journée portes ouvertes de notre arrière-boutique. C’est le jeu.
Quand le journaliste appelle pour savoir où est le ministre, nous ne voulons pas forcément le dire. Ou nous voulons le dire plus tard : quand des choses concrètes ont été faites. Nous ne voulons pas franchement nous avancer sur les propos de la Présidence ou de Matignon : on n’est pas suicidaires. Et le CP, eh bah tu le recevras quand il sera prêt, et si tu n’en as pas reçu eh bah c’est qu’il n’y en a pas, LA ! Nan mais. Et s’il est un peu court, eh bien c’est exprès (on l’a quand même validé 712 fois pour en arriver à ce résultat). Et arrête de me tirer les vers du nez !!!

A longueur de journée, les appels des journalistes se succèdent. Des demandes d’accréditation sur l’évènement A, sur l’évènement B, des demandes d’interview du ministre pour demain, la semaine prochaine ou début janvier, des invitations à des colloques ou des soirées de gala, des demandes de dossier de presse pour des évènements auxquels ils ne peuvent pas se déplacer, des précisions sur l’agenda hebdomadaire que nous avons envoyé et qui mentionne un évènement qui n’a pas (encore) fait l’objet d’un CP, des questions sur les dossiers en cours, sur les déclarations du ministre ce matin à la radio ou la télé, une question super pointue sur une action du ministère passée inaperçue sauf par UN journaliste hyper spécialisé, etc…
Toute la sainte journée.

Comme les conseillers sont très occupés, Unau et moi sommes en première ligne pour répondre à toutes ces demandes. C’est normal. On filtre donc les appels, essayant de ne passer que ce qui est pointu, sensible, ou ultra urgent ; pour le reste on répond comme des grandes, au point parfois de se faire passer pour des conseillers presse (enfin, plutôt laisser croire qu’on l’est) histoire de renvoyer le journaliste trop insistant dans les cordes.
Il faut se blinder, résister aux tentatives de nous extirper des détails ou des informations compromettantes. Parfois c’est facile. Parfois les journalistes sont des vicieux qu’on ne voit pas arriver avant la toute dernière seconde, celle qui précède le moment où on a failli dire avec qui le ministre est en entretien dans son bureau.
Les journalistes ont leurs petits trucs : ils ne se présentent pas (ou sous un faux-prétexte en se faisant passer pour un conseiller d’un autre cabinet), ils donnent l’illusion d’être déjà très au courant des dossiers pour nous faire cracher un minuscule détail, etc… C’est un jeu de dupes parce que nous aussi des fois on les balade !

Alors on développe des réflexes. Des phrases-type. Chacun a ses réponses préférées et ses postures de sécurité.
Quand un journaliste veut me poser des questions sur un sujet que je sais châtouilleux, j’aime bien jouer la simple secrétaire au courant de rien, je trouve que ça simplifie le boulot : « bien-sûr mais là vous êtes simplement au secrétariat, je vais voir si un conseiller du ministre est disponible pour vous répondre ». Je connais la réponse mais je ne la donnerai même pas sur mon lit de mort, pensez ! Ou bien je répète obstinément la réponse « officielle » en reformulant uniquement les verbes et les adjectifs (dictionnaire des synonymes mon amour), histoire de ne pas laisser croire que je répète en boucle une réponse toute faite.
Pour faire barrage et empêcher que les conseillers ne soient noyés sous les appels, dans 99% des cas, quand un journaliste appelle, les conseillers sont tous en réunion. Ou en ligne sur leur portable. Mais promis je passe le message… ou peut-être que je peux vous aider ? Et là je ressors ma camelote.
On a un peu l’impression de jouer au chat et à la souris chaque fois que le téléphone sonne. Mais ça a une part exaltante, au sens où cela développe le sens de la répartie, de l’improvisation, ou tout simplement, ça génère de l’adrénaline en situation de crise.

De chaque côté de la barrière, on joue le jeu avec, en général, beaucoup d’élégance. Les journalistes font leur boulot, nous faisons le nôtre, et pour que la danse continue dans les meilleures conditions possibles, il ne faut pas nous froisser les uns les autres. Nous voulons que les journalistes qui traitent de nos sujets continuent d’accorder de l’attention à nos CP, nos IP (pour invitation presse), nos DP (pour dossier de presse), nos NR (note aux rédactions), et plus généralement les interviews et déplacements du ministre. Eux ont besoin de continuer à écrire, ils ont besoin de matériel, ils ne veulent pas qu’on les raye de nos listes de diffusion non plus.
Alors généralement, l’ambiance est fatiguée, mais bonne. Et c’est d’ailleurs un régal de parfois papoter de choses anodines, voire d’échanger des plaisanteries au téléphone avec certains journalistes ; sans pour autant relâcher sa vigilance, mais en appréciant d’être sans arrêt les uns en contact avec les autres. Ils sont, d’une certaine façon, un peu mes collègues, eux aussi…

Et puis une fois de temps en temps, il y a La Sale Bête.

Ce matin j’en ai eu un. Il appelle et commence direct à s’énerver.
« Secrétariat presse bonjour !
– Oui ça fait un mois que j’appelle, là mon évènement est dans quelques jours, j’ai toujours aucune réponse du PS !!!
– Vous n’êtes pas au PS là monsieur, vous êtes au cabinet de…
– [n’a vraisemblablement pas écouté] C’est pas compliqué pourtant, je veux juste un conseiller politique qui puisse appuyer ma demande, c’est quand même pas croyable que depuis plus d’un mois que j’envoie des messages, j’ai rien comme retour, X m’a dit qu’il me répondrait il a jamais rappelé, Y non plus, yen a marre !
– X et Y ne travaillent pas ici, monsieur.
– Nan mais c’est ahurissant vous communiquez pas entre vous ?!
– Le PS c’est le PS, c’est un parti politique. Là vous êtes dans un cabinet ministériel du Gouvernement. Sur quoi porte votre évènement ? Vous pouvez nous envoyer un mail ?
– Nan mais c’est honteux quand même les administrations, nous on veut faire un partenariat sur un évènement et vous… »
Et ainsi de suite.

Donc à un moment il faut hurler. Garder une voix polie, mais ferme, et commencer graduellement à monter d’un décibel, puis un autre, jusqu’à ce que le mec veuille bien se taire et écouter l’adresse mail à laquelle il va envoyer sa demande, qui permettra d’avoir la réponse à ses interrogations existentielles. Limite tu fais rien que de l’aider et il t’engueule, le mec !

Dans ces moments-là, je reste maîtresse de moi au téléphone, mais c’est épuisant. On est dans des techniques d’intimidation, dans du lâchage débridé, des clashes ridicules et irraisonnés. Pas loin du harcèlement moral, parfois. Quand je racroche, je prends toujours une petite seconde pour poser le téléphone calmement, me décrisper et faire craquer ma nuque, avant d’être capable de prendre l’appel suivant, le mail suivant, la demande des conseillers suivantes, et pouvoir rester à peu près sereine.
Je crois que La Sale Bête ne se rend pas compte que nous ne sommes que des humains. Je n’ai rien contre les journalistes, mais j’exècre Les Sales Bêtes.
Et ceux-là, croyez-moi, les secrétaires du service de presse ne les oublient pas.

Allez, répétez avec moi : les journalistes sont nos amis pour la vie.

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1 commentaire

  1. Ludo dit :

    Dans des cas similaires, j’aime aussi la technique consistant à poser le combiné, et guetter les 5 secondes de blanc, ou le « allo ? Allo ? » interloqué où, là, tu peux reprendre la conversation 🙂

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