Le droit que l’on donne à l’autre de nous persécuter

6 décembre 2013 à 10:43

En matière de découvertes télévisuelles, la réputation d’arte n’est plus à faire : fictions britanniques, suédoises, danoises, australiennes, portugaises… c’est LA chaîne de la découverte téléphagique par excellence, et je ne dirai jamais assez combien on est chanceux de l’avoir dans un panorama de tristes sires bien souvent obnubilés par la fiction américaine. Pas de méprise, j’aime la télévision américaine ; sauf quand elle en est à sa 712e rediffusion par manque d’imagination.
D’un autre côté on apprenait cette semaine que Canal+ avait acquis les droit d’une série allemande, Der Tatortreiniger, donc peut-être que c’est en train de changer. A moins bien-sûr que cette série ne prenne le chemin de Der letzte Bulle et sa diffusion risible.

Faisant preuve d’un remarquable esprit d’à-propos avec l’approche des fêtes de fin d’année, la chaîne a décidé cette fois de nous emmener dans le froid de la Russie avec le biopic Dostoievski, dont la diffusion a commencé hier soir sur la chaîne, en primetime.

Je voudrais qu’on s’arrête un instant sur cette donnée parce que, et pourtant je m’intéresse un peu à la question voyez-vous, des séries russes sur le primetime français, je n’en dénombre pas beaucoup. Pourquoi ? Entre autres parce que, quand vous prononcez les mots « série russe », le nombre de gens à tourner la tête vers vous avec intérêt est en moyenne d’un et demi, par un remarquable système de préjugés solidement ancrés ; mais aussi parce que les séries russes, en France, personne ne les connaît. Et c’est un fichu cercle vicieux parce que du coup, personne n’en parle, et ainsi de suite. Vous pouvez prétendre lire mes reviews de Nebesniy Soud ou Vosmidesiatye, et peut-être même êtes-vous en train de vous ruer sur les tags au bas de cet article pour faire genre, mais personne n’est dupe, hein. Et d’ailleurs les Russes s’en contrefichent totalement : leur marché est quasiment autosuffisant, puisque rien qu’entre les diffusions sur le territoire russe et celles en Ukraine, leurs séries ont tout ce qu’il leur faut niveau rentrées d’argent. Alors comme ça on est tous contents.
Tous ? Non ! Un petit groupe de téléphages résiste encore à la torpeur ambiante. Et voyez-vous, il s’avère qu’arte est profondément téléphage. Dont acte.

Me voilà donc hier soir devant les trois premiers épisodes de Dostoievski, et je m’apprête à vous en toucher deux mots. Bon d’accord, un peu plus, puisque je vais en fait couvrir les trois épisodes en question, et pas seulement le pilote.

Dostoievski-650Dostoievski se demandant pourquoi personne ne lit les articles sur la télévision russe. (image d’archives)

Les Russes, on l’a dit, ont une grande tradition de séries historiques, et notamment d’adaptations littéraires de la plus belle espèce. La fresque historique, c’est certainement ce que réussissent les télévisions russes le mieux, et depuis le plus longtemps. Pas de leçons à recevoir dans ce domaine ! A l’origine, en Union soviétique, ces fictions s’inscrivent dans une démarche totalement politique, puisqu’elles permettent aux scénaristes de ne pas prendre de risque en écrivant sur un sujet actuel qui puisse déplaire, tout en participant au concert de voix célébrant la grandeur de la culture russe.

Dostoievski est clairement l’héritière de cette tradition, en optant toutefois pour une variante : le biopic de personnalité littéraire… et politiquement engagée. Mais c’est quand même un peu normal puisque, quoiqu’on pense de la liberté des médias en Russie, la série date quand même de 2011, et les choses ont tout de même changé depuis l’URSS.

Pour celui qui connait peu ou pas la vie de l’auteur russe (dont bien des œuvres ont déjà été adaptées à la télévision, et pas seulement russe), la scène d’ouverture de Dostoievski peut surprendre. Avec plusieurs autres, notre héros attend de connaître son sort, alors qu’il a été arrêté pour des raisons politiques : il a en effet été l’un des leaders du cercle Petrachevski, un cercle littéraire au sein duquel il a lu et fait diffuser une lettre fustigeant l’auteur Nicolas Gogol pour ses positions politiques ultraconservatrice. Or, ladite lettre a été interdite par le tsar, et sa transmission comme sa lecture sont équivalentes à la trahison. Voilà donc Dostoievski attendant sa sentence, qui se révèle être une condamnation à mort.
La longue scène, dénuée de tout contexte, va donc nous montrer notre homme se préparer à son exécution… séance tenante ! C’est assez effroyable à regarder. Mais au dernier moment, un envoyé du tsar qui attendait patiemment son heure au chaud dans sa carriole décide de se manifester : la sentence a été commuée en 3 années de bagne. Soulagement mais surtout incompréhension pour notre écrivain, à qui l’on répète : « c’est fini maintenant ». Sauf qu’en fait, tout a commencé.

Après le bagne (sur lequel la série ne s’appesantit pas immédiatement), l’homme de lettres entre dans l’armée, et est envoyé dans un petit patelin de Sibérie où il est pris en affection par un notable local qui le prend sous son aile, lui permettant d’éviter la vie de simple soldat pour se consacrer aux lettres. C’est là qu’il va rencontrer la délicate Maria, une femme mariée à un pochtron désespérant, et dont Dostoievski s’éprend. Cela semble être la passion d’une vie (il n’est d’ailleurs fait aucune mention des amours de l’auteur pré-incarcération), et la série nous fait apparaître l’ami Fiodor comme un grand romantique.
Cela va progressivement changer : quand Maria finit par être veuve, il lui rend visite et découvre qu’un instituteur lui a tenu compagnie. Les deux hommes rivalisent pour demander la main de la veuve (visiblement les tuberculeuses avaient la côte à l’époque), mais Dostoievski finit par l’emporter, empruntant de l’argent à sa famille proche et lointaine dont son frère afin de financer ses épousailles et son installation. Le jour des noces, Maria éloigne son époux afin de pouvoir embrasser son instituteur… ça sent déjà mauvais.

De passionnée et aimante, Maria va se transformer en véritable pétasse, osons le dire. Quand Dostoievski entreprend de s’installer à St Petersbourg, afin notamment d’ouvrir une revue littéraire avec son frère, le mariage de conte de fées tourne au cauchemar : disputes incessantes, mesquineries de toutes sortes… Si vous fréquentez les femmes, la vue du personnage de Maria va vous en faire passer l’envie comme rarement ! Le personnage est écrit afin de vraiment être aussi repoussant et agaçant que possible, et assez peu de latitude est laissée à l’actrice pour exprimer quoi que ce soit de plus complexe.

Dostoievski-OlgaSmirnovna-650Non, Olga Smirnovna n’était pas au casting d’Orange is the new black.

Il va s’avérer que Maria n’est pas le grand amour de Dostoievski. Ou en tous cas certainement pas le dernier ! Car en fait, comme bien des sagas historiques de par le monde, et plus encore en Russie, ce sont les intrigues amoureuses qui sont au centre de la mini-série Dostoievski.
Fiodor va enchaîner les rencontres, ou plutôt les coups de cœur. C’est qu’il est influençable, cet homme… et tellement facile à charmer quand on sait quelle harpie l’attend à la maison. Il va d’abord s’éprendre pour l’épouse de son meilleur ami, une actrice radieuse avec laquelle finalement il ne va pas concrétiser. Si les séquences impliquant la belle seront lumineuses (le personnage lui-même l’étant), elles seront assez vaines.

En revanche, à l’université où il lit devant des étudiants, et où il leur dévoile notamment des extraits de Souvenirs de la maison des morts (l’évocation du roman sera l’occasion de revenir, via des flashbacks plutôt bien amenés, sur de ponctuels souvenirs traumatisants de sa vie au bagne), Dostoievski rencontre la belle Apollinaria, une étudiante brillante mais surtout profondément impliquée dans des luttes politiques. Cette rencontre est vraiment ce que la mini-série réussit le mieux au cours des trois premiers épisodes : elle dépeint à la fois une romance (ce qui est le but avoué de la série), tout en donnant l’occasion à Dostoievski de parler de littérature et de politique. Bien plus que la crise de jalousie de Maria vis-à-vis de l’actrice, la relation du romancier avec sa femme prend également beaucoup de relief, montrant une relation complexe, à défaut que l’épouse le soit vraiment. Fervent croyant, Fiodor semble aussi s’être libéré des angoisses inhérentes à l’adultère qui semblait implicitement obstruer ses amourettes précédentes, et cet aspect du personnage est bien plus intéressante que sa crainte d’être pris la main dans le jupon.

Prendre de très grandes libertés avec la biographie de l’auteur apparaît pendant cette phase comme secondaire (à l’origine, Fiodor rencontre la jeune femme lors d’une visite à l’étranger). Ce n’est sûrement pas la première fois que Dostoievski s’autorise à broder, mais cette phase permet de nous montrer le personnage dans une palette de nuances, et sous des angles très variés. Elle permet aussi d’apprendre à véritable le connaître, et pas simplement le suivre comme un personnage romanesque : sa façon d’envisager l’écriture, la nation russe, la politique, trouvent ici un contexte parfait au sein duquel s’exprimer.
Seul bémol : comme souvent depuis le début de la mini-série, il manque sûrement au spectateur n’ayant qu’une culture russe minimale les éléments permettant de comprendre toutes les références de cette partie de Dostoievski. Ce n’est pas avec ce qu’on apprend en cours d’Histoire qu’on saisit les références littéraires, nombreuses, qui truffent les dialogues, par exemple.
Dialogues qui je l’avoue m’ont laissée par d’autres moments circonspecte, semblant parfois manquer de subtilité et passer à côté de certains double-sens. Je me demande dans quelle mesure c’est la faute du doublage, que je ne pratique plus depuis plusieurs années et auquel je me suis aperçue avec ces épisodes que j’étais devenue franchement hostile ; cependant, impossible de trouver la VO hier soir, mais eh, je n’ai plus fait de version russe depuis une douzaine d’années, je ne devrais sans doute pas la ramener.

Les épisodes suivants devraient nous permettre d’aborder, attention au spoiler après la virgule, d’autres amours de l’auteur, mais je doute qu’elles parviennent à l’équilibre parfait trouvé par sa période Appollinaria.

Dostoievski-Portrait-650A gauche, Evgueni Mironov, à droite Dostoievski. A moins que ce ne soit l’inverse.

Que penser de Dostoievski, donc ? Que c’est une œuvre très russe, dans ses choix narratifs et thématiques. Que ses références en font une mini-série à la fois passionnante, et un peu difficile d’accès pour le spectateur français, avouons-le. Heureusement, les séries, ça permet aussi parfois de rattraper son retard culturel, et l’occasion est belle.

Mais aussi que Dostoievski est une fabuleuse opportunité d’assister aux prouesses d’un excellent acteur russe. Evgueni Mironov, héros de cette fresque, est parfaitement à sa place. Il incarne parfaitement chaque transition opérée par le personnage ; la transfiguration physique est très impressionnante, notamment lors du passage de la Sibérie à St Petersbourg, qui nous montre combien le personnage grandit et se sort d’une certaine naïveté, pour prendre progressivement de lui-même. Le mimétisme est assez incroyable, et je ne suis pas sûre d’en avoir saisi tous les aspects ; vous pouvez en voir un fabuleux exemple avec les deux portraits ci-dessus, qui met bien en valeur la transformation physique de l’acteur afin de se glisser dans les habits de l’écrivain, né près de 2 siècles plus tôt.
Si le reste ne vous attire pas, la perspective d’assister à cette métamorphose de Mironov devrait vous en convaincre, ce serait la moindre des choses.

Eh oui, sur arte, en plus d’avoir de la curiosité, on a aussi bon goût. Vivement la semaine prochaine, tiens.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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