Energie propre, mains sales

23 avril 2015 à 18:00

A quoi reconnaît-on une série scandinave qui s’exporte ? Eh bien cette année, au fait qu’il s’agit d’un thriller, et à son sujet : l’écologie. Après Tellus dimanche dernier, les festivaliers de Séries Mania peuvent en effet découvrir aujourd’hui les deux premiers épisodes de Bedraget (projetée sous son titre international Follow the Money).

Tout y commence avec la découverte d’un corps : un homme est repêché non loin des éoliennes gérées par la prestigieuse compagnie Energreen. Il ne s’est pas noyé : la mort est due à un étranglement avec des câbles. Rapidement, il est identifié : il s’appelle Mikhail Husenko, et c’est un des ouvriers étrangers embauchés par un prestataire d’Energeen. En soi, le décès semble accidentel, mais ce qui attire l’attention du flic Mads, c’est que cet accident n’est pas le premier et que le taux de mortalité chez les ouvriers indirectement payés par Energreen est beaucoup trop élevé. Lorsqu’il se rend sur le campement en préfabriqué dressé pour les ouvriers près des éoliennes, Mads rencontre le père de la victime, et lui propose son aide : si lui et les autres immigrés dénoncent les conditions de travail du prestataire d’Energreen, Mikhail Husenko ne sera pas mort pour rien, et la compagnie pourra être punie.
Mads ignore qu’Energreen est déjà menacée par d’autres dangers. Plus précisément, il semblerait qu’une taupe dévoile à un concurrent les détails des contrats d’énergie avant qu’ils ne soient signés ; le concurrent négocie alors un contrat juteux, mais légèrement moins cher, et Energreen voit de plus en plus de marchés lui échapper. Placée sur l’affaire, une jeune avocate d’Energreen, répondant au nom de Claudia, tente de comprendre pourquoi son chef lui a recommandé la plus grande discrétion pour trouver la taupe ; les dents de Claudia rayant le parquet, elle espère en tous cas transformer cette mission en une opportunité de carrière éclatante, et peut-être devenir calife à la place du calife.

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Il est donc question d’énergie propre, dans Bedraget, mais tout le reste ou presque y est sale : la compagnie Energreen, ses prestataires, ses concurrents… Dans tout cela, Mads tente d’apporter un peu de justice sociale pour les immigrés qui travaillent dans des conditions déplorables (mais indirectement) pour Energreen, sans savoir qu’il a mis le doigt dans une série de problèmes autrement plus complexes.

L’autre héros de Bedraget, en filigrane et même si on ne le connaît pas très bien au terme du premier épisode, est Søndergaard (ci-dessus), le PdG d’Energreen. Un homme d’affaire au tempérament en apparence calme, mais un peu fourbe quand même… Si dans le pilote, il assure essentiellement une fonction de VRP pour vendre l’image d’Energreen à la télévision, on le voit progressivement gérer la société à son plus haut niveau… et ça rappelle un peu les imbroglios politiques (genre Borgen, je dis ça au hasard et pas du tout parce que le créateur de la série, Jeppe Gjervig Gram, était un co-auteur). Entre ce qu’on lui dit, ce qu’on ne veut pas lui dire, et ce qu’il sent au sein de sa compagnie, Søndergaard semble jongler en permanence avec du cristal, mais il s’en sort… en tous cas pour le moment. Seuls les premiers épisodes de Bedraget sont visibles pour le moment, après tout !

J’ai bien aimé cette idée d’aborder la question de la propreté au sens large : à travers la promotion d’Energreen (y compris à l’étranger : le premier épisode commence à Londres), Bedraget nous parle de ce qui devrait être net et limpide, et en fait n’en a que l’illusion. Progressivement, Mads va être happé dans la vase qui repose sous l’eau claire d’Energreen, comme le générique le dit de façon quasi littérale.
Théoriquement, Bedraget pourrait en fait se dérouler dans à peu près n’importe quelle grande entreprise, mais choisir l’écologie est aussi un rappel d’une réalité : même quand la société essaye de changer pour le mieux, elle le fait grâce au pire.

Plus encore, Bedraget réussit à parler non seulement de notre rapport économique à l’énergie (le produit est supposé être propre, les pratiques pour l’obtenir moins) mais aussi de l’immigration, un sujet auquel très peu de séries scandinaves se sont vraiment attaquées autrement qu’en passant et qui soulève des questions importantes. Les immigrés (Ukrainiens si j’ai bien compris) de Bedraget ne sont pas traités comme du bétail, mais presque ; leur mort importe peu, puisqu’il en vient des centaines d’un claquement de doigts, qu’il est facile de s’en débarrasser, et que de toute façon, des sociétés comme Energreen maîtrisent parfaitement les lois danoises pour ne pas avoir à subir quelque conséquence que ce soit en cas de problème. C’est après tout le rôle des juristes d’entreprise comme Claudia.
Pendant 99% du pilote, les Danois « de souche » ont pour la plupart des postes rémunérateurs et prestigieux (enquêteur, juriste, PdG…), quand les personnes racisées et/ou immigrées sont montrées dans des tâches subalternes ingrates (le portier de l’hôtel à Londres est noir, les immigrés ukrainiens sont logés dans des containers, l’employée de maison de Søndergaard est asiatique, et ainsi de suite). Cela va changer à la toute fin du premier épisode, mais je ne vous en dis pas plus. En tous cas Bedraget a l’air d’être préparée à parler de racisme systémique, et pas forcément d’opinions racistes. C’est plutôt courageux.

Moins positive, en revanche, est mon impression sur la forme de la série.
Le premier épisode (puisque je ne vous parlerai que de lui aujourd’hui) a d’énormes problèmes de rythme. Celui-ci, très inégal, donne une structure en dents de scie qui ne fait pas grand’chose pour Bedraget d’un point de vue dramatique. En fait, le crime se situe précisément là : l’émotion est quasi-absente de Bedraget parce que la série tient absolument à parler d’un contexte très froid (le monde des grandes entreprises et leurs magouilles légales), et puis tout d’un coup, paf ! On a l’impression que la série est consciente d’avoir surreprésenté le côté intellectuel de l’intrigue, et on se retrouve brutalement avec une séquence supposée nous toucher. On apprend ainsi que la femme de Mads souffre de sclérose en plaques, et que quand elle a une crise, c’est Mads qui doit gérer la maison. Il le fait bien, ce n’est pas le problème, mais on a l’impression que soudain on veut nous attendrir, et c’est tellement sorti de nulle part dans le reste de la narration que ça laisse complètement insensible. Il y a une séquence dans le premier épisode, de type « clip », avec un joli montage des personnages en train d’avoir une vie privée (Mads dans sa famille, Claudia qui est séparée et a la garde alternée de son petit garçon…) qui franchement, représente plus une brutale rupture de rythme et de ton, qu’un véritable moment de connivence avec les personnages, et encore moins d’émotion. D’ailleurs vu le ton de ce passage, j’étais convaincue que l’épisode était en train de finir et pas du tout.
Le résultat c’est qu’en fait, je crois que je préfèrerais si Bedraget assumait son côté très cérébral, ses filtres bleus, ses décors épurés et modernes, et qu’on en restait là sans chercher absolument à jouer sur un pathos artificiel.

C’est ce qui m’a empêchée de vraiment accrocher totalement sur Bedraget, et c’est dommage car la série a tellement de qualités, avec ses personnages parfois surprenants (Claudia a du potentiel pour être une protagoniste fascinante, l’ambition étant d’habitude l’apanage de « villains » ou au mieux d’anti-héros) et son intrigue en col blanc pleine de bonnes idées. Et de potentiel, étant donné la proposition faite à Mads en fin de pilote.

Et pour être honnête, je crois que c’est le drame de nombreux thrillers, y compris pour ceux présentés lors de Séries Mania cette année : les auteurs veulent écrire des thrillers, mais ils ont peur que ceux-ci soient mal reçus, et tentent de plaquer des intrigues autour. Parfois, ça fonctionne… mais ça ne marche pas à tous les coups et dans le fond, il faut peut-être ne pas insister, et se contenter d’aller jusqu’au bout de l’idée de départ. D’ailleurs je suis également convaincue qu’on peut humaniser un personnage sans lui fourguer un membre de la famille malade, ou un passé sombre ; certaines réactions de Mads au commissariat et avec les ouvriers immigrés font beaucoup plus pour le personnage que toutes les séquences où il s’inquiète de la santé de sa femme.

Il me faut, enfin, ajouter qu’il y a une intrigue dont pour le moment je ne perçois pas l’intérêt et, pire, pas le potentiel. Dans Bedraget, nous suivons également un jeune couple qui tente de s’acheter son premier appart ; comme les fonds manquent pour acheter l’appartement idéal, le mari, qui est garagiste, est tenté de voler des voitures de sport pour se faire de l’argent à côté. Je comprends l’intrigue en soi (même si c’est un peu le syndrome Can’t Cash This), je vois mal en revanche comment elle enrichit le reste de l’intrigue, au moins à ce stade. Heureusement, elle n’occupe pas une place énorme.

Pas exactement de pouces levés pour Bedraget, donc, mais c’est quand même solide. Et puis allez, juste entre nous : c’est plutôt jouissif de voir la police s’attaquer aux cols blancs…

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Deadwood dit :

    Est-ce que c’est le même l’acteur de la photo qui joue dans les films « Les enquêtes du département V »?

  2. Ortolani dit :

    Tu n’avais pas vu le truc venir, pour le jeune couple ? C’était pourtant assez gros, mais je ne veux spoiler personne. Quoi qu’il en soit, je suis d’accord avec toi sur le fait que la série ne démarre pas très fort, et qu’il y a un problème de rythme. C’est encore plus flagrant dans le deuxième épisode. Les personnages ne sont pas très attachants, et je te rejoins que le fait que nous montrer leur gentille famille ne sert à rien, au contraire.

    As-tu entendu les propos du créateur de Tellus après la projection de la série ? Il a explique qu’il voulait parler de l’éco-terrorisme et que la TV est un medium populaire, et que du coup il a crée une histoire d’amour pour correspondre aux attentes des téléspectateurs. Tout était dit.

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