Une décennie sans fin

2 mai 2016 à 21:00

La soirée de clôture de Séries Mania, nous offrait de finir 10 jours de découvertes télévisuelles excitantes par… 11.22.63, une série américaine stupide (mais bien produite) avec James Franco. Comme un pied de nez ultime à tout ce que nous avions eu l’opportunité de voir de fascinant, d’original, de parfois maladroit mais de si souvent sincère (sauf toi, The Five), d’ambitieux, d’intelligent.
Ce que j’essaye de vous dire, c’est que, l’an prochain, ça ne me dérangerait pas de finir un festival haut en émotions et en découvertes sur une série qui vise un peu plus que le plus petit dénominateur commun. Je rappelle qu’il y a des lois contre ce genre de pratiques.

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Rappel des faits : Jake Epping apprend que dans son diner préféré se trouve, bien caché, un passage temporel qui conduit tout droit dans les années 60. Al, le propriétaire de l’établissement, lui fait part de la mission qu’il s’est fixée : comprendre qui a tué JFK et empêcher son assassinant le 22 novembre 1963 à Dallas ; à la mort d’Al, épuisé par sa quête qui a grignoté l’essentiel de sa vie, Jake décide de poursuivre cette mission, et retourne dans le passé pour découvrir le fin de mot de cette affaire aujourd’hui toujours enrobée de mystère.

11.22.63 a beau s’orienter vers un évènement historique précisément daté, la série s’intéresse en réalité à toute la décennie des sixties, puisque le portail dans la cuisine du diner conduit en fait en octobre 1960 dans le Maine. Les règles du jeu sont posées avec efficacité : la série explique clairement que chaque passage dans le passé remet, en quelque sorte, les compteurs à zéro dans le présent. Pour influencer durablement l’avenir, il faut donc passer des jours, parfois des mois et des années, pendant la décennie des 60s ; fort heureusement, quel que soit le temps passé à cette époque seules 2 minutes se seront écoulées en 2016 et l’absence de Jake ne devrait pas être remarquée.
Al a collecté avec ses voyages dans les années 60 une base de données de renseignements, il s’est constitué une liste d’astuces pour survivre, et s’est même mis de côté un véritable petit pactole. Jake hérite de ses notes et dossiers pour conduire la mission. Il a tout en main. Tout ce qu’il a à faire, c’est suivre les indications pour arriver jusqu’en novembre 1963 et empêcher la mort de Kennedy, chose qu’Al n’a pas eu le temps de faire avant de mourir.

En dépit de ce cadre très clair, pourtant, 11.22.63 n’a pas vraiment compris ses propres mécanismes, en fait.
Dés sa première incursion dans les années 60, Jake passe de nombreux mois dans le passé, se plongeant dans l’ambiance de l’époque et essayant de résoudre le mystère de l’assassinat de JFK immédiatement. C’est terriblement stupide. Il ne se dit pas que sa première visite devrait être une opportunité de faire du repérage, de comprendre comment fonctionne l’époque, ce qui est attendu de lui, quels sont les risques. Il ne se dit pas qu’un premier séjour dans les années 60 va lui permettre de se familiariser avec les détails de l’enquête sur le meurtre de JFK, que jusque là il n’a jamais étudiés de très près, et certainement pas avec les éléments rassemblés par Al au fil de ses périples dans le passé. Il ne lui est pas venu une seule fois à l’esprit que s’il commettait une erreur, Jake avait toujours la possibilité de retourner au diner du Maine et revenir dans le présent, regarder les conséquences de ses actions, puis décider éventuellement de retourner dans le passé pour commencer à zéro. C’est pourtant tout simple : il suffit de se la jouer comme dans Un jour sans fin (Groundhog Day en VO), d’utiliser chaque passage vers les années 60 comme autant d’opportunités que possible d’essayer toutes les configurations permettant de réussir cette fichue mission.

Mais 11.22.63 ne comprend apparemment pas le concept de la boucle temporelle que la série met pourtant en place. Quand un personnage mineur meurt, la série le traite comme un évènement tragique mais désormais gravé dans le marbre : Jake continue sa mission avec le sentiment de culpabilité d’avoir causé ce décès de par son intrusion dans le passé, mais au lieu de rentrer chez lui et repasser dans les années 60 pour annuler cette mort, il poursuit sa mission. CA N’A AUCUN SENS ! L’univers de 11.22.63 se prête pourtant à éviter une mort absurde ! Pourquoi cette série refuse-t-elle d’employer les outils qu’elle a si clairement établis ? S’il y a une raison, elle m’échappe complètement.
De la même façon, 11.22.63 n’explique même pas vraiment pourquoi Al, lui-même, n’a pas fait de « reboot » du passé non plus en passant deux fois dans le passage temporel ; ainsi, toute une scène est dédiée à montrer comme Al voulait conduire une investigation dans un nightclub. Or, il a échoué une fois en entrant, et n’est pas capable de prédire à Jake ce qui se produira s’il parvient à aller plus loin que lui. Mais pourquoi Al n’est-il pas simplement retourné dans le présent afin de tenter plusieurs fois d’entrer dans ce fichu nightclub ? 11.22.63 ne nous le dira pas (il parait que le livre offre une explication ; ça ne change rien aux manquements de la série, je dirais même que ça les aggrave).
Je comprends bien qu’après des mois d’investigation dans les années 60, Al ou Jake n’ont pas forcément envie de tout recommencer à zéro ; même si dans le présent, seules 2 minutes seront passées, ils auront perdu des mois précieux de leur vie, après tout. Mais dans ce cas il faut plutôt les laisser exprimer ce dilemme moral plutôt que faire comme s’il coulait de source, comme si le choix de sacrifier des vies tombait sous le coup de l’évidence, comme si influer sur le passé n’était pas une décision réfléchie de la part des voyageurs dans le temps.

Mais si encore mon problème avec 11.22.63 se limitait à cette incohérence totale. Non, il y a aussi quelque chose de profondément perturbant dans la série sur sa façon de raconter les années 60.
Lorsqu’il débarque en octobre 1960, Jake Epping est frappé par le syndrome « Mad Men pour les nuls » : des voitures classiques, des jeunes femmes adorables dans de jolies toilettes colorées, des hommes qui portent tous le costume et le chapeau, etc., si bien qu’il est très vite charmé par le côté désuet de l’époque. Il y a une nostalgie évidente dans la façon dont 11.22.63 montre l’époque, comme en témoignent certains plans totalement gratuits pendant lesquels Jake tire son chapeau à toutes les femmes qu’il croise dans la rue, se fait raser chez un barbier, ou encore, passe son temps à s’émoustiller à l’idée que rien ne coûte cher. Ah, quel pays de Cocagne ! Cela crédibilise totalement l’argument de Al pour sauver JFK, puisque le restaurateur du diner prétend que si Kennedy avait vécu au-delà du 22 novembre 1963, l’Amérique aurait été heureuse, stable, et probablement que les arbres auraient été en barbe-a-papa. 11.22.63 n’est pas la première série à se passionner pour la décennie, et sûrement pas la dernière. Mais il y a un mais.
Car James Franco, pour ceux qui dans le fond de la salle n’auraient pas remarqué (ou ronflaient ; ne riez pas, j’ai des noms), est un homme blanc. Et son expérience des années 60 est passablement simpliste grâce à ce « petit détail ». Si Jake avait été une femme et/ou une personne racisée, jamais de la vie il ne se serait lancé sur la piste de JFK pendant des mois : après 7 secondes et 12 centièmes passées dans les années 60, il aurait probablement torché le diner pour réduire en cendres, à jamais, le passage vers les années 60. Mais là tout va bien, Jake jouit d’une impunité totale, que la série n’a aucune envie de faire mine d’interroger, recréant une décennie en apparence parfaite. Ah, c’était le bon temps, quand les gamins parlaient uniquement en vous appelant « Sir », quand la meilleure tarte au monde coûtait quelques cents, et où on n’avait à se préoccuper de personne d’autre que soi. Quel bonheur ! Il faudra attendre près d’une heure pour que 11.22.63 montre un personnage noir à l’écran (et en une petite tirade, fasse mine de prendre connaissance vite fait de son sort en pleine période Jim Crow). Quant aux femmes ? Elles sont quasi-absentes de la série, même dans le présent où Jake vient de signer ses papiers de divorce ; du coup notre héros peut admirer les femmes dociles et charmantes des années 60 tout son content sans jamais avoir à reconnaître qu’il fait partie de la seule catégorie d’Américains à profiter des merveilles de ce paradis terrestre.

Écoutez, je me rends bien compte que toutes les séries ne veulent, ni même ne peuvent, avoir une conscience politique. Même Mad Men, qui pourtant en avait fait un aspect majeur de son exploration des années 60, s’est parfois copieusement plantée à ce sujet (et si je ne devais citer qu’un exemple, je dirais que l’épisode de la mort de Martin Luther King est pas mal dans le genre). C’est un exercice risqué, d’une part ; et d’autre part, c’est un travail de fond qui parfois ne colle pas avec ce que veut raconter une série dont l’intrigue autour du voyage dans le temps, déjà complexe, ne se prête pas nécessairement à des propos détaillés sur la situation de populations opprimées. Soit. J’entends cet argument.
Mais par contre qu’on ne se réfugie pas derrière cette excuse pour dépeindre les années 60 comme un paradis perdu où tout était parfait, sans la moindre ombre au tableau.
Il y a un sous-entendu assez difficile à accepter derrière ce choix : en creux, le monde si parfait des années 60 rappelle combien le présent est quant à lui imparfait, trop complexe (avec ces femmes qui divorcent et qui sont libérées, franchement, mais pourquoi elles ne peuvent pas simplement se trimbaler en robe pastel dans les rues avec grâce et sourires ?). Peut-être que la série n’est pas volontairement en train de dire que « c’était mieux avang » et que l’Amérique est partie dans le décor et que « get off my lawn« , mais ça y ressemble quand même bigrement.
Et devant la longueur éprouvante de ce premier épisode illogique par d’autres aspects, c’était un peu la dernière goutte qui fait déborder le vase pour moi.

Mais en même temps soyons clairs : je n’avais pas vraiment de raison, même sur le papier, de me passionner pour 11.22.63. Strictement rien ne m’intéressait dans cette série, et certainement pas la perspective d’être enfermée dans une pièce avec James Franco. C’est juste dommage d’avoir terminé un festival si fort en découvertes par une daube pareille.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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