L’inné et l’acquis

26 décembre 2016 à 21:23

L’affaire est entendue : nous vivons l’ère de la « Peak TV ». Aux États-Unis ce terme est dans tous les articles, en particulier maintenant que l’on sait que très exactement 455 fictions ont été diffusées en 2016. La chose est également vraie dans de nombreux pays qui vivent, quoiqu’à une échelle parfois différente, un phénomène similaire à celui qui cause le boom des productions US. Ainsi, plus de diffuseurs commandent des séries originales, les dernières années ayant montré que les chaînes du câble/satellite mais aussi les pure players de la VOD s’engageaient dans la fiction dans à peu près toutes les régions du monde. Et par-dessus le marché, il y a une logique d’amélioration du niveau des productions (on peut aussi rappeler que la co-production, en particulier internationale, stimule le développement de projets ambitieux, et n’a jamais autant eu le vent en poupe), ce qui veut dire que ce n’est pas nécessairement une question de quantité de séries, ou de volume horaire (…celui-ci aurait en fait tendance à baisser légèrement, notamment pour des questions budgétaires), que de mieux-disant télévisuel.

Dans ce panorama, il y a les efforts des pays dont on parle… et il y a les autres. Permettez donc que je vous entretienne des travaux des Philippines en la matière, à travers le premier épisode de Dolce Amore, une teleserye en trois « saisons » diffusées cette année par le puissant network ABS-CBN.

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Sur le papier, on ne saurait faire plus classique : il s’agit d’une histoire d’amour entre Serena Marchesa, une jeune femme riche élevée par deux parents aimants dans une somptueuse demeure italienne, et Tenten Ibarra, un pauvre orphelin philippin qui vit de petits jobs. Tout les sépare sauf, évidemment, leurs sentiments l’un pour l’autre, qui vont les faire évoluer individuellement avant que finalement ils n’aient le droit scénaristique de couler des jours heureux ensemble. Désolée pour le spoiler mais c’est une romcom, quoi.

De toute façon, l’innovation n’est pas là, mais dans… tout le reste. Dolce Amore jouit de qualités encore rares, mais pas inexistantes, sur les écrans philippins, une télévision où pendant longtemps l’argent faisait défaut, et les moyens techniques au moins autant (les idées par contre, ça, ça allait). La qualité de sa réalisation, pour commencer, est à souligner ; d’une façon générale, l’image est soignée, même quand certains plans apparaissent comme un peu scolaires. Il faut aussi souligner que Dolce Amore est l’une des premières si ce n’est la première (mes sources se contredisent) série philippine tournée en partie à l’étranger, ici l’Italie. Au niveau des musiques, l’atmosphère est d’ailleurs parfaitement rendue par une bande sonore thématique du plus bel effet, loin des thèmes parfois un peu génériques qu’on trouvait dans toutes les séries philippines il y a encore une dizaine d’années à peine. Je crois que je n’avais plus entendu de bande sonore aussi outrancièrement italienne depuis dinner ! Même au niveau de l’effort promotionnel, on note un net progrès maintenant que ABS-CBN a embauché de vrais graphistes utilisant Photoshop et non plus Paint. J’exagère, certes, mais à peine.
Il n’est pas très compliqué de deviner où sont les inspirations du network pour aboutir à ce résultat : le succès des dramas sud-coréens sur son antenne et celle de la concurrence, notamment, se ressent dans plusieurs de ces aspects. La seule vraie différence, c’est que Dolce Amore est une teleserye, et qu’à ce titre elle est diffusée de façon quotidienne. Repousser les limites de la production n’en est que plus épatant dans ce contexte.

Mais ce qui m’a le plus impressionnée dans le premier épisode de Dolce Amore, qui se penche exclusivement sur l’enfance de ses deux héros, ce sont les choses difficiles qu’elle était prête à proposer à des spectateurs pourtant venus spécifiquement trouver un « doux amour » dans leur télé.
Dolce Amore commence en effet par nous présenter les circonstances dans lesquelles Serena est devenue une Marchesa. Parfaitement, « devenue » : elle est adoptée. Sa famille biologique, des travailleurs philippins vivant en 1998 dans un petit pays appelé Askovia, lorsque la nation en question devient le théâtre d’un conflit armé. Reprenant des images d’archives (fictives, bien-sûr), Dolce Amore pose alors des choses très graves sur la table : la guerre, les réfugiés, les évacuations de civils. Dans la tourmente, Serena, sa mère et sa grande sœur sont séparées de son père ; lorsque le camion qui les emmène en lieu sûr, loin du camp de rapatriés qui les hébergeait un temps, perd le drapeau signalant qu’il s’agit d’un convoi humanitaire, des rebelles ouvrent le feu sur le véhicule. Seule Serena réchappe, et finit par le plus grand des hasards par être adoptée par un riche italien, Roberto Marchesa, venu en mission en Askovia.
Ce n’est clairement qu’un élément secondaire de l’intrigue : il permet essentiellement à la série de dire que le personnage qu’il présente comme une riche princesse ne possède ce statut qu’accidentellement (elle n’est donc pas « naturellement » riche, c’est très important dans une série sur une histoire d’amour entre deux personnages de classes sociales).
Mais bon sang, mettre en place cette intrigue, en 2016, alors que la question des réfugiés est évidemment sensible (le traitement récent dans la presse internationale de l’annonce du Président Duterte, souhaitant officiellement accueillir des réfugiés Syriens, le montre bien), ce n’est pas anodin. Et comme Dolce Amore est, précisément, une série bien réalisée, on se prend vraiment ça dans la figure, alors que, je le répète, à la base on était venus voir deux beaux jeunes gens tomber en amour. Chapeau bas.

Il y a des facilités évidentes dans ce premier épisode de Dolce Amore, beaucoup dues en grande partie aux influences de la série (telenovela, romcom coréenne…), mais on ne pourra certainement pas lui reprocher d’essayer de dépasser les limites de son genre. D’ailleurs, c’est le type d’expérience qui s’avère payante : Dolce Amore aurait été vue, jusqu’à son final en août dernier, par un tiers des Philippins (et son épisode de conclusion a réuni 37,7% des parts de marché). La série s’est imposée en digne héritière de Forevermore puis Pangako Sa ‘Yo, qui l’avaient précédée, accomplissant des résultats similaires avec des méthodes de production sans cesse plus élaborées.

Du coup, sur les écrans des Philippines, on ne produit pas forcément plus de séries, ou du moins pas encore (Peak Pinoy TV ? c’est le pire que je veux lui souhaiter !). Mais on les produit mieux. Pour moi qui ai si longtemps gardé un œil sur ce qui se passe dans ce pays avec affection, mais en me trouvant bien incapable de recommander la plupart de ces fictions philippines désargentées à des spectateurs occidentaux, c’est vraiment un plaisir d’assister à cette évolution. Elle ne touche pas encore toutes les séries, et même pas toutes les séries d’ABS-CBN. A l’impossible nul n’est tenu, et on n’a pas tourné à Rome en un jour. Mais les Philippines pourraient bientôt, avec ce type d’efforts, devenir un nouveau point d’entrée vers la fiction asiatique, et il n’y a que des raisons de s’en réjouir.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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