Ghost of Christmas Past

1 décembre 2019 à 10:48



Pendant ses premières années d’existence, à plus forte raison parce qu’elle a débarqué si tôt en Scandinavie, la plateforme Netflix m’a laissée dubitative par son désintérêt total pour le Julkalender.
Cette tradition inspirée par le calendrier de l’Avent, qui est au cœur de la consommation télévisuelle des pays nordiques chaque mois de décembre depuis 60 ans maintenant, ne semblait pas intéresser la plateforme (ni aucune de ses concurrentes directes d’ailleurs). L’opportunité était pourtant belle, pour un service qui s’enorgueillit de lancer des fictions chaque vendredi, c’est-à-dire pour chaque circonstance, chaque saison, chaque fête, chaque prétexte (le plus infime soit-il), de s’insérer dans la vie de ses utilisateurs. Une série de Jul/Noël semblait toute indiquée et jusqu’à cette année, on n’en avait pas vraiment eu.
Netflix passait à côté d’une réelle opportunité d’insérer ses fictions jetables dans quelque chose de plus ancré dans la culture de certains pays, voire d’élargir certains rites locaux à toute sa communauté mondiale de spectateurs : hors Scandinavie, on ne fête peut-être pas Jul, mais dans beaucoup de pays de tradition chrétienne, on peut difficilement prétendre être insensible au charme d’un bonhomme joufflu, de petits farfadets, de sapins illuminés, et/ou d’enfants espérant sauver de la catastrophe la plus grande fête de l’hiver. Bon, soyons honnêtes : d’une façon générale, la plateforme n’a manifesté aucun intérêt pour les traditions télévisuelles dans leur ensemble, quel que soit leur pays d’origine (ce qui, si vous me demandez mon avis, est une expression parmi d’autres de son travail de lissage mondial). Il n’y avait donc pas exactement de surprise là-dedans, et en même temps je ne comprenais pas ce qui bloquait.

Cette année, on peut assister pour la première fois à un changement conséquent en la matière, Netflix ayant pris soin de commander plusieurs séries (et pas juste des téléfilms ou épisodes spéciaux) s’inscrivant expressément dans le contexte des fêtes de fin d’année. Le mois de décembre ne fait que commencer, mais on peut déjà citer Merry Happy Whatever, un sitcom américain se déroulant à la période de Noël, et Zeit der Geheimnisse (ou Holiday Secrets) une mini-série allemande, toutes deux sorties fin novembre. Elles seront suivies la semaine prochaine par la série norvégienne Hjem til Jul (Home for Christmas de son titre international), certes appelée à ne durer que 6 épisodes, mais suivant par ailleurs le modèle narratif d’un Julekalender plus traditionnel ; et puis aussi par Días de Navidad (ou internationalement Three Days of Christmas), une mini-série espagnole… dont on va reparler, z’en faites pas.
Les plannings de Netflix incluent désormais souvent des sorties surprise, donc il se peut que d’autres apparaissent d’ici la fin du mois.

Aujourd’hui je vous propose de parler de Zeit der Geheimnisse (« le temps des secrets »), dont les protagonistes sont plusieurs femmes d’une même famille, réunies pour les fêtes de fin d’année.

Trigger warning : violence intra-familiale, mort.

A l’occasion de Noël, les sœurs Vivi et Lara reviennent dans la maison de leur enfance, afin de passer quelques jours avec leur grand’mère Eva. Celle-ci commence à perdre contact avec la réalité, hélas. Ses absences et oublis deviennent de plus en plus fréquents, et sa santé physique n’est pas meilleure ; fort heureusement elle peut compter sur l’attention de Ljubica (dite « Ljubi »), l’employée de maison de la famille qui travaille là depuis des décennies. Sonja, la mère des deux sœurs (et donc fille d’Eva) est aussi invitée, même si sa venue est reçue avec ambivalence : elle n’a pas été très présente pour les deux femmes lorsqu’elles étaient encore enfants puis adolescentes, et leurs relations sont pour le moins complexes. A cela encore faut-il ajouter que Lara vient avec son riche petit ami Moritz, et qu’ils ont quelque chose à annoncer…
Dans la maison au toit de chaume, sur la plage, Eva, Sonja, Vivi et Lara vont passer du temps en famille, et se confronter les unes aux autres. Pour ce qui est la première et dernière fois de l’année.

Zeit der Geheimnisse se déroule entièrement à Noël… mais pas seulement à ce Noël en particulier. La réunion de trois générations de femmes provoque une remontée à la surface de nombreux souvenirs, évoquant des Noëls passés. Combinés les uns aux autres, ces Noëls précédents reconstituent l’histoire de cette famille (évoquant à l’occasion une quatrième génération, celle de l’arrière-grand’mère Alma), et la constellation de non-dits qui ont tant contribué à compliquer leurs liens présents. C’est bien pour cela que certains souvenirs sont devenus des secrets.

Et j’aime autant vous prévenir : accrochez-vous. Zeit der Geheimnisse est menée tambour battant, cruellement consciente de n’avoir que 3 épisodes pour vous convaincre de l’importance de ces vies, et de la façon dont elles se sont mêlées au fil des décennies.
Les scènes se précipitent, les flashbacks sont au moins aussi nombreux que les moments présents, les visages se succèdent : il faut tenir bon. Avec quelques épisodes de plus (à l’origine c’étaient 5 épisodes qui étaient prévus par la showrunner Katharina Eyssen, d’ailleurs), Zeit der Geheimnisse aurait eu le temps de vous prendre par la main, de vous délivrer une exposition posée, de vous expliquer qui-est-qui et qui-est-quand et pourquoi-qui-n’était-pas-là-pour-qui, et vous auriez passé un moment tranquille dans une série tendre sur les rapports familiaux, même tendus. Pas de chance, ici on a que 3 épisodes, alors on fait autrement : plusieurs décennies se bousculent à l’écran, les protagonistes sont une fois adulte une fois enfant une fois pas encore née, et on ne va pas vous expliquer sept cent douze ans ce qu’il se passe, parce qu’on n’a tout simplement pas le temps. Vous vous adaptez ou vous laissez tomber, il n’y a rien entre les deux.
Et bien-sûr c’est un petit peu un problème sur certains aspects. Parce que d’une part, un human drama a besoin par essence de temps pour se poser, pour transmettre son humanité, et pour vous laisser vous installer dans son univers. Apprivoiser des personnages est important pour leur porter de l’affection, et donc s’intéresser à ce qu’elles ressentent, alors qu’elles sont plongées dans un tourbillon d’émotions (y compris quand celui-ci est régulièrement parsemé de scènes plus légères, et il y a en effet des passages plutôt drôles, surtout avec Moritz). Parce qu’aussi, Zeit der Geheimnisse possède une timeline longue et riche, dotée de surcroît d’une narration non-linéaire, ce qui admettons-le n’aide pas. Et puis enfin, parce que cette ambiance de Noël si chère à la mini-série en cette saison n’est pas non plus très propice à ce genre de narration turbo : idéalement il faudrait laisser le feu des cheminées crépiter, les sapins clignoter, et les pulls en laine se tricoter, exactement comme le font les émotions après tout… mais non. Tout cela n’est pas très hygge.
Toutefois, il n’y a pas vraiment d’autre solution : en plus de ne durer « que » 3 épisodes, la mini-série a aussi la particularité d’en avoir de très courts (entre 34 et 42 minutes, et je compte dans cette durée un générique de fin très long de surcroît). Alors désolée, mais il va falloir que vous fassiez un effort, vous aussi, à un moment.

Cela ne signifie pas que Zeit der Geheimnisse est ratée. Du tout, en fait. La mini-série est au contraire plutôt maîtrisée, ses excès de vitesse sont réussis (à condition de leur dédier entièrement votre attention) parce que la série possède un excellent focus. Elle va vite, mais elle a un but clair, des intentions affichées, et une idée définie de l’état émotionnel de chacune de ses héroïnes à tout moment de leur vie. Ses contraintes structurelles font qu’elle a quelques points aveugles, c’est sûr ; en revanche ce qu’elle a décidé de raconter, elle le raconte bien.

Zeit der Geheimnisse s’est fixé un objectif, annoncé l’air de rien dés sa réplique d’introduction : ne pas faire de Noël un moment de convivialité superficielle, mais aborder cette fête sous un angle plus « réaliste ». On n’est pas là pour faire du bon sentiment, en tout cas pas exactement.
La mini-série est conçue pour un public bien spécifique (lire : adulte), qui s’apprête à vivre les fêtes de fin d’année comme un rituel un rien angoissant. Retourner dans sa famille, à plus forte raison dans la maison où l’on a grandi, c’est devoir se préparer à accepter à nouveau les excentricités et les travers de chaque proche… que d’ordinaire on tolère mieux grâce à une certaine distance géographique. Mais plus que leur personnalité, ce qui inquiète, c’est l’histoire qu’on a avec eux. On n’imaginerait pas refuser de leur rendre visite, et surtout pas en période de fêtes, mais on redoute quand même de devoir supporter le poids d’une certaine intimité émotionnelle passée. A plus forte raison parce que ces relations familiales ne reposent pas que sur de l’amour pur : les années ont vu s’additionner les petites bisbilles et les différences irréconciliables qu’on ne veut plus mettre sur le tapis, mais qu’on n’a jamais oubliées.
Dans Zeit der Geheimnisse, les fameux « secrets » sont généralement de ceux qu’on ne veut pas ressasser devant les autres (pour la paix des familles), mais qu’on n’a jamais totalement digérés et donc, qu’on ne peut s’empêcher de raviver à l’occasion des réunions familiales. Reviennent alors au galop toutes les choses qu’on ne s’est pas dites, les choses qu’on s’est dites mais mal, les choses qu’on veut enfin dire en ayant peur des conséquences… ou pire, qu’il n’y en ait pas. Si à tout cela on ajoute la présence obsédante des absents, et qu’on inclut dans l’équation l’envie brûlante de prouver à nos proches qu’on a fait quelque chose de valable de sa vie depuis la dernière fois qu’on s’est vus, tout en prétendant revenir à une unité familiale qui magiquement n’aurait pas été transformée par les évolutions individuelles… bah, rien d’étonnant à ce que les fêtes de fin d’année ne soient pas une sinécure.
Quelle est l’alternative, faire semblant de rien ? Parfois, même essayer de faire semblant ne change rien au résultat.

Cette combinaison explosive d’éléments fait que Zeit der Geheimnisse (au moins pour autant que je puisse en juger au vu de ma propre histoire familiale) met vraiment le doigt sur quelque chose de fort. Et ce, quand bien même chacun considérera ou non lesdits secrets de la mini-série comme dignes d’intérêt et/ou réellement surprenants. J’avoue que la conclusion n’a pas parfaitement répondu à mes questions sur l’histoire de cette famille et ses tensions invisibles (j’ai trouvé le personnage de Lara sous-exploité, notamment, et je ne comprends toujours pas la réaction de Ljubi vis-à-vis d’un personnage masculin mineur). En revanche, j’apprécie la démarche globale de la mini-série… ainsi que le sort d’un personnage en particulier, qui s’est montré plutôt cathartique pour moi.
Pour les fêtes, beaucoup d’entre nous vont vivre cette angoisse annuelle une fois de plus, et se rendre, avec un mélange de joie viscérale et de boule au ventre, à des repas de famille où seront répétés beaucoup de non-dits. Ceux-là apprécieront sûrement Zeit der Geheimnisse plus que les amateurs de secrets juteux.

Et donc ça c’est le moment où j’aurais fini ma review… si, en faisant une relecture pendant que la série tournait à nouveau en fond sonore à côté de moi, je n’avais pas jeté un œil à mon second écran, et repéré ceci au début de l’épisode 2 :

Hm.
« C’est étrange« , me suis-je dit, « ce titre me dit quelque chose. Je l’ai entendu quelque part, mais je sais pas où. Ptet que c’est juste le nom d’un bouquin« . Entre nous soit dit, un titre bateau comme ça, aucune chance que ça m’ait marquée. Alors j’ai repris mon moteur de recherche et j’ai tapé avec mes petits doigts « Días de Navidad Pau Freixas« , et forcément ça m’est donc revenu : c’est une série de Netflix ! Une série espagnole de Netflix ! UNE SÉRIE ESPAGNOLE DE NETFLIX QUI NE SORT QUE DANS UNE SEMAINE.

Bah mon cochon. Faut vraiment avoir aucune estime envers son propre catalogue de séries pour lancer l’adaptation avant l’originale, à une semaine près. Alors me voilà avec ma review sur les bras et tout d’un coup je suis furibarde, parce que je n’ai aucun élément sur lequel m’adosser. D’autant que je n’ai pas trouvé d’explication dans quelque article que ce soit sur Zeit der Geheimnisse (même les interviews en allemand de Katharina Eyssen sont muettes à ce sujet), c’est balancé comme ça dans le calendrier de sorties, sans un mot, sans une clé, sans une explication. Quel sens ça a de faire ça ? Vous n’allez quand même pas me raconter que pendant une semaine, Días de Navidad sera encore en post… et que donc la sortie ne pouvait pas se faire en simultané. Est-ce que Netflix part du principe que personne n’aura la curiosité de faire le lien entre les deux séries, alors que ce lien est indiqué à même le générique ? Et moins encore de vouloir les comparer ? Est-ce que Netflix considère que, par exemple parce qu’elles sont en deux langues différentes, les deux séries sont interchangeables ? Franchement faut m’expliquer la logique. J’ai en tête aucun autre exemple d’un diffuseur faisant un truc similaire. Si je passe une heure de plus à faire des recherches, est-ce que je vais découvrir une version philippine dans la foulée ?! Je m’attends à tout.
Alors bon, dit-elle en faisant craquer son cou. J’aurais pu reporter ma review, attendre que Días de Navidad sorte vendredi, regarder, examiner, comparer (d’autant que la série espagnole porte sur une famille de 4 sœurs, et ses épisodes étant thématiques, elle semble narrativement moins éparse que la série allemande, donc il y aura sûrement des différences importantes). Puis, une fois ceci fait, publier. Mais si j’avais suivi ce plan, j’aurais eu l’impression de passer sous silence (ou au moins d’atténuer) ce calendrier de sorties absurde, et cette décision dont la raison n’apparaît nulle part où je puisse la trouver. En plus pardon, mais moi aussi j’ai un calendrier de sorties, pis le mien on s’excuse hein mais j’essaie de faire en sorte qu’il soit cohérent. Je voulais parler de séries de fin d’année comme toujours au 1er décembre, je parle de séries de fin d’année le 1er décembre, et c’est marre. Pis c’est même pas un problème de reviews, de toute façon.

C’est juste que c’est typiquement le genre de choses qui me hérisse le poil par rapport à Netflix (et la SVOD en général). A un moment, derrière beaucoup de choses, il y a des détails non primordiaux, mais qui dressent un tableau vraiment pas élégant de la façon dont sont considérées les séries originales, les séries dans leur ensemble, et avec elles, le public de ces séries. Donc les abonnés. Donc vous, là, oui, voilà. C’est en soi pas grave que deux séries issues de la même idée sortent à une semaine d’écart, et qu’en plus elles le fassent « dans le désordre ». La majorité des gens ne vont pas s’en apercevoir, et ceux qui, par miracle, vont le faire, s’en tamponneront le coquillard. Mais… tout justement, c’est ça le problème à mes yeux. Cette façon d’abaisser constamment notre degré d’exigence en tant que consommateurs. Prenez les séries qu’on vous donne, quand on vous les donne, et surtout ne cherchez pas plus loin.
Je suis peut-être seule dans mon coin à m’ulcérer de ce type de pratiques, mais c’est pas pour autant que j’ai l’intention de mettre de l’eau dans mon vin de Noël.

par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Mila ♥ dit :

    « La mini-série est conçue pour un public bien spécifique (lire : adulte), qui s’apprête à vivre les fêtes de fin d’année comme un rituel un rien angoissant. Retourner dans sa famille, à plus forte raison dans la maison où l’on a grandi, c’est devoir se préparer à accepter à nouveau les excentricités et les travers de chaque proche… que d’ordinaire on tolère mieux grâce à une certaine distance géographique.  »

    Comme on dirait sur twitter: I feel attacked ;A;
    Je regarde Noël venir avec une angoisse grandissante, effectivement. Grosse boule au ventre. D’autant que je les ai déjà beaucoup tous vus cette année. Du coup, je suis certaine qu’en effet, cet aspect de la série résonnerait avec moi.

    Et c’est ouf cette histoire d’adaptation qui sort avant l’original oO
    Ca n’a pas de sens ?!

    En tous cas, je te remercie pour cet article, et pour ta lecture ♥. Il m’est arrivé d’utiliser la lecture audio automatique proposée par firefox mais c’est plus robotique et pas aussi agréable, je préfère largement t’écouter toi ♥

  2. Tiadeets dit :

    Je ne sais pas si j’ai la tête à regarder une série de Noël, même s’il faudrait que je me remette doucement à bosser mon allemand. Le coup des deux séries basées l’une sur l’autre qui sorte à une semaine d’intervalle sur la même plateforme par les mêmes producteurs, ça me fout un peu sur le cul. Pourquoi faire ça la même année ? Enfin, je veux dire pour les films de Noël, on en a un par an qui se suivent, et ça passe bien.

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