Careful what you eat for

7 août 2021 à 23:48

Cette année, la jeune plateforme sud-coréenne TVING s’est lancée dans la production de séries originales. Dans le domaine de la SVOD, c’est devenu monnaie courante, certes ; malgré tout, c’est toujours un peu excitant de voir quelles orientations ces compagnies prennent lorsqu’elles décident d’investir de la sorte. Quel genre de série va-t-on y trouver, maintenant qu’elles choisissent le ton et le contenu de celles-ci ?
Manyeosikdangeuro Oseyo, qui a démarré le mois dernier, est la 3e de ses fictions originales, et celle dont le pitch m’attirait le plus. Il va y être question de sorcellerie et de nourriture, que peut-on espérer de plus ?!

Manyeosikdangeuro Oseyo (ou The Witch’s Diner de son titre anglophone) se présentait en effet sous une description simple : une sorcière est capable de réaliser tous vos vœux, et tout ce que vous avez à faire, c’est manger le plat magique qu’elle vous prépare… et, bien-sûr, accepter le prix. Lire ce résumé a eu sur moi un effet immédiat, celui de me mettre en chasse du premier épisode, parce que cela ressemble à deux de mes ingrédients favoris en matière de fiction : une « série d’appétit » et une fiction high concept. A ceci près que ces ingrédients, on les trouve d’ordinaire séparément… et plutôt dans des séries japonaises, et ici, on est sur une plateforme coréenne. Alors à quoi s’attendre ?

L’épisode inaugural commence alors que notre fameuse sorcière cuisine un plat depuis sa cuisine, dans un manoir privé, pour un client dont on apprendra quelques minutes plus tard qu’il est voué à être son tout dernier. Après lui avoir concocté un étrange dessert à base de foie et je ne sais quoi d’autre (je préfère ne pas tout-à-fait savoir), elle lui rappelle, entre autres pour notre bénéfice, qu’une fois le plat mangé, l’homme obtiendra ce qu’il veut, à condition bien-sûr d’accepter le prix de son choix. Elle glisse opportunément une remarque au sujet des yeux de son client, mais celui-ci, désespéré, n’en tient pas vraiment compte et dévore bientôt le dessert, obsédé par son souhait : gagner à la loterie et sortir sa famille de la pauvreté afin de restaurer son honneur (écoutez, bon, on parlera virilité toxique une autre fois). Peu de temps après, il découvre ébahi qu’il a les chiffres dans l’ordre, et… perd la vue quelques minutes plus tard.
Vous avez compris le système : plat glauque, pacte avec la sorcière, vœu exaucé, karma. Comme exposition des règles, on ne fait pas plus efficace.

Là où ça devient intéressant c’est que, peu après cette exposition des mécanismes de la série… Manyeosikdangeuro Oseyo s’avère profondément feuilletonnante. C’est une sacrée surprise, et une bonne en ce qui me concerne.
L’épisode opère ainsi un virage à 90° et décide de suivre deux autres personnages : Jin Jung, une jeune femme qui vit probablement l’un des pires jours de sa vie, et Gil Yong Lee, un adolescent qui reprend les cours après avoir dû interrompre son sport-études après une blessure.

Toutes les deux semblent passer par un moment pivot de leur vie. Jin, qui ne supporte pas le boulot ingrat qu’elle doit faire pour un patron maltraitant, se retrouve du jour au lendemain mise à la porte, et dans les heures qui suivent son petit-ami la quitte (classe, grande classe). Quant à Gil Yong, il essaie de reprendre les cours dans un nouvel établissement, où il retrouve un ami d’enfance devenu très distant. Il existe un lien très ténu entre ces deux protagonistes : la meilleure amie de Jin est professeure dans le lycée de Gil Yong, et Jin fréquente également une supérette où Gil Yong tient un emploi à temps partiel. Mais ce n’est pas vraiment important.
Ce qui est important, c’est que pour toutes les deux, les galères semblent s’accumuler. En fait plus elles s’accumulent, plus nos héroïnes essaient de bien faire, et plus les choses empirent.
Pour Jin en particulier, les ennuis culminent lorsque sa mère la convainc de reprendre le restaurant tenu par une connaissance, et qui ne désemplit pas. Pour la somme d’une poignée de millions de won, elles deviennent ainsi leurs propres patronnes, et pendant quelques jours, les choses vont bien… jusqu’à ce que la connaissance qui leur a vendu l’établissement ouvre un restaurant concurrent sur le trottoir d’en face. Couvertes de dettes et avec un restaurant vide, Jin et sa mère sont aux abois. Ce qui forcément est le moment idéal pour que la sorcière se ramène et fasse une offre impossible à refuser.

L’épisode inaugural de Manyeosikdangeuro Oseyo met tout cela en place, détaille ses personnages, expose leurs difficultés et leur ressenti vis-à-vis de ces difficultés, tisse lentement une toile qui s’oriente bien plus vers le drama que le fantastique. On en apprend, comparativement, assez peu sur la sorcière, mais suffisamment pour apporter un peu de complexité à ce tableau déjà très précis. Et puis, bien-sûr, vient le moment où la sorcière offre de reprendre le restaurant de Jin et sa mère, en échange d’un vœu (la série et/ou les sous-titres n’étaient pas clairs : le restaurant est-il le prix de ce vœu, ou Jin devra-t-elle payer un prix supplémentaire ? on verra bien). Jin va-t-elle accepter ? Et surtout, parce qu’on se doute un peu, que va-t-elle demander ?

Ce qui est doublement intéressant c’est que, parce que la série a mis en place ses angles dramatiques avec autant d’application, on a tout de suite des questions très intéressantes qui se posent au-delà de ce simple suspense.
Comme dans The Booth at the End (…si vous n’avez pas cette référence, remédiez-y rapidement), Manyeosikdangeuro Oseyo veut établir que tout dans la vie est une question de choix, conscient ou non ; et que tout choix a un prix. Toutefois il ne s’agit pas simplement d’établir un équilibre entre le coût et le bénéfice, mais bien d’interroger ce que moralement le vœu (et le prix que nous acceptons pour lui) représente. Toute l’oeuvre de la sorcière consiste à forcer ces choix à être conscients ; les deux passages pendant lesquels ce premier épisode met en scène sa cuisine magique montrent bien son insistance sur la volonté de ses clientes : elles doivent faire la démarche de couper leur plat, de porter une bouchée vers les lèvres, de mâcher intensément… il est interdit de déguster ces mets par pure gourmandise ou dans la précipitation. D’ailleurs parlons-en un instant, de ces plats : il y a clairement des gens qui ont vu Hannibal au sein de la production de Manyeosikdangeuro Oseyo ! La place dans la confection et la présentation des plats de la viande, des abats, du sang, ne laisse aucun doute (le fait que la sorcière cuisine des plats occidentaux semble symbolique, aussi).


Derrière cela, il y a aussi un autre thème qui se dessine : Jin comme Gil Yong se voient comme de « bonnes » personnes, et essaient de prendre des décisions justes… pour généralement découvrir que « trop bonne, trop conne ». Jin, en particulier, tient ces propos explicitement à deux reprises, une fois en voix-off et une autre fois de vive voix : elle a essayé d’être une bonne personne, elle a tout fait comme il fallait, et résultat elle n’a récolté que souffrance et humiliation.  Je trouve ce propos d’autant plus intéressant que, pour le moment au moins, il va à l’encontre d’à peu près toutes les séries asiatiques de la création, qui ont tendance à dépeindre la noblesse de caractère comme nécessaire, même voire surtout quand elle conduit à la tragédie. Les protagonistes de la quasi-totalité des séries subissent le pire et tout de même choisissent de prendre « the high road« , et que c’est cela qui les rend méritantes d’un happy ending.
Or là, de toute évidence, décider de faire exaucer un vœu représente l’exact inverse : refuser la souffrance et faire le choix, quel qu’en soit le prix, d’obtenir gain de cause. A ce stade il est encore trop tôt pour dire ce que Manyeosikdangeuro Oseyo fera de cet axe, d’autant que sur la fin de l’épisode, la sorcière apporte une nuance précieuse à cette impression de « j’ai été gentille et tout le monde me marche dessus ! » entretenue par Jin. Mais c’est précisément ce qui attise ma curiosité quant à la suite de la série.

Vous l’aurez compris, Manyeosikdangeuro Oseyo réussit son entrée en matière.
Même si la série n’a pas l’air d’avoir été tournée avec un énorme budget, elle fait l’effort d’aborder des questions intéressantes avec une réalisation soignée, une distribution plutôt solide, et quelques intéressantes pistes de réflexion. Je suis en outre intéressée par le fait que les protagonistes, du fait de leur différence d’âge, de préoccupation, et de statut, interagissent pour le moment sans tomber dans les clichés de la romcom (…on verra bien si ça dure, en fait j’espère que ça dure !).
Une série sud-coréenne sans romance !? Ok bah il suffisait de commencer par là : vendu !


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. tiadeets dit :

    Une série coréenne sans romance ? Serait-ce possible ?

    • Mila dit :

      Je dirais même que cela devient de plus courant, à vrai dire^^ Il y a encore beaucoup de romances, bien sûr, mais j’ai l’impression de voir plus de Kdramas qui s’en passent (The Fiery Priest, Kingdom, Signal, Search, Mouse, Taxi Driver, The Uncanny counter, My Mister, Hot Stove League, Navillera, SKY Castle, Chief Kim, etc) ou qui les font passer tellement au second plan qu’elles existent à peine (je pense par exemple à LIFE où les deux personnages principaux ont bien une petite romance chacun mais ça occupe si peu de temps d’écran et c’est si peu développé qu’on pourrait difficilement qualifier le drama de romantique).

      Les Kdramas aiment toujours leurs romances (ce qui perso m’arrange bien vu que j’adore cela^^) donc je dirais pas que le « no romance » est devenu la règle du tout, mais je pense que (et je me demande si ça vient en partie de l’arrivée de Netflix dans le game ?) c’est devenu bien moins étonnant à présent 🙂

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