Feu sacré

3 juillet 2022 à 20:36

Il existe une règle universelle : quel que soit l’endroit de la planète où elle est produite, toute série sur un restaurant doit se dérouler dans un restaurant risquant la fermeture. Une série dans un restaurant qui n’est pas au bord du précipice, ça n’existe pas. Généralement, ce sont les finances, le problème ; après tout, plus de la moitié des restaurants ferment leur porte dans l’année qui suit leur ouverture. The Bear ne fait pas exception.

Trigger warning : suicide, dépression/burnout.

Vous et moi, on se pratique depuis un bout de temps déjà (et, sinon, bonjour aux nouvelles lectrices), aussi vous n’allez pas vraiment être surprise d’apprendre que j’ai une affection particulière pour les séries se déroulant dans le milieu gastronomique, rapport au fait qu’une série parlant de bouffe est supérieure par nature à toute autre. Il était donc évident que j’allais regarder The Bear à un moment ou à un autre. Et ce moment, c’était il y a quelques jours, après avoir été très intriguée par le buzz extrêmement positif autour de cette série et notamment son 7e épisode. Maintenant que je l’ai vu, je comprends pourquoi il est spécial ; toutefois, pour être honnête, c’est cette première saison toute entière qui l’est à mes yeux. En tout cas, la série mérite la réputation qui lui est faite.

Alors reprenons : The Bear, c’est l’histoire de Carmen Berzatto (surnommé « Carmy » par la plupart des personnes qui le connaissent), un chef talentueux qui a travaillé dans quelques unes des meilleures cuisines au monde et a remporté de prestigieuses récompenses… mais qui a récemment pris la tête du Beef, un deli de quelques tables seulement dans un quartier pourri de Chicago. La spécialité, au menu du Beef, ce sont des sandwiches italiens au bœuf, pas vraiment de la haute gastronomie ; et la clientèle est à l’avenant. Comment en est-il arrivé là ?
En réalité, The Beef est une affaire familiale : ouvert par son père, repris ensuite par son frère Michael (ou « Mikey »), le petit resto miteux lui revient désormais. Carmy en a hérité après le suicide, voilà quelques mois à peine, de son frère aîné. Leur sœur Natalie (dite « Sugar ») est également co-propriétaire, bien que n’ayant aucun lien avec le monde culinaire ; elle assume donc uniquement un rôle financier dans les affaires de l’établissement. Or, celles-ci sont au plus mal : The Beef est au bord de la faillite chaque jour ou presque. Il semblerait que Mikey ne gérait pas très bien les comptes du restaurant, voire pas du tout. Il avait en outre contracté une dette de plusieurs centaines de milliers de dollars auprès de leur oncle Cicero, qu’il faut maintenant rembourser. Etant donné qu’il était un addict, ce n’est pas entièrement étonnant, mais ça ne fait qu’ajouter à la pression pesant sur les épaules de Carmy.

Celui-ci a repris le restaurant tel quel ; c’est-à-dire qu’il a conservé l’équipe qui travaillait là depuis des années, parfois des décennies : Tina, une femme d’âge mûr entêtée et râleuse ; Ebra, un vieux cuistot qui a l’oeil sur tout ; Marcus, le jeune préposé au pain. Il faut aussi compter sur la présence du « cousin » Richie, l’ami d’enfance de Mikey qui travaille en caisse, et qui est hostile depuis le départ à la présence de Carmy à la tête de l’entreprise. Dans le premier épisode, ce dernier embauche également une nouvelle recrue, Sydney, pour lui servir de stage (une sorte de commis) puis de sous-cheffe.
C’est le premier d’une série de changements que Carmy tente d’implémenter au Beef. « Tente » est ici le maître-mot, car malheureusement pour lui, les employées sont extrêmement réfractaires au changement (toutes se réfèrent au « système » implémenté par Mikey, qui en réalité est un joyeux chaos). C’est en particulier vrai de Richie, qui n’a que du mépris pour le parcours de Carmy, qu’il voit comme snob et peu adapté aux réalités du Beef. Les deux hommes s’opposeront à plusieurs reprises autour de l’orientation à donner au commerce : honorer les traditions du Beef et compter sur sa longue histoire pour durer, ou le moderniser pour le faire entrer dans une période de stabilité ?

Dans les grandes lignes, c’est ça, l’histoire de The Bear. Sur le papier ça paraît simple, et en un sens, de façon assez déconcertante, ça l’est : The Bear n’a pas vraiment envie de se lancer dans des intrigues parallèles, ne pose pas franchement de questions énigmatiques, et ne s’intéresse que très modérément au monde hors des murs du restaurant. Les scènes de cuisine y sont nombreuses, détaillant le quotidien des fourneaux avec minutie, passant de longues minutes à regarder les gestes de chacune des employées pendant les longues heures de préparation avant l’ouverture de la caisse (le fameux épisode 7 s’inscrit dans ce choix).
Pourtant The Bear est fascinante. Non pas parce qu’elle montre des professionnelles qui cuisinent (et qui s’entredéchirent sur ce qu’elles cuisinent, et comment il faut le cuisiner) pendant des heures et que c’est mon telephagic kink, mais parce qu’elle a décidé d’utiliser cet angle, avec beaucoup d’insistance, pour étudier la vie intérieure de ses personnages. Cela dit, c’est aussi mon telephagic kink.

C’est à un point tel, que j’ai du mal avec les classifications de la plupart des sites de référence. Reprenant potentiellement la classification de Hulu, IMDb prétend que c’est une comédie, ce qui m’est absolument impensable. Même chose pour Deadline qui utilise ce terme dans ses news depuis la commande de la série, donc probablement en se basant sur les communiqués de FX. Wikipedia consent à un « comedy-drama« , terme qui en général est employé par le site plutôt que « dramedy« , mais pointant vers la même chose.
Pour moi ça n’a absolument aucun sens. Oui, les épisodes de The Bear durent environ une demi-heure, mais une durée n’est pas un genre. The Bear est si intime, si dramatique, si tragique même, qu’il est impossible pour moi d’en parler autrement que comme d’un drama. Un beau human drama, où ce sont les émotions qui priment, et non les rebondissements ou les intrigues soapesques.
Sur la base de ces descriptions, tout me portait en effet à croire que The Bear serait une sorte de version un peu pouilleuse de Kitchen Confidential, dans laquelle un chef torturé essayait de maintenir à flot son prestigieux restaurant, se livrant régulièrement à toutes sortes d’excès. Il y a, certes, des choses un peu extrêmes dans The Bear ; on y crie beaucoup, on en vient aux poings, parfois on donne des somnifères à des enfants par accident, bon. Mais ce n’est pas l’excès qui mène les épisodes de The Bear ; au contraire, la série fait preuve d’une retenue délicate dans ses portraits, explorant la souffrance sincère de Carmy, et surtout, dépeignant la vie d’une cuisine qui vibre de passion, même si celle-ci n’est pas toujours canalisée dans le bon sens.

Derrière les fourneaux du Beef, on trouve des hommes et des femmes qui, en essayant de survivre, en ont oublié d’avoir des exigences. C’est difficile de se pousser à l’amélioration quand on est constamment au bord de l’épuisement, aussi bien physique qu’émotionnel. The Bear s’arrête sur la façon dont chacune a un peu occulté qu’il ne s’agissait pas juste de faire tourner la boutique et vivre jusqu’au prochain service, mais d’essayer de bien faire le boulot, l’arrivée de Carmy venant indirectement mettre ses employées face à leur complaisance vis-à-vis d’elles-mêmes. Carmy a travaillé dans les meilleurs restaurants de la planète, et si c’est l’objet de moqueries de la part de certains comme Richie, cela reste impressionnant quand même, au fond. L’organisation, la propreté, et surtout le degré d’exigence, de ces endroits, lui manque ; c’est une structure réconfortante, malgré tous les abus qu’elle peut aussi engendrer, et implémenter ces changements a quelque chose de rassurant, paradoxalement. Mais pour ses employées, c’est un bouleversement.
Si tout cela semble tellement important, les positions de chacune leur tenant à cœur au point de conduire à des affrontements réguliers en cuisine, ce n’est toutefois pas juste par passion culinaire. C’est plutôt que celle-ci est une forme d’expression, et tout le monde, dans la cuisine du Beef, a des choses à exprimer. Carmy, par exemple, est encore en train d’essayer de composer avec le deuil sourd et incompréhensible qui fait suite au suicide de Mikey ; on comprend également qu’avant de revenir à Chicago, son expérience dans ces fameuses meilleures cuisines du monde, il a fait un sévère burnout, dont il ne s’est pas encore relevé (on peut probablement parler de PTSD dans une certaine mesure ; d’une façon générale The Bear est l’une des rares séries sur le monde de la restauration à critiquer les abus qui sont considérés courants dans la profession). Prendre le contrôle au sein de The Beef, c’est essayer d’adresser le chaos intérieur en même temps qu’honorer la mémoire de son frère, tout en ayant un exutoire, quelque chose dans quoi s’absorber pour oublier la peine. C’est également vrai pour d’autres protagonistes, qui une à une se révèlent passionnées par ce qu’elles font ; elles avaient simplement oublié. Sydney est peu expérimentée, mais elle a travaillé dans des cuisines un peu meilleures que celle-ci ; elle est pleine d’idées pour essayer de transformer The Beef en un établissement à succès, à la fois pour l’endroit et pour elle-même. Son manque de maturité, et dans une certaine mesure, son incapacité à se faire entendre et respecter, sont la cause de frustrations récurrentes, car elle est aussi très consciente de sa valeur. Initialement limité à la préparation du pain des sandwiches, Marcus se découvre une passion pour la pâtisserie ; il passera une bonne partie de la saison à se lancer dans des expérimentations et ainsi améliorer ses capacités, se révélant être un autodidacte talentueux. Même Tina, pourtant convaincue de tout savoir et de tout bien faire, devra concéder qu’elle a des choses à apprendre de collègues plus jeunes… et ainsi ouvrir la porte à des relations plus apaisées, jusque là impensables. The Bear explore leur relation à la cuisine comme une expression de leur relation à tout le reste ; les employées de The Beef sont des artistes avant tout. Des artistes passionnées, du genre de passion qui évince tout le reste. The Bear a même la particularité de refuser à ses personnages des intrigues secondaires qui leur permettraient d’exprimer leurs sentiments hors de la cuisine. Il n’y a par exemple, dans cette première saison, absolument aucune coucherie. Entre aucun personnage. Personne, absolument personne n’est là pour ça ; ça ne semble même effleurer l’esprit de quiconque. Toute émotion passe par les fourneaux, et s’obtient par les fourneaux. Je sais pas si vous vous rendez compte.

Dans cette série, il y a une urgence à ne pas succomber ; ni aux difficultés du quotidien (et elles ne manquent pas), ni aux démons intérieurs. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y est question que de survie ; parce qu’elles ont foi dans ce qu’elles font (ou qu’en tout cas, elles peuvent essayer de la retrouver), les protagonistes de The Bear peuvent aller vers le mieux. S’améliorer soi pour améliorer son sort, malgré tout ce qui nous en empêche. Le feu sacré des fourneaux pour ne pas laisser s’éteindre la flamme, en soi, qui donne faim de plus.
The Bear, c’est l’épuisement, le deuil, la passion, et tout ce qui nous consume. Pour le meilleur.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    « Il existe une règle universelle : quel que soit l’endroit de la planète où elle est produite, toute série sur un restaurant doit se dérouler dans un restaurant risquant la fermeture. » – Alors il y a plusieurs BL qui se déroulent dans des restaurants qui se portent bien. Après c’est souvent concentré sur des cuistots et autres pâtissiers avec le restaurant en fond. (Bon il en a aussi dans les BL avec des restau qui tiennent à peine la route cela dit.)

    C’est rare de voir une série sans romance du tout entre ces personnages. Ça fait du bien à voir et ça montre qu’on peut avoir une série qui parle des gens sans passer par là.

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