Exorcisme générationnel

3 février 2023 à 22:45

« The world’s mad, and normal never fixed anything. »

Telle que vous me voyez, j’ai regardé les 8 épisodes de Lockwood & Co. en l’espace d’environ 12 heures la nuit dernière, et il est devenu plutôt rare qu’une série Netflix me motive à ce genre de choses ! Et heureusement, parce que je ne suis plus toute jeune et les nuits blanches devant une série ne me sont plus aussi faciles que par le passé… Et c’est sans compter les nuits blanches qui se préparent parce que la froussarde que je suis va craindre les cauchemars.
En tout cas, ça justifie totalement que je mette de côté ce dont je voulais parler aujourd’hui, pour vous proposer une review de la première saison.

Dans la réalité de Lockwood & Co., voilà un demi-siècle maintenant que le monde a été bouleversé par l’apparition d’un étrange phénomène, simplement surnommé The Problem. Des fantômes (ou « visitors« , une précaution de vocabulaire dont je n’ai aucune intention de m’embarrasser) ont commencé à apparaître, sauf que leur contact provoque la mort des humaines ! Après une panique mondiale conséquente, et un taux de mortalité terrifiant, il a été découvert que certaines personnes jeunes avaient le don de les percevoir, et très vite le monde s’est adapté. Désormais, des agences forment et emploient des enfants et ados, pour traquer et repousser cette menace… du moins jusqu’à ce que les talents de toutes ces jeunes personnes disparaissent en atteignant l’âge adulte. Les agences obéissent à une régulation stricte, imposée par l’organisme DEPRAC (Department of Psychical Research and Control), qui impose notamment une supervision adulte des activités ; DEPRAC établit également les modalités de destruction des « sources » (les objets auxquels les fantômes restent attachés, et qui leur permettent de revenir parmi les vivantes), ou la classification des menaces (il y a trois types de fantômes, le Type 3 étant le plus dangereux mais aussi le plus rare). Le reste de la population vit dans la peur, notamment en se soumettant à un couvre-feu nocturne strict. Dans le même temps, l’industrie mondiale s’est totalement réorientée : puisque seuls le fer, l’argent et le sel constituent des armes valables contre les fantômes, l’économie s’est focalisée là-dessus, conduisant à une crise technologique et du coup financière (dans le monde de Lockwood & Co., le temps s’est grosso-modo arrêté aux années 70). Les choses vont mal.
C’est dans cette réalité qu’est née Lucy Carlyle, une jeune fille vivant dans une petite ville britannique et qui, dés son plus jeune âge, a fait montre d’un talent particulier, étant capable d’entendre des manifestations fantomatiques mieux que quiconque. Ce talent lui permet d’être recrutée par une agence locale, Jacobs & Co., où elle fait ses classes et rencontre celle qui deviendra sa meilleure amie, Norrie. Les deux adolescentes se promettent de partir pour Londres et intégrer la prestigieuse Fittes Agency que dés que Lucy obtiendra sa certification de niveau 4… ce qui n’arrive jamais. Lors d’une intervention supposément de routine, toute l’équipe de l’agence est confrontée à un Type 3, et massacrée ; seule Lucy et Norrie en réchappent, mais Norrie est « ghost locked » (j’y reviens). Lucy se trouve accusée d’avoir manqué à son devoir de prévenir l’adulte responsable (ce qui n’est évidemment pas le cas), et par cette négligence causé la mort de ses collègues. Devant l’absence de soutien de sa mère, et dégoût pour le système tout entier, elle décide de tout plaquer pour réaliser le rêve qu’elle avait jusque là bâti avec Norrie, tentant sa chance à Londres. Evidemment, elle est rejetée par la Fittes Agency, mais découvre au hasard d’un annonce qu’une agence du nom de Lockwood & Co. recrute… et s’y voit embauchée ! Sauf qu’à sa grande surprise, Lockwood & Co. ne compte que deux employés avant son arrivée : Anthony Lockwood et George Karim, deux adolescents ! L’agence existe donc en-dehors de toute supervision adulte…

Bon, maintenant qu’on parle toutes de la même chose, il me faut vous dire ceci : Lockwood & Co. est beaucoup plus efficace que moi en matière de plantage de décor !
Ses trois premières minutes sont un chef d’oeuvre d’orfèvrerie, posant à la fois le ton de la série et les personnalités de deux des personnages, mais aussi d’instiller l’idée que son univers est complexe, et même de lui donner une dimension émotionnelle en proposant, déjà, un commentaire sur certains thèmes sous-jacents à son intrigue. J’aimerais pouvoir dire que tous les pilotes que je regarde sont capable d’un tel exercice de jonglage ! C’est vraiment de la belle ouvrage : avant la fin de ces 3 minutes, je savais déjà que j’étais sous le charme, quand bien même il me restait encore beaucoup à apprendre et découvrir sur l’univers de la série (chose que le générique, un peu plus tard, a ensuite achevé de me fournir), et ce, alors que je ne connaissais rien des bouquins. Cette intuition s’est confirmée pendant la suite du premier épisode, si bien que, malgré mon côté (notoirement) couard, j’ai su que j’allais immédiatement continuer la série.

Rien n’est plus classique dans la fiction dite « YA » que l’idée que la jeunesse peut ce que les adultes ne peuvent (ou ne veulent) pas faire pour régler les problèmes. Ces positions correspondent à la lente réalisation pour leur public que le monde va mal et que rien, ou si peu, n’est fait pour en corriger la trajectoire. Les adultes, ou toute figure autoritaire d’ailleurs (mais dans le cas présent et beaucoup d’autres, c’est la même chose !), ne font pas ce qui a priori devrait être leur job (c’est-à-dire la mission de protection qu’une enfant attendrait de ses aînées). C’est un rite de passage à l’âge adulte que de réaliser que ni nos parents ni nos gouvernements ne suffisent à nous protéger de la dure réalité ; souvent sans vraiment essayer. Il faut reconnaître que c’est un cliché, mais Lockwood & Co. a réussi à maîtriser ces éléments pour raconter quelque chose sur la déliquescence d’un monde où tout empire. Dans son univers, les puissants (masculin volontaire) s’en sortent aux dépens des plus vulnérables, et c’est vrai pour le monde vivant comme l’au-delà. Les fantômes apparaissent alors comme des victimes, jusque là éliminées par les plus grandes agences (comprendre : silenciées), dont lentement l’agence auto-gérée de Lockwood & Co. va réaliser qu’il y a une autre façon de procéder… en corrigeant une injustice passée. Il y aurait donc d’autres moyens que détruire pour apporter un peu de calme dans un monde tourmenté, mais il est bien difficile de changer la donne quand, par ailleurs, on n’est jamais pris au sérieux par les autorités.
Et comment le serait-on ? L’exploitation des jeunes dotées de talent par des agences sans scrupules (…et certains parents, comme démontré par la mère de Lucy) jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à en tirer, n’aide pas à être considérée. Lockwood & Co. a, au fil de son aventure, la finesse d’explorer les questionnements sur l’avenir quant on a grandi dans un tel mépris : pour ces jeunes talentueuses formées dés leur plus jeune âge à affronter le pire, à quoi ressemble l’avenir ? Quand on a connu l’exploitation, la violence, le traumatisme, quel genre d’adulte peut-on devenir ? Dans la mythologie de la série, il y a qui plus est un spectre (ha !) supplémentaire qui plane au-dessus des têtes de tout le monde : si seules les personnes jeunes ont les capacités nécessaires pour voir les fantômes et les combattre, alors inexorablement, cela leur donne une obsolescence programmée. Au fil des épisodes, le sort de plusieurs anciennes agentes est ainsi révélé, parfois comme une anecdote certes, mais toujours imposant un compte à rebours ineluctable. Il y a les jeunes mortes, bien-sûr, et leur nombre est conséquent ; celles qui sur leur lieu de travail sont « ghost locked » (c’est-à-dire plongées dans un coma surnaturel par un esprit trop puissant) et généralement ont peu d’espoirs de rémission, celles qui obtiennent des jobs satellite de l’industrie (généralement pour une paie minimale), celles qui tentent de gagner leur vie de façon illégale (chasseuses de reliques, notamment)… Ce n’est jamais vraiment reluisant. Et même sans ça, encore faudrait-il échapper indemne à ce que l’on a vu pendant des années formatrices. Qu’adviendra-t-il de nous quand le monde nous aura usées ?
Du coup, suivre les règles semble dérisoire, et écouter les personnes qui en décident (les adultes, donc) totalement inconcevable. Une grande partie du discours de Lockwood & Co. mêle rejet et dégoût (et à l’occasion, pitié). « Screw the rules. They bend the rules all the time, why shouldn’t we ? I mean, why can’t we change the rules ?« , s’exclamera un personnage ulcéré. Le constat sombre sur l’état du monde d’une fiction comme Lockwood & Co. s’accompagne, et c’est heureux, d’une envie de se battre contre les fantômes mais aussi contre un système qui doit impérativement changer. Ce qui commence par embrasser pleinement de vivre en-dehors de la normalité… mais aussi en explorant le mystère fondateur qui explique comment les choses en sont arrivées là, 50 ans plus tôt ; d’où la mythologie de la série, que la seconde partie de la saison va explorer plus en profondeur.

Bien que les romans soient antérieurs, tout cela fait de Lockwood & Co. une parfaite série de l’ère COVID : « I had this friend who was convinced none of it made sense. How it started, how it spread, how it only seems to get worse, not better, no matter what we do« . Plus largement, elle a parfaitement saisi les enjeux métaphoriques d’une série destinée à un public Gen Z, qu’elle sait mettre en évidence tout en s’intéressant à des fantômes, et en multipliant les mystères et les scènes d’action (qui sont, par ailleurs, efficaces et plutôt bien troussées).
Je sors d’une intégrale de The Good Place qui a duré très exactement 4 jours : tout ce que j’allais regarder ensuite était voué à sembler peu intelligent. Après ça, le premier épisode de The Ark m’a donné l’impression que me trépaner serait l’équivalent d’un ticket d’entrée pour Mensa, mais quelques heures plus tard à peine, Lockwood & Co. me sort déjà du marasme. Est-ce que c’est la meilleure série de tous les temps ? Non. Faut pas pousser. Il y a quelques inévitables clichés, beaucoup trop de personnages masculins (même Lucy est à l’occasion reléguée au second plan), et la série est, résolument, bâtie comme si une deuxième saison lui était acquise, ce qui, bon, par les temps qui courent m’irrite plus qu’autre chose. Mais pour son genre ? Pour son diffuseur ? Pour sa durée ? Elle fait du beau boulot, est à la fois divertissante et fine, et en prime sa distribution tient vraiment bien la route !
Alors, ça vaut bien quelques insomnies.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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