Accountability

3 mars 2023 à 23:43

La semaine a été longue et froide, et on a toutes bien besoin de se détendre. Forcément, une série semble être une bonne idée pour cela. Quelque chose de sympa. Quelque chose de léger. Quelque chose sans prise de tête.

Ou alors, oui, effectivement, on pourrait aller dans une toute autre direction, et parler du premier épisode de la série québécoise L’Empereur, lancée en janvier dernier.

L’intrigue de L’Empereur suit Manuela, une jeune femme qui en 2005 se fait embaucher comme standardiste dans une agence de pub québécoise. Elle est pleine d’énergie et d’enthousiasme, et se fait bien vite une place sur son nouveau lieu de travail, aidée notamment par Edith, la secrétaire du patron Antoine. Entre autres, elle se lie d’amitié avec Christian, un jeune créatif de la boîte qui semble avoir des idées peu conventionnelles ; leur relation de travail est joyeuse et détendue. Christian, qui cherche à s’imposer dans le boys’ club de la boîte où ses idées ne sont pas forcément bien reçues, semble apprécier son soutien.
L’intrigue de L’Empereur suit aussi Manuela, une femme qui en 2015 travaille pour Christian, et organise, notamment, la soirée de lancement pour la maison d’accueil qu’il inaugure à destination d’enfants malades et de leur famille. Ce soir-là, il faut que tout soit parfait, car c’est un moment important pour Christian, aussi Manuela est-elle attentive au moindre détail. Et notamment, dans les toilettes, elle a remarqué qu’une des serveuses semblait perturbée et échevelée. Vu que l’un des conseillers municipaux invités à la soirée a, disons, une réputation (et qu’il est passablement saoul ce soir-là), Manuela décide d’en avertir Audrey, sœur et bras droit de Christian ; mais il est déjà trop tard, et la serveuse a quitté les lieux.

Parce que c’était quasiment la toute première scène de la série, nous savons, en revanche, que la serveuse, qui répond au nom de Marilou, a été violée juste avant que la soirée ne commence. Nous ne savons pas par qui ; pas exactement. Mais l’on devine.
On devine que le conseiller municipal aviné n’est (…pour cette fois) pas coupable. On devine parce que, en réalité, juste avant de la voir sortir, bouleversée, d’une chambre de la maison d’accueil, on a vu une autre scène. Celle qui ouvre, réellement, L’Empereur, et qui nous montre Manuela, en 2015 (quelques mois après la soirée, précise même la série), pousser les portes d’un commissariat et porter plainte pour viol. Elle aussi.
Et d’ailleurs la fin de l’épisode vient confirmer cette suspicion, quand Christian et Manuela se trouvent ensemble dans l’appartement de celle-ci (sous un faux prétexte), et que Manuela tente, malgré l’alcool, de repousser les avances de son collègue.

L’intention de L’Empereur ne fait, donc, pas beaucoup de mystère : il s’agit vraisemblablement de raconter comment Christian s’en est pris à plusieurs femmes au cours de sa vie, mais sans que ce soit perçu de la même manière. La série semble vouloir dire : ce genre de type ne s’est jamais vraiment inquiété de ses actions, et dans une certaine mesure, les femmes autour de lui, même celles qui en ont souffert, n’ont pas dénoncé quoi que ce soit. Et puis… et puis #MeToo. Enfin, pas exactement, parce que les deux époques pendant lesquelles l’intrigue se déroule pour le moment sont avant #MeToo, mais vous voyez l’idée : les mentalités ont évolué, et Christian est mis face à ses actes. Sauf que maintenant on prend ça au sérieux, mais c’est trop tard, il a déjà fait beaucoup de casse. Pendant qu’il n’était confronté à aucune conséquence, il a pu continuer sa vie, dans l’intervalle : sa carrière, sa famille, son influence.
La tagline de la série (« La construction d’un agresseur », qui s’affiche sur un sobre fond noir en fin d’épisode, pendant que Manuela essaie timidement de convaincre Christian que ses avances sont une mauvaise idée) semble confirmer cette thèse. Mais j’avoue que je ne sais pas quoi en penser. S’agira-t-il de détailler l’impunité dont Christian a bénéficié au fil des années, de par la tolérance ambiante, le boys’ club de son milieu, sa frimousse charmeuse, son milieu socio-professionnel, et son statut d’homme respectable au sein de celui-ci ? Peut-être, mais à quelles fins ? Le premier épisode est pour le moment mutique là-dessus, d’autant qu’on ne peut pas dire que les consciences aient beaucoup évolué entre 2005 et 2015.
Dans le fond, ai-je vraiment envie de regarder une série là-dessus ? Une série qui, une fois de plus, recentre la question sur l’agresseur, ou, au mieux, sur la société qui l’autorise plus ou moins directement à agresser. Est-ce vraiment une série pour moi, ou plutôt une série faite pour d’hypothétiques spectateurs masculins qui n’auraient pas encore compris ce qui s’est dit ces dernières années sur les mythes sur le viol, le consentement ou le continuum des violences sexistes, mais qui magiquement auraient une épiphanie devant L’Empereur ? C’est-à-dire que les femmes qui ont subi des violences (…souvent bien avant #MeToo) n’y apprennent pas grand’chose de nouveau, pour le moment.

J’avoue aussi que j’ai été plus que refroidie, pendant mes lectures, en apprenant que le rôle de l’agresseur était tenu par un acteur dont la compagne… a fait l’objet de dénonciations dans le cadre de #MoiAussi. Elle s’est depuis retirée de la vie publique. Evidemment la culpabilité n’est pas contagieuse, mais enfin, j’avoue que pour une série qui se targue abondamment de sa démarche d’utilité publique, ça ne fait que brouiller un peu plus le message.
A vous de voir si regarder une nouvelle série sur les violences sexuelles faites aux femmes est vraiment nécessaire dans ce contexte.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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